LE MOUVEMENT MADI PLUS PRÉSENT QUE JAMAIS
Le présent, c’est le bonheur qu’éprouvent les visiteurs de l’exposition « Conscience Polygonale, de carMelo ArDen quIn à MADI contemporain » au Centre International d’Art Contemporain de Carros – nombreux sont ceux qui en témoignent - et aussi le bonheur des enfants à jouer librement avec des formes et des couleurs sous les auspices de MADI, et l’invitation de Christine Enet Lopez, chargée des publics du CIAC, qui déclare. : « Avec les œuvres MADI, susciter la curiosité chez les enfants devient presque un jeu…d’enfants. Au fil d’un parcours dans les espaces d’exposition se précisent les questionnements, l’envie d’aller plus loin, de prendre plaisir à s’exprimer avec un vocabulaire spécifique et à expérimenter des gestes plastiques à partir de formes géométriques… Superposer, juxtaposer, entrelacer, interpénétrer, suspendre, arrondir, créer des pleins mais surtout des vides, plier, se saisir des matités et des transparences, des couleurs vives et des tons rompus, créer du relief… En quelques mots : jouer et vivre une exposition ! »
Il se trouve que le « ludisme » fut l’une des visées du Mouvement MADI dès 1946, date de sa création officielle, et que, dans un clip illustrant cet article, Volf Roitman, l’un des refondateurs de MADI à Paris début des années 50, insiste énormément sur cette dimension du JEU. MADI fut hébergé quelques années au Centre Culturel de l’Arsenal, Cité des Géométries, àe Maubeuge, sous la direction de Michaël Picoron qui tint une belle chronique des événements MADI dans des « Newsletter Madi-Maubeuge ». Et celle de juillet-août 2007 fait mention d’un travail d’enfants autour de la Collection MADI de l’Arsenal.
MADI Á L’ÉCOLE
Le texte de la « Newsletter » dit : « Lors des deux expositions Madi d’octobre 2006 et de mai 2007 à Maubeuge, des enfants ont pu bénéficier d’un accompagnement dans leurs visites et dans la réalisation d’objets Madi. Au sein de quelques établissements scolaires, le travail a été prolongé en classe, notamment à l’école maternelle Jean Mabuse de Maubeuge en section grande maternelle (enfants de 6 ans). Les travaux réalisés en classe ont été exposé lors de la traditionnelle visite de fin d’année. Un grand merci à leur instituteur Monsieur Frut et à Madame Vannieuwenhuyze, Directrice de l’école, pour l’intérêt dont ils font preuve à l’égard du mouvement, ainsi qu’à leur travail de sensibilisation des plus jeunes à l’art moderne et contemporain. Les enfants inscrits aux ateliers de pratiques artistiques « d’idem+arts » se sont égale¬ment exprimés, en réalisant une série d’objets Madi autour de l’exposition « Noir & blanc ». Toutes ces réalisations seront présentées au public lors de l’exposition des travaux de l’atelier du 28 juin au 12 juillet 2007. Vernissage le mercredi 27 juin à partir de 17h au Centre Culturel de l’Arsenal Maubeuge. La relève est donc assurée grâce à ces artistes en herbe ».
L’article est suivi d’un extrait du Manifeste MADI lu par Carmelo Arden Quin à l’Institut Français des Hautes Etudes de Buenos Aires le 3 août 1946 comme fondation du Mouvement MADI : « ... on reconnaîtra par Art Madi l’organisation dans le support respectif des éléments propres à chaque discipline esthétique : la présence de l’objet, l’objet inséré dans la beauté d’un ordre dynamique, mobile, le thème que j’appelle « anecdotes ». Ludicité et Pluralité y sont de surcroît contenues. Concrétiser le mouvement, le synthétiser pour que l’objet naisse et délire entouré d’un éclat nouveau… (Carmelo Arden Quin, Buenos – Aires, 1946)
Le premier pré-manifeste d’Arden Quin, « La Dialectica », dit « Manifeste d’Arturo », premier texte de la revue Arturo n°1, publiée en 1944, à Buenos Aires, disait déjà : « Au-delà de l’expression de la « nature » (représentation de soi-même), c’est avant la parole, avant la pensée, que l’humain a - imitant ses propres traces sur le sable - gravé, et peint, sur les arbres, et les murs des cavernes, à une époque où il ne travaillait qu’avec ses membres, et par instinct, de ses mains ensanglantées ou humides de sève végétale. Et bien avant l’ère de la chasse : à l’ère de la cueillette. De racines, de fruits. Par hasard, puis par imitation, enfin par invention ludique ». Et il se terminait par : « INVENTION. De toute chose ; de toute action ; forme ; mythe ; pour une meilleure ludicité ; pour une meilleure expérience de la création ; éternité. FONCTION ».
« LUDICITÉ » ET « PLURALITÉ »
Un autre éclairage sur le « ludisme » de MADI est donné par Carmelo Arden Quin dans le livre d’Aldo Pellegrini « Argentina, Artistas abstractos » édité par le Centre International Paris-Buenos Aires (les artistes choisis étant Julián Althabe, Carmelo Arden Quin, Martin Blaszko, Eduardo Jonquières, Juan mélé, Wolf (sic) Roitman, Oswald Stimm, Gregorio Vardanega, Virgilio Villalba, avec introduction d’Aldo Pellegrini, livre imprimé en juillet 1955 dans les Talleres Graficos Cadel, Reconquista 617, Buenos Aires : « Dans la sculpture « madi », outre la valeur plastique qui découle du contenant spatial de l’objet, il en est d’autres qui correspondent à sa nature mobile : ce que j’appelle « ludicité » et « pluralité » sont comme des qualités nouvelles résultant de la fonction temporelle.
Dans la série des structures « étendues » que j’ai réalisées de 1945 à 1947, l’espace était un solide primordial, généralement un cylindre, ou un parallélépipède, divisé en trois parties et subdivisé en plans ...
Suivant une coupe intérieure le volume se divisait en trois formes.
Tandis que la forme intérieure ou noyau était « située » dès le commencement, les formes extérieures se séparaient mais avaient tendance à s’intégrer ensemble ; elles agissaient comme si elles avaient conservé une parenté formelle. Dans ces dernières, toujours composées de deux parties, l’intégration était résolue au moyen de barres plastiques, souples. Ce rapport interne avait en outre une fonction ludique. Un autre élément d’intégration était constitué par des rectangles de verre mobiles. La structure était réversible. En ce qui concerne les premières, la fonction des barres ou des socles, en matière identique, consistait à créer des valeurs de force et de pluralité et à maintenir l’équilibre. La structure était plurale. L’autre série de structures, appelées « transparences », était constituée par des éléments amovibles de verre ou de plexiglass. Outre la plasticité pure on retrouvait des valeurs de lumière et de pluralité.
Les éléments qui entraient dans la composition des deux séries étaient le bois et le fer en tant que matières plus facilement articulables et les matières transparentes usuelles : plastiques, verres travaillés ou non, soumis au nombre d’or. L’objet « madique » doit être constitué de corps sur lesquels la lumière se reflète comme, outre ceux que nous avons déjà cités, les métaux chromés.et polis, et ceux que pénètre la lumière, comme les ensembles de fils, de verres, de matières plastiques transparentes, constituant des vides spatiaux. Et finalement, complétant le tout, la lumière et le mouvement réels. La proportion est contrôlable dans un espace géométrique et même lorsque l’articulation est relativement concentrique. Plus l’action est rapide, plus les éléments « divergent » et plus le contrôle des proportions est difficile. Dans ce cas, c’est le temps qui est articulable. On peut déduire de ces expériences que l’espace se comporte comme une matière inorganique, facilement mesurable, tout au contraire du temps qui se révèle comme une matière organique. Ce sont les degrés du mouvement qui provoquent cette différence ».
Autre lien avec l’exposition du CIAC, la Newsletter de juin 2007 faisait un sort aux artistes italiens de la Collection Madi-Maubeuge : Piergiorgio Zangara, Vincenzo Mascia, Franco Cortese, Antonio Perrottelli, Gino Luggi, Gaetano Pinna, Jean Branchet, Gianfranco Nicolato, présents dans l’exposition du CIAC., ainsi qu’à l’exposition « Noir et Blanc » de la galerie Orion (direction Catherine Topall, co-commissaire de l’exposition du CIAC) faisant écho à une exposition « Noir et Blanc » à Madi-Maubeuge,montrant les œuvres d’Isabelle Prade, Helen Vergouwen, Philippe Vacher, Yumiko Kimura, Albert Rubens, Antonia Lambélé, présents également dans l’exposition du CIAC. Sur l’une des photos du vernissage sont regroupés Bolivar, Catherine Topall, Sandrina Caruso, Jean Branchet et Pal Horvath, présents dans l’exposition du CIAC.
En 2010, comme nous l’avons déjà évoqué, cette exposition « Madi Noir et blanc » fut rééditée dans trois lieux de Bergame, la Galleria Marelia, l’Espace d’Art Hangar Audi, et l’Hôtel Mercure Palazzo Dolci.
Pour rendre hommage au Groupe Italien si permanent, et si conséquent dans ses démarches, est montré ici un clip du vernissage de l’exposition MADI de Milan (Galleria Scoglio di Quarto, du 5 au 30 mai 2008) : 54 artistes dont Carmelo Arden Quin, avec, dans le catalogue, un texte de Matteo Galbiati. Commissaires de l’exposition : Gabriella Brembati, Reale F. Frangi, Gino Luggi, Gianfranco Nicolato, Piergiorgio Zangara.
VOLF ROITMAN
De tous les artistes MADI, Volf Roitman est certainement celui qui a le plus fait du JEU la clé de son œuvre, si diverse, car pour lui JEU égale aussi PLURALITÉ.
Après la fondation, à Paris, avec Arden Quin, du Centre MADI de la Rue Froidevaux, et de la Revue « Ailleurs », Volf Roitman fera un énorme détour par les Etats-Unis, mais reviendra dans les années 80 participer au cycle « Madi Maintenant/Madi adesso », organisé par Alexandre de la Salle en 1984, à la Galerie de la Salle, à la Galleria « Il Salotto », Côme (Arden Quin, Belleudy, Bolivar, Caral, Chubac, Dancy, Da Costa, Faïf, Humblot, Lapeyrère, Luquet, Pasquer, Presta, Rivkin, Sulic, Roitman), à la Galleria Luisella d’Alessandro, Turin (Arden Quin, Belleudy, Bolivar, Caral, Chubac, Contemorra, Esposto, Froment, Lapeyrère, Pasquer, Presta, Roitman, Sulic), à l’Espace Donguy, à Paris, avec les mêmes…
Après cela, Volf Roitman n’abandonnera plus jamais la confection de son œuvre MADI jusqu’à ces dernières années où il fut présent au Musée MADI de Dallas.
Pour l’exposition de Carmelo Arden Quin en septembre 1988 chez Franka Berndt, Volf Roitman avait apporté un témoignage très beau, intitulé « Carmelo Arden Quin et le Mouvement MADI » :
« Quand Raul G. Aguirre, H. Mobili, Nicolas Spiro et moi même, avons fondé à Buenos Aires la revue Poésia en 1949, nous l’avons fait dans le contexte des événements plastiques et littéraires qui avaient eu lieu en Argentine dans les années 40, et plus particulièrement dans le contexte des proclamations du Groupe Arturo constitué par Edgar Bayley, Arden Quin, Lidy Prati, Rothfuss, Kosice et Tomas Maldonado.
Le nom de ce groupe venait de la revue fondée par Arden Quin à laquelle, outre les collaborateurs déjà cités, participaient Torres Garcia, avec son manifeste « Invention » et un long poème, et Murilo Mendez, Vieira da Silva, Vicente Hui¬dobro et Augusto Torres. La revue n’eut qu’un seul numéro. Peu après, à l’injonction de Tomas Maldonado, le groupe prit le nom d’ « Art Concret Invention ». Au commencement, tous travaillaient dans la ligne prônée par Rothfuss et Arden Quin : éclatement du rectangle et mobilisme réel. Mais déjà des scissions apparaissaient au sein du groupe, essentiellement dues à deux options différentes. Les uns suivaient Arden Quin, et les autres Tomas Maldonado qui revenait au support traditionnel et s’inspirait de Vantongerloo et de Max Bill.
Nous, nous nous éloignions du constructivisme de Torres Garcia en peinture, ainsi que des prémisses surréalistes et de la mondanité borgésienne en lettres, prônant un inventionnisme quelque peu teinté du créationnisme de Reverdy et de Huidobro. Mais nous restions fermement attachés à la non figuration géo¬métrique. Globalement, nous regardions du côté de l’Ecole de Paris, de Mon¬drian, des constructivistes russes. L’aîné des participants était Arden Quin ; il venait du cubisme. Ç’avait été la rencontre de Torres Garcia, lors d’une conférence donnée en 1935 par celui ci à la Société Théosophique, sise Palais Diaz à Montevideo, qui avait déterminé son orientation artistique en l’amenant à adopter l’abstraction pure et géométrique, tout en prônant, du fait de ses études hégéliennes et marxistes, un nouvel art construit où le mobilisme réel serait systématisé, et où la forme plane deviendrait la raison même de la nouvelle démarche picturale.
Il n’y avait pas longtemps que la deuxième guerre mondiale s’était achevée, et nous rêvions tous de nous rendre à Paris. Pour nous Paris était non seule¬ment la ville mythique par excellence, mais aussi la capitale artistique du monde. Carmelo Arden Quin était justement l’un de ces personnages de légende, il venait d’accomplir ce rêve en compagnie de Juan Melé, Gregorio Vardanega et José Bresciani, Leur arrivée à Paris datait de 1948.
J’avais pour la première fois aperçu le nom d’Arden Quin au sommaire de la revue Arturo qu’il avait fait paraître en 1944 après trois ans de préparation et un voyage à Montevideo et à Rio de Janeiro d’où il avait rapporté les collaborations de Torres Garcia, Vieira da Silva et Murilo Mendez.
Avec Arturo, Arden Quin avait posé l’un des jalons les plus originaux de l’art moderne en Argentine. Et il n’a jamais cessé, depuis, de compter parmi les promoteurs les plus actifs et les plus enthousiastes des nouvelles tendances de la poésie et des arts, plastiques.
En 1951, je quittais à mon tour Buenos Aires pour Paris. J’étais un jeune écrivain mais, ayant étudié l’architecture et le dessin industriel, et désireux de peindre, je me mis aussitôt en contact avec le groupe MADI reconstitué à Paris. Et me voilà dès lors participant activement aux réunions du Groupe, exposant assidûment au Salon des Réalités Nouvelles et dans plusieurs galeries, tant individuellement qu’avec mes camarades. Prenant exemple sur le Surréalisme, c’est moi qui ai eu l’idée de créer un Centre de Recherche et d’Etudes MADI, ce qui a été fait. Dès lors nous avons souvent travaillé en groupe dans l’atelier de Marcelle Saint Omer au 23 de la rue Froidevaux, à Paris. Nous avions des réunions de travail à l’atelier, au Dôme, à la Boule d’Or, place Saint Michel, à la Tour d’Argent, à la Bastille.
C’est à cette époque que j’introduisis le cercle dans la composition intérieure en l’amenant à la limite du support, créant ainsi une nouvelle forme plane, avec non plus seulement des angles entre deux côtés contigus, mais aussi des arcs de cercles. Nous formions dans ces années là un groupe très uni et actif, dont les membres étaient, entre autres, Roger Desserprit, Pierre Alexandre, Guy Lerein, Eric Lenhardt, Roger Neyrat, Ruben Nunez, Luis Guevara Moreno, Georges Sollaz, Marcelle Saint Omer, Arden Quin et moi même, et nous avions notre SALLE MADI tous les ans au Salon des Réalités Nouvelles. Nous exposions sans cesse, tant individuellement qu’en groupe, et donnions des conférences, même en Sorbonne. Nous travaillions dans la Plastique, cherchant partout ce que nous appelions la pluralité et la ludicité, faisant fi de la surface traditionnelle de la peinture comme de celle du livre classique, nos images et nos couleurs s’envolaient en tous sens. Tout bougeait : concepts, plans de couleurs, volumes. Nos œuvres étaient composées autour de la vibration optique prônée par notre camarade Nuñez qui donnait Seurat en exemple, et elles étaient mues par des moteurs électriques, comme le montrent les documents photographiques du Salon des Réalités Nouvelles de 1953, et de l’exposition DIAGONALE chez Denise René.
Quelques années plus tard, j’assistais à un vernissage où exposaient des notoriétés de l’époque, ou qui cherchaient avidement à le devenir. Carmelo Arden Quin se trouvait alors à Buenos Aires. Un Manifeste fracassant sur le « Mouvement » dans les arts plastiques accompagnait cette exposition. En lisant ce document, j’y trouvai la plupart des idées contenues dans nos Manifestes MADI, dans ce que nous disions dans nos conférences, et surtout dans le Troisième Manifeste qu’Arden Quin avait publié en français à Buenos Aires en 1948, réédité à Paris lors de l’exposition MADI chez Colette Allendy au mois d’avril 1950, exposition visitée par le Tout Paris non figuratif du moment, mais dont le manque de publicité joint à l’indifférence de la Critique avait forcément rendue plus discrète. Le Manifeste lancé par Vasarely, et qui accompagnait l’exposition « Mouvement » chez Denise René, était pétri de l’influence de MADI. Il n’y a qu’à comparer les textes, leurs dates de parution. Je dis cela, non pour provoquer, preuves à l’appui, une polémique vaine, mais pour que l’on sache et reconnaisse enfin quel avait déjà été le généreux apport de MADI aux nouvel¬les tendances constructivistes et cinétiques en art plastiques. Plus tard, vers les années 60, ce fut la création de la revue « Ailleurs », où nous nous mîmes à renforcer la partie littéraire de MADI, avec l’Anticipation, les actes poétiques de Godo Lommi, les découpages et décalages sémantiques. De jeunes et de moins jeunes poètes de Nice, Bordeaux, Marseille, Paris, y participaient.
La destinée d’Arden Quin à ce jour a été celle d’un précurseur dans plusieurs domaines : la poésie et la peinture mobiles, le rectangle éclaté, la lumière et le son dans les arts plastiques, le coplanal, le livre objet, tous essentiellement ludiques, de même que l’esprit de leur promoteur. Il y aura bientôt quarante ans que je connais Arden Quin et je ne l’ai jamais vu faire étalage ni tirer un profit égoïste de ses trouvailles. Il a toujours, au con¬traire de pas mal de réalisateurs, reconnu ses devanciers. Sa vocation, sa joie, ont toujours été celles d’un chercheur. Ce qu’il trouve, il le répand autour de lui, contagieusement. Puis le voilà reparti sur-le-champ vers d’autres découvertes ».
– Volf Roitman
LE RETOUR DE L’ENFANT PRODIGUE
Pour son exposition d’avril 1993 à la Galerie St Charles de Rose, intitulée « VOLF ROITMAN, Œuvres MADI, Peintures-Découpages, 1951-1993 », Carmelo écrivit un texte bouleversant, sur le thème du fils prodigue : « Si la mémoire revient, le sens est au plus haut, si le rempart est pris la voix va s’humecter de l’ambroisie de l’allégresse. Et alors la célébration naît pour dire l’œuvre accomplie. MADI est en liesse car Volf Roitman nous revient, lui qui n’a jamais été absent. Et il revient pour faire acte jubilatoire, paré d’un feuillage antinomique, et tout enguirlandé de ses découpages, qui fonde une autre manière de voir. Il nous présente aussi des œuvres des années 50 ; et là le contraste est perceptible entre le dépouillement d’alors et le somptueux d’aujourd’hui, et qui pourrait faire penser à l’excès. N’importe : car on sent que cela est l’aboutissement d’un vécu, une mise en question prémonitoire d’une plastique non encore dévoilée ».
Ce texte figurera également sur la plaquette de la même exposition reprise par la galerie Hélios à Calais quelques mois plus tard, ainsi qu’un texte de Joan Dupont, écrivain et critique d’art : « Jeune, l’artiste était plutôt austère, comme le prouvent ses rigoureuses abstractions. Mais Volf Roitman a mené depuis plusieurs vies. Quand je l’ai connu dans les années 70, il venait de publier son premier roman ; quand je l’ai revu, il était devenu producteur et distributeur de films : une fois il partait pour Prague à la recherche de nouveaux talents, une autre il rentrait de Téhéran ramenant une vague de cinéma exotique à Paris.
Et, pendant toutes ces années, Arden Quin conserva ses premières œuvres et garda une place dans son atelier pour l’artiste prodigue. Le retour de Roitman au bercail est une magnifique surprise, un cadeau. C’est comme si au cours de ces années vagabondes, et tandis que ses pieds arpentaient quatre continents, ses mains faisaient de la magie dans la nuit, taillant des découpages dans ses rêves, pour composer un univers de fenêtres et volets, un opéra muet. Aujourd’hui, il a transformé le collage en un évènement multidimensionnel, un théâtre baroque, éclatant en couleurs fracassantes jaune chrome, bleu cobalt, vert olive, mêlant d’un coup de baguette l’abstrait et le sensuel. La scène s’ouvre sur des fêtes à Copacabana, tangos et perroquets écarlates. La mer et le soleil ne sont jamais loin, mais le mystère demeure. Que nous cache t il, dans ces maisons hantées ? Que se passe t il derrière ces volets ? Les collages de Roitman déguisent et révèlent ; des passions romantiques se nouent et se dénouent sous une lune de papier ».
Et je voudrais ici rendre hommage à l’incroyable culture et intelligence de Volf Roitman en citant un extrait d’un article que j’ai écrit pour saluer la réédition du « Nid du Loriot », écrit en 1986 par Volf et Shelley Roitman (leur collaboration ayant pour pseudonyme Ariel Volke), et que j’ai traduit, pour les Editions Balland. Un extrait de ce texte fait également partie d’une conférence que j’ai donnée à la Faculté de Psychologie de Nice autour d’un rêve d’Arden Quin, « Pedro Subjectivo », interprété en 1945 par le psychanalyste argentin Pichon-Rivière… mais c’est une très longue histoire… Le « Nid du Loriot » sera un jour reconnu comme un chef-d’œuvre de décryptage de l’œuvre du Marquis de Sade et de toutes les mythologies autour d’Eros, et les Roitman comme de grands artistes. Volf nous a quittés il y a quelques mois, c’est une grande tristesse. Je lui avais promis ce texte, que je n’ai pas eu le temps de lui envoyer :
LE NID DU LORIOT
« Le génie du « Nid du Loriot » est d’avoir mis en scène la beauté au delà de son antidote, le grotesque, pour sortir de l’image d’Epinal, c’est ce que Gombrowicz sut faire avec « Yvonne, princesse de Bourgogne », ou Jacques Lacan avec son terme « l’amur ». Et « Le Nid du Loriot » a peut être été à sa parution l’objet d’un tabou, comme Sade. Lorsqu’il fut demandé à Jacques Lacan d’écrire une préface pour une réédition de « Philosophie dans le boudoir », son article fut inter¬dit, qui devint « Kant avec Sade », où il annonce dès le début que « le boudoir sadien s’égale à ces lieux dont les écoles de la philosophie antique prirent leur nom : Académie, Lycée, Stoa. Ici comme là, on prépare la science en rectifiant la position de l’éthique.
En cela, oui, un déblaiement s’opère qui doit cheminer cent ans dans les profondeurs du goût pour que la voie de Freud soit praticable. Comptez en soixante de plus pour qu’on dise pourquoi tout ça ». Et Sade viendrait donner la vérité de la « Raison pratique » (de Kant), sous un mode de mystification, c’est à dire de théorie poussée à bout, le « tu peux donc tu dois », impératif catégorique, devenant : « J’ai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir ». Lacan s’est occupé de Sade avec Kant en 1964, époque de la fondation de son école, époque où il élaborait définitivement une nouvelle manière de penser la folie : « Le fou serait celui qui a une idée adéquate de la folie, écrit Élisabeth Roudinesco dans sa biographie de Lacan, au point que celle ci n’est pas une réalité, mais une vérité que l’homme porte en lui comme limite à sa liberté ».
Ce petit détour par un autre membre du Mouvement MADI, Volf Roitman, paraît indispensable eu égard au travail sur le mythe qu’est « Le Nid du Loriot ». Roitman, qui poursuit aujourd’hui son œuvre en Floride, débarqua en 1951 chez le peintre et poète Arden Quin qui était le sujet de conversation des réunions littéraires du grou¬pe Contemporanéa de la Calle Cerrito à Buenos Aires et au siège de « Poesia Buenos Aires », journal d’avant garde. Tard dans la nuit Volf Roitman avait pu entendre Edgay Bayley et Jorge Souza raconter l’aventure d’Arturo, d’Invencion, de la naissance de Madi, des scissions, de l’engagement politique d’Arden Quin et Bayley, de leur participation au journal communiste La Hora, etc. Arden Quin était un mythe pour les artistes qui rêvaient d’aller à Paris. Roitman débarque donc chez Arden Quin au moment où il rentre chez lui avec sa femme Marcelle, les deux hommes se mettent tout de suite à parler d’art, de poésie, de leurs amis communs, de leur admiration pour Huidobro, et Roitman note à quel point les phrases des poèmes objets, lorsqu’il passe le seuil, le frappent, surtout : « Tout visiteur naît d’un éclat ».
Si la psychanalyse n’est pas dans la morale, c’est qu’elle s’intéresse à l’arbitraire du signifiant, et Freud et Lacan n’ont pas eu peur, pour la cause qu’ils défendent, de donner du poids à l’arbitraire du tissu lin-guistique du sujet, dont Lacan donne la métaphore sous la forme du linge parant Bu.ffon en train d’écrire, « et qui est là pour soutenir l’inattention », dit il, cela pour dire que « Le style est l’homme même », au prix d’un discours inversé, au prix de l’Autre.
C’est bien ce qu’Arden Quin démontrera en triturant le discours de Spinoza quelques heures avant la séance chez Pichon Rivière en 1945. Le poète chilien Vicente Huidobro, souvent invoqué, à Madrid en 1921, au cours d’une conférence, avait dit : « En toutes choses il y a une parole interne, une parole latente, sous jacente au mot qui les désigne, c’est cette parole que doit découvrir le poète [ ... ] La valeur du langage poétique est directement proportionnelle à son éloignement du langage parlé. » Éloignement du langage parlé, n’est ce pas libération du Discours de l’Autre, cette chape du bain de langage assénée par le Désir de l’Autre, au sein de la pelote du fantasme ? »