Claude Morini par Frédéric Altmann
Mais, sur Claude Morini, écoutons Frédéric Altmann qui, bien avant d’être directeur du CIAC, en 1976 et 1977 l’avait exposé dans sa galerie « L’Art Marginal », rue de la préfecture à Nice, et qui, en 2002, lui rend un hommage ému dans sa préface au catalogue, intitulée : « Pour toi Claude, un château... » :
Depuis sa triste disparition en 1982, Claude Morini continue de vivre dans le cœur de ses nombreux amis. J’ai des souvenirs émus de cet artiste hors les normes qui n’existait que par et pour la peinture, sa seule raison de vivre, comme un véritable sacerdoce.
Sa figure d’ascète et sa fébrilité d’accomplir son parcours d’artiste libre, sans aucune prosternation à la mode et aux pouvoirs des institutions, sont aussi des éléments qui resteront gravés dans ma mémoire. Claude n’était pas un courtisan, c’était un homme pressé, et sa passion de faire jaillir de la toile des personnages étranges m’enchanta en même temps qu’elle m’inquiétait, à le voir aussi tendu et bouleversé par son aventure picturale.
C’était un fanatique de Rembrandt, Goya, Giotto, Giacometti, Francis Bacon, Nicolas de Staël, Picasso et Matisse ; il avait aussi de l’affection pour le peintre naïf Emile Crociani (le seul peintre naïf authentique du sud de la France) ; il était également proche du peintre expressionniste Bernard Damiano. Mais Morini était rejeté du monde de la peinture des années 70 alors en ébullition à Nice...
Lors des deux expositions que je lui ai consacrées dans ma galerie « L’Art Marginal », j’entends encore certains critiques d’art et artistes « d’avant garde » me dire d’un « air autorisé », que c’était une peinture obsolète. Ils sont passés à côté d’un véritable artiste. Que sont devenus ces censeurs de pacotille ? Rien ! Ils continuent leurs mondanités et leurs ronds de jambe... A ce propos il me revient aussi en mémoire ces quelques mots que Claude aimait à répéter parfois : « Quand le sage montre une étoile du doigt, l’imbécile regarde le doigt »...
Dans le superbe ouvrage consacré à Morini, et réalisé avec sensibilité par son ami Gilbert Baud, les témoignages de Pierre Provoyeur, Max Gallo, Jacques Simonelli, et Bruno Mendonça, mais également celui de son fils François Bourgeau et ceux des amis de Claude qu’il a rapportés, traduisent tous, avec tact et émotion, les errances et les angoisses de Morini et cette « passion de peindre » qui l’habitait.
Je suis heureux et fier de mettre une nouvelle fois en évidence l’œuvre de Claude Morini, qui restera pour moi un jalon important de ma propre vie artistique, car j’ai appris, grâce à lui, que dans le domaine de l’art (et ailleurs aussi) il ne fallait pas ni mentir, ni tricher !
Claude est parti, depuis vingt ans déjà, sur la pointe des pieds et quelque part auprès de Monique il est heureux, tandis qu’ici bas ses enfants veillent toujours avec la plus grande vigilance sur l’âme de cette émouvante peinture jaillie du cœur et de l’amour d’un homme désespérément libre. (F.A.)
Claude Morini par Max Gallo
Oui, Max Gallo, qui avait rencontré Claude Morini dans les années 70 alors qu’il était éditorialiste à l’Express, a écrit :
Pour Claude Morini
Il en est des peintres comme de n’importe qui. « Il leur faut vivre pour rien ou bien dans les tortures ». Claude Morini avait choisi de vivre, pour reprendre le vers d’Eluard, dans les tortures et c’est pour ça que je l’aimais.
Mais les peintres ne sont pas n’importe qui. Ils laissent dans l’espace des couleurs et des visages, ils tracent dans le paysage des lignes qui délimitent leur univers singulier qui, quand la chance de les rencontrer nous est donnée, devient aussi le nôtre.
J’ai eu la chance de pénétrer dans l’espace Morini.
J’ai la chance de travailler avec sous les yeux deux visages peints par Morini.
L’escalier de ma maison, la plupart des pièces sont éclairées par les perspectives qu’a ouvertes Morini.
On me dit qu’il est mort.
Allons donc il est là devant moi, autour de moi, en moi.
On me dit qu’il est mort.
Comme si pour un créateur digne de ce nom il y avait autre chose à exprimer que le dialogue, l’affrontement, la cohabitation avec la mort.
Morini, j’ose l’écrire, n’a jamais peint autre chose que l’angoisse de la mort, même quand on lisait dans le regard de ses personnages l’espoir ou l’attente du plaisir. Il s’agissait en fait plutôt d’une curiosité de ce qui n’était pas la mort, qui n’avait d’importance et de réalité que parce que la mort était là, intérieure, mettant en perspective. Voilà pourquoi tout est « emboîtement » dans les tableaux de Morini, tout est à double fond : fenêtres, murs, cloisons, horizons, sols, ciel et terre, rien n’est clos, tout s’ouvre ; imagine t on, alors qu’une autre ouverture dans l’espace du tableau démontre que ce que nous croyons ouvert n’était que fermeture, qu’il fallait ouvrir autre chose encore, et cette chose là, fenêtre ou porte ou regard, était elle¬-même une illusion d’ouverture. Il fallait aller jusqu’à l’autre porte, plus haut et plus profond et elle même était fermée. Espace gigogne, couleurs dorées ou sombres, Morini a peint cette double réalité de l’ouvert dans le fermé, du clos dans la perspective.
Je dis, et je n’en demande pas d’excuse à ceux qui ne comprendront pas que pour moi c’est bien là la seule manière de vivre pour autre chose que pour rien.
Je dis qu’il était mort dans la vie
Je dis qu’il est vivant dans sa mort. (M.G)
Claude Morini par Jacques Simonelli
Et le texte de Jacques Simonelli (titre : « Le mot de passe ») est très raffiné comme d’habitude, mais surtout riche d’évoquer l’aspect énigmatique de l’œuvre, sa poursuite irrattrapable dans des dimensions successives dont peut-être (sans doute) l’auteur lui-même avait perdu le fil d’Ariane. Œuvre-témoignage d’un cauchemar métaphysique ? Voici le début du texte de Jacques :
Illisible pour qui la considérait, au seuil des années 80, du point de vue des débats qui agitaient alors l’art contemporain et semblaient devoir commander son évolution ultérieure, l’œuvre de Morini, à ceux qui voudraient aujourd’hui la saisir par le même biais, continue d’opposer une opacité résolue. Ce peintre s’étant délibérément situé en marge de courants qu’il connaissait bien mais où n’auraient pu s’inscrire ses conceptions personnelles, nul doute que le malentendu ne s’accroisse et ne persiste jusqu’à ce qu’une époque nouvelle vienne à reconnaître en son œuvre le plus vif de ses démarches sensibles, de ses refus tenaces.
Ce bloc de nuit ne cessera dès lors de faire signe, quitte à courir le risque d’aborder les parages dangereux où la conscience, à longer de vastes abîmes mentaux dans le noir desquels, comme en rêve, la chute n’en finit pas, est prise de vertige. On n’échappera pas aux questions au sens inquisitorial aussi bien que répercutent les cloisons successives de ces espaces gigognes imbriqués l’un dans l’autre, à l’énigme de ces débats furtifs, à l’invitation de ces trappes ouvertes sur l’entre deux de chambres aux angles déformés par la perspective, dont les murs coupés de portes et de fenêtres débouchent sur d’autres escaliers, d’autres couloirs interminables, ou même sur le vide d’un aplat monochrome ironiquement coloré.
Espaces hantés de figures récurrentes semblables à celles du peintre, doubles tâtonnants, indécis et flottants (mais croyez vous peser beaucoup plus que ces fantômes ?), interchangeables comme le sont ces êtres indifférents jusqu’à la nausée qui parcourent en foule les rues tracées pour le bon ordre, les quais empestés des métros, les périphériques où se côtoient sans se voir, raisonnablement épris de leur servitude volontaire, les esclaves de la modernité.
De ces parcours répétitifs résulte une sorte de mouvement en spirale, dont témoignent les figures saisies à telle ou telle étape de leur course. Plusieurs Morini (sans omettre ses doubles) occupent donc le même espace, comme dans les tableaux primitifs où les mêmes personnages se livrent à des actions logiquement successives mais en apparence simultanées.
Pour rompre avec ce mouvement circulaire qui s’inscrit dans un plan horizontal, Morini instaure dans ses toiles une autre dynamique, verticale et ascensionnelle, qui participe de ce que Bachelard nommait les rêveries de l’air, et marque l’aspiration à un envol qui soustrairait les corps incertains, nébuleux de ses personnages aux lois de la pesanteur. Paul Klee connaissait lui aussi « ce désir de se libérer des entraves terrestres pour atteindre la liberté de l’essor et de la mobilité par-¬delà la nage et le vol, qui conduit aux voies supérieures »".
Et c’est bien du passage d’un plan inférieur à un plan supérieur qu’il s’agit chez Morini, passages dont les étapes sont marquées par autant de trappes, de portes ou de paliers, et qui s’effectue souvent par des escaliers, dont Mircea Eliade a parfaitement analysé la fonction symbolique : « l’escalier figure plastiquement la rupture de niveau qui rend possible le passage d’un mode d’être à un autre ». (J.S. extraits)
(A suivre)