L’ommage de Bernard Ceysson à Louis Cane
Louis Cane s’en est allé. Lors d’un accrochage de ses oeuvres comme, à chaque fois, vite devenu un accrochage verbal, presque une bataille, il me lançait : « Je me casse. » Il s’est cassé. Nous ne nous retrouverons pas, comme à chaque fois, souriants, ravis comme des gamins de notre « performance ». Sa vie de peintre était un engagement combatif, un violent lancer de dés existentiels, une reprise toujours d’un véhément réquisitoire contre le déviationnisme de ses anciens « camarades » de Supports/Surfaces d’autant plus « à charge » contre ceux dont il appréciait les oeuvres. Et ceux-ci, agacés par ses diatribes, le créditait tous d’un inégalable métier de peintre.
Il est une figure majeure de ce « Moment Supports/Surfaces » qui n’aurait pas été si, lui, Louis Cane, n’avait pas été, tel qu’il l’a illustré. Louis était bougon volontiers imprécateur, mais chaleureux et généreux. Et fidèle en amitié. Nous lui devons l’occupation de notre galerie parisienne proposée ainsi à François, deux ans après la création de la galerie : « Avant d’ouvrir à New York, ouvre à Paris. J’ai une galerie pour toi. Ne le dis pas à ton père. » J’étais à deux mètres. C’était inopiné, inespéré. Il a été célèbre, presque « starisé », ce qu’il n’appréciait guère. Il a été détesté, ce qui l’amusait. Le « monde de l’art » institutionnel français l’a mis à l’écart, l’a délaissé, comme il l’a trop souvent fait, pour des artistes à ses yeux trop flamboyants : Mathieu, Arman, César, entre autres. Ils eurent, heureusement, des galeristes attentifs et fidèles, avec lesquels, parfois, ils se sont complus à se brouiller.
De ce délaissement, Louis Cane s’en est soucié comme d’une guigne poursuivant, opiniâtre, délicieusement solitaire, son engagement de peintre, entier, tout d’une pièce, sans failles, contempteur de toutes les convenances, de toutes les soumissions, qu’il fut, tour à tour, abstrait, figuratif, communiste, maoïste, catholique, religieux, ardent promoteur, excessif défenseur plutôt, de l’art français. Toujours, il faut l’admettre, son art, ses oeuvres, abstraites surtout, ont confiné au sacré, au religieux. Il se fit même carrément peintre religieux, peintre d’annonciations célébrant Marie et peintre d’un épisode biblique, Le Déluge, repris, par trois fois, d’Uccello. Mais traité à la Picasso. Comme lui, Louis Cane s’est fait « copiste » prédateur, mais copiste déformateur, à vrai dire, reformateur, admiratif, d’Uccello donc, mais aussi de Manet dont, des dernières fleurs, il fit, en parodiant les Marylin de Warhol, des manifestes pour la défense et la célébration de l’art français : quasiment des pancartes un rien comme celles que firent et trimballèrent dans les « manifs » du Front populaire, des artistes célèbres et engagés. Les oeuvres abstraites de Louis Cane l’étaient. Et sacrées, et politiques, et engagées ! Engagé en peinture pour atteindre la Peinture : cette Peinture dont l’on sait ce qu’elle est sans pouvoir dire, décrire ce qu’elle est. En cela, comme toujours avec ses oeuvres on se cogne au religieux, au sacré. Ce ne fut pas, non plus, pour se la jouer à la Picasso, mais à son exemple, parce qu’il en ressentait la « nécessité », une de ses expressions favorites, mais par devoir, que par deux fois, avec Carnifex, il se fit dénonciateur des désastres des guerres coloniales. Carnifex, les deux Carnifex, c’était son Guernica. Peut-être son Civilisation Atlantique ? Mais, peint comme si Fougeron avait fait son grand tableau pour que, provoqué, Aragon lui intime son comminatoire « Il faut dire halte-là au camarade Fougeron ». Mais, je m’égare.
S’arcbouter à l’histoire de l’art est quasiment indécent. J’écris d’abord parce que, comme toutes et tous, à la galerie, tout soudain désemparés par sa disparition, à l’instar de ceux avec lesquels il vécut cette épopée Supports/Surfaces qui mit en déroute les troupes défaillantes d’une École de Paris épuisée, il est – ainsi ceux-là le définissent-ils – un « vrai peintre » !
Un grand peintre ! J’écris parce que l’oeuvre de Louis Cane ne doit pas être enterrée, remisée, s’empoussiérant dans les oubliettes de l’Histoire. Effacée, éliminée par une implacable censure. Pourquoi ? À cause de son goût pour la provocation ? Si tel en était le motif, l’histoire de l’art occidental, et même celle de l’humanité, tiendrait sans peine dans les pages d’une plaquette électorale. J’écris parce que les raisons de ce rejet ne relèvent ni du goût ni du jugement critique. Mais, de la propagation d’une rumeur sur son mauvais caractère qui a fait cliché, devenue lieu commun convenant à une paresse d’esprit désarmante adorée par tous ceux, nombreux, friands de ces généralisations hâtives, entendues et bien comprises parce qu’elles assurent la distinction et la reconnaissance des entre-soi des élites autoproclamées. Il avait un caractère certain. Et, en fait, plutôt un bon caractère, qu’il s’employait à cacher.
Les oeuvres de Louis Cane ont été exposées par de prestigieuses galeries : Bischofberger, Castelli entre autres et, très tôt, en France dans celles d’Yvon Lambert puis de Daniel Templon. Ce n’est pas rien. Je fis, chez Daniel Templon, en 1973, l’acquisition d’un magnifique Sol/Mur pour les collections du musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne. Le comte Giuseppe Panza di Biumo, procéda, quant à lui, à une fournée de nombreuses acquisitions. Ce n’est pas rien. J’écris parce que le prétendu mauvais caractère de Louis Cane ne justifie pas la bouderie des musées français. Certes, Beaubourg n’a pas la capacité de tout montrer et de tout consacrer. Mais, l’on est en droit de s’interroger sur sa hâte lente, très lente, à prendre en compte un moment heureux de la création artistique en France. Et l’oeuvre d’un artiste majeur des temps présents.