Suite de l’interview de Maud Peauït à la Galerie Alexandre de la Salle au milieu des années 1990
… Et puis c’est le changement de vie, la nécessité de gagner sa vie… en vendant des éditions d’art autour du monde. Et Tahiti. J’en rêvais, de Tahiti, depuis toujours. Ce sera aussi la Nouvelle Calédonie, l’Ile Maurice, la Réunion, Madagascar, la Guyane, Cayenne, rêve d’enfant aussi, à cause d’une copine. Saint Laurent du Maroni, la brousse, les clans indiens, la piste. Et l’Océan indien et le Pacifique. A Tahiti : Frank Fay. Et puis Ceylan, Bangkok, Djakarta, l’Amérique du sud, les Seychelles, l’Afrique. Maud a vu un peu partout des tissages merveilleux. Tahiti et Frank, c’est la cohérence, maintenant, de la création comme projet. La tapisserie revient, mais géométrique, c’est le retour aux choses de l’enfance mais maîtrisées, enroulées sur des tubes, structures textiles, avec collages, arrangements, mais pensés. Quoique la tapisserie on travaille sur l’envers on ne voit qu’après si c’est réussi.
Et en 1984, à Nice, c’est presque l’hémorragie cérébrale. Cela fait penser à Matisse, qui, par trois fois, malade, a découvert des choses de sa peinture. Et cela fait penser à un passage d’Ehrenzweig : s’il est vrai que dans certaines périodes de la vie d’un individu, ou de l’évolution d’une civilisation entière, la tendance à l’abstraction se trouve fortement accentuée, on pourrait en conclure que, dans ces périodes critiques sont mis en branle les niveaux plus profonds de la fantasmatique, peut être en raison de facteurs biologiques que nous ne comprenons pas encore clairement. On pourrait attribuer l’indifférenciation extrême de la fantasmatique profonde à une progression de la pulsion de mort…
Niveaux les plus profonds. Ne pourrait on dire que Maud, seule pendant quelques heures, a rejoint cette zone de substructure où se joue son essentiel ? Elle a si mal à la tête, elle pense qu’elle devra se passer de la force, de la patience, du courage, de la diversité, de la panoplie quantitative de ces qualités qui nous égarent, elle pense sans penser, ses mains pensent qu’elle doit aller à l’image clé : un fil de chaîne prenant forme, forme simple, pattern suffisant pour faire cheminer le matériau fondamental, et les mains dirigent le fil de chaîne en un carré, un rond. Assez de force pour coller du fil de chaîne. Il faut que je crève ou que je ressuscite. Et tout s’enchaîne.
A Tahiti
A Tahiti elle marie fil, soie, laine, et peinture, une matière qui redevient délectable, elle y intègre de la soupe de corail, des débris encore mais subtils, manière de subtiliser aux deux sens du terme la concrétude vers l’abstrait. C’est son goût de préserver la sensualité.
Puis elle s’est dépensée en structures textiles, et un jour les a lâchées, c’est comme si l’esprit du textile avait transmuté, s’était retrouvé, minéralement, dans ces reliefs subtils, où l’on peut retrouver la définition du tissage, entrelacs, entrecroisement, séparation de deux nappes, l’une levée, l’autre baissée, il y a de ces niveaux dans le travail de Maud, l’un relatif à l’autre, le tissu étant aussi une organisation d’éléments en un tout homogène, des nappes à peine marquées, dans tous ces noirs qui se répondent. Avec ces carrés intérieurs et extérieurs, substrats et cadres, centres et entours.
J’ai d’abord fait des petits carrés posés par ci par là, dans des espaces énormes, c’étaient les îles du Pacifique, tout cela selon Fibonacci. Et puis une petite ligne s’est introduite, et une seconde, tout un tas de petits tableaux, des 8F, ils y a des époques, comme ça, avec des formats qui s’imposent, comme un rythme intérieur, et puis un tableau tout noir avec une petite ligne au milieu, et ça m’a beaucoup plu, et puis trois lignes, avec des carrés, j’en ai fait six comme ça, je les ai appelés « Sur un fîl, Fil à fil, Filière », etc.. ils ont tous un nom, le premier a un fil et le dernier six, j’ai trouvé que ces petits fils étaient une chose voluptueuse à faire, et j’ai commencé à fileter sérieusement, la sensualité, je ne peux l’exclure, j’aime beaucoup Soulages, c’est grand, profond, cette matière vibrante, la géométrie c’est beau, j’aime Aurélie Nemours, mais je ne peux pas exclure la sensualité : mes petits carrés, je ne les renie pas, mais il manquait des vibrations, c’est ça que j’aime dans la peinture de Frank, il y a quelque chose qui sort, qui bouge, tu tâtes avec les yeux, ce ne sont pas des couleurs bêtes, elles sont pleines de chaleur, il y a des gris de toutes les couleurs, qui virent au brun, au rouge, je me suis dit jamais je ne serai capable de faire des choses comme ça, j’étais capable de trouver des tissus de cette teneur, mais il faut la fabriquer soi même, mais je n’ai pas le métier, je me suis dit, il faut que tu trouves quelque chose qui te plaise.
Et dans la grande roue graphitée de Frank il l’avait faite pour Sao Polo, c’est une chose que j’aime beaucoup cette matière de graphite m’a enthousiasmée. J’ai demandé à Frank : que puis je faire avec du graphite ? Il m’a répondu : peindre.
La poudre de graphite, qui scintille, c’est du carbone, ça se trouve dans l’huile graphitée pour moteurs. Maud n’avait plus de châssis, elle a combiné sur de la toile de jute des carrés, avec fond graphité et frotté, les bouchons du tissu ressortaient, brillaient, certaines parties, elle les voulait mates, elle a talqué, cela a été sa première expérience de brillant mat graphite : velouté en opposition avec un brillant satiné, on ne sort pas du velours, du satin, et ça s’est décanté, et ça se décante, mais la recherche continue, il faut trouver les peintures nécessaires, avec toutes les nuances de toucher.
Elle a même voulu sortir du noir, mélangé cuivre et bronze avec des terres, superposé le rouge au rouge, essayé le blanc. Laissé le graphite pour le mica pulvérisé. Toujours l’alliance du mat et du brillant, avec cette matière iridescente, blanc cassé ou bleu pâle, ou jaune pâle.
Mais j’ai encore des choses à dire en noir, le noir n’est pas triste, il a de la profondeur, il y a une multitude de noirs, c’est une couleur. On s’extasie sur le gris de penne, c’est un faux noir, le vert de vessie est un noir aussi, le noir empiète sur les couleurs, Frank a un violet merveilleux, que j’ai utilisé, mais il est noir, quand je veux faire un tableau, je me demande s’il sera rouge au blanc, et puis je me dis tu as encore quelque chose à faire en noir, le noir, c’est presque une philosophie, comme le blanc, mais le blanc est beaucoup plus difficile à traiter, il ne faut pas qu’il soit sale, les tableaux blancs doivent être propres, on l’a vu quand ils ont refait le Printemps de Botticelli.
Les jaunes de Gauguin sont dégoûtants, il a été obligé de prendre un jaune de chrome qui a grisaillé, ses blancs sont pisseux, il a peint avec des couleurs de mauvaise qualité, et c’est pour ça qu’il était féroce contre Van Gogh qui avait des couleurs hollandaises, très belles, les Hollandais ont toujours eu des couleurs magnifiques, les Italiens essayaient de leur voler leurs secrets, eux avaient des couleurs qui se dénaturaient, des vernis qui se salissaient, mais j’utilise des Talens, c’est beaucoup plus beau que les Liquitex, on étale la couleur avec un pinceau qui glisse, c’est suave, délectable, Van Gogh avait des belles couleurs, qui sont restées éclatantes, vibrantes, celles de Gauguin sont inertes...On sent encore chez Maud l’amour du matériau, elle dit qu’elle a acheté des monceaux de tissu dont elle n’avait pas l’utilité, juste pour le plaisir. Et quand elle parle de la peinture qui sort du tube, elle vibre, c’est la belle matière. Et ce qu’elle veut, dans ces derniers tableaux qu’elle fait, c’est que le fil ne soit pas inerte.
Le coup de pinceau, dit elle. C’est ce qui fait que ce n’est pas du collage. Elle est tentée par l’aérographe, mais que deviendrait le velouté ? Que deviendrait le fond ? Il serait mort.
J’ai été janséniste un peu par mon père, qui avait une rigueur, mais je me suis dit comme Pascal que 1’homme n’est ni ange ni bête, et que qui veut faire l’ange fait la bête, on n’est pas un pur esprit, on est faits de chair et de sang, c’est pour moi une devise importante. Après avoir fait des choses très plates, très rigoureuses, très sèches, il fallait que j’arrive à un mariage, le vibrant appelle le rigoureux, et le contraire.
C’est comme un chaos calmé, ou un trop grand calme qui appelle le chaos ? Quand elle était petite, elle était particulièrement attentive, mais dès que la cloche avait sonné, elle se précipitait dans la cour de récréation, et se mettait à courir, bras levés, poussant des cris de putois...La rigueur, oui, avec tout ce qui chante dessous, demande à vivre, cherche à submerger, vient de submerger, avec cette mer primale, plate mais vibrante, dit elle, un monde qui est là, riche, et qui attend, et qu’elle n’aura pas assez de temps pour visiter, elle se souvient du Cap Sounion, d’un beau ciel presque blanc et la mer...
(Extraits d’une interview de Maud Peauït par France Delville à la Galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul, années 1990)
Pour ses « Réminiscences polynésiennes », elle avait écrit : « J’étais fascinée par le scintillement et la luminescence des mouvements de l’Océan sur la roche basaltique. Mon regard mesurait l’espace des longues plages de sable noir et je fus prise d’un désir impérieux de traduire ces jeux d’ombre et de lumière… (…) Primauté du style, certes, mais la rectitude des lignes, leur orchestration méthodique ne doit pas faire obstacle à l’envolée lyrique modulée, créée par les accords de tons-sur-tons très ajustés. Aussi ai-je eu recours à la magie des titres : « Rimatara, Tubuai, Hiva Oa, Fatu Hiva… », que de poésie libérée par ces mots qui, certes, n’évoqueront rien à ceux qui ne connaissent pas ces îles… (Maud Peauït)
Si, cela évoque…
Frank Fay et Maud Peauït étaient aussi des poètes, à moins que l’art géométrique ne soit en soi l’un des avatars de la Poésie…