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CHAPITRE 17 (PART IV) : Chronique d’un galeriste

Maud Peauït !

Maud Peauït

Je l’ai donc mise dans l’exposition « Entre femmes seules », où étaient des artistes de sexe féminin particulièrement du côté de la « rigueur ordonnatrice » : Anna Béothy, Michèle Brondello, Marcelle Cahn, Edmée, Alberte Garibbo, Jani, Maguy Kaiser, Aurélie Nemours, Nivèse… Des « constructrices », des « penseuses » ! Et sur Maud, j’écrivis, en 1999, pour le « Paradoxe d’Alexandre » :
Le noir, décidément ! Lieu lointain d’où tout semble s’originer, le noir, et, sur lui, le travail sensible du graphite, de ses variations, de ses subtilités, de ses lumières captives. Le noir donc pour dire, peut-être, l’ailleurs fécondant.
Mais le rouge, les rouges qui ensanglantent d’autres toiles, comme des autels sacrificiels, où un autre temps s’origine, où une autre couleur vient irriguer le noir. Du carré au triangle, elle convie les forces souterraines qui, autrement ne peuvent s’exprimer, les domine, et les met au service des dieux architectes. (Alexandre de la Salle, 1999)

Dans le « Paradoxe… » elle-même écrivit :

Décliner l’art abstrait au féminin est une gageure, même en cette fin de second millénaire. Pourtant, ce défi, Alexandre de la Salle le lança en 1993, lors de l’exposition « Entre femmes seules » où il réunit une dizaine de peintres et sculpteurs.
Trois grands noms de l’abstraction géométrique figuraient dans ce collectif : Marcelle Cahn, décédée en 1981, Anna Béothy, et Aurélie Nemours, dont la notoriété, aujourd’hui, dépasse les frontières.

Les autres artistes, Brondello, Edmée, Garibbo, Jani, Kaiser, Nivèse et Peauït ne manquèrent pas d’être fières de participer à cette manifestation d’art créé, pensé, et ressenti par des femmes.
Le très beau texte d’Avida Ripolin, publié en préface de cette exposition, nous parle des cheminements de la création dans le mental de l’être humain, et notamment chez la femme, où cette création tient un rôle non plus de provocation mais de construction. C’est la « Révolution par l’œuvre ». (Maud Peauït)

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Maud Peauït à la Galerie de la Salle en 1993 pendant l’expo « Entre femmes seules » devant l’une de ses toiles.

Et Avida Ripolin, sur Maud Peauït particulièrement :

D’instinct Maud prend du fil, ce sont ses mains qui pensent, elle doit aller à l’image-clé, un fil de chaîne prenant forme, pattern suffisant pour faire cheminer le matériau fondamental, et les mains font un carré, un rond. Tout s’enchaîne.
A Tahiti, elle marie fil, soie, laine, et peinture, retrouvée, et délectable, y intègre de la soupe de corail... Puis l’esprit du textile transmute, on peut dire que Maud crée le brocart géométrique. « J’ai d’abord fait des petits carrés posés par-ci par-là, tout ça selon Fibonacci, et puis un tableau tout noir avec une petite ligne au milieu, et ça m’a beaucoup plu, et j’ai commencé à fileter sérieusement, je ne peux pas exclure la sensualité, j’aime beaucoup Soulages... » La rigueur, oui, mais avec tout ce qui chante dessous, demande à vivre, cherche à submerger, avec cette mer primale, plate mais vivante, dit-elle, un monde qui attend et qu’elle n’aura jamais assez de temps pour inventorier, elle se souvient du Cap Sounion, de son ciel presque blanc, et de sa mer... (Avida Ripolin)

Mais, de manière privilégiée, voici la version de Frank Fay, en février 1993 :
En peu d’années la peinture de Maud a dérivé de fil en fil, de fil en aiguille, d’aiguille à chapeau en brochette, et de brochette en baguette chinoise, de fil en trame, rame de papier de riz ou d’Arménie aux senteurs jaspées. Nous entrons dans l’ère carbonifère. Le carbone est là dans nos vaisseaux et dans nos yeux et dans la peinture de Maud. Il en est l’élément précieux précieux à la vue, à la vie et aussi crucial que tout l’or des cathédrales. La peinture de Maud, en peu d’années, a changé de cap, a changé de sens, de sens et d’absence, et de présence. Venue d’un jeu qui occupait l’espace comme on occupe une scène, comme on occupe l’esprit ou les sens, elle s’est mise à tramer l’espace, mais non plus par la trame d’un tissage mais par les cordages de la peinture traçante non pas traçante comme les fumées dans l’air, ou les condensations qui ensuite se dispersent ; mais traçante comme la marque d’un torrent qui s’impose, ou comme la déchirure d’un soc creusant un sillon.

Maud Peauït pendant l’expo « Entre femmes seules », près d’une sculpture de Michèle Brondello, au mur, ses toiles.

Cependant rien de tel que ces violences. Tout au contraire on penserait plutôt à des coutures cicatricielles. Elles s’orches¬trent comme des tissus de longue patience, de grande absence et de grande présence ensemble mêlées. Ensemble tressées et tissées. Ici la peinture rejoint la tapisserie et la dépasse. Elle n’a plus de points, elle n’est plus qu’un espace rythmé qu’on ne saurait toucher. On ne peut que le voir. (Frank, février 1993)
Quel beau texte de celui qui, partageant sa vie, connaît aussi ce qui est suturé par l’œuvre, le fil de faux fil, et la « coupe » de départ, le « tissu » premier.

Interview de Maud

Et là je dois dire que nous sommes ravis d’avoir fait une très longue interview de Maud, malheureusement sur le mode audio et non vidéo, il faudra numériser cette bande, en attendant voici des extraits d’une transcription commentée par France Delville :
… L’œuvre est un assouvissement qui sans cesse se remet sur le métier, mais le désir vient de loin, il attend dans l’ordre caché qui sous tend l’art, et c’est d’une petite fille qui jouait avec des bouts de laine qu’il faut partir. Maud dit : de mon enfance, je me souviens de mon goût profond pour les pelotes de laine, les écheveaux de soie, les ficelles, les bolducs, le raphia, le coton, je les dévidais, les nattais, les nouais, les crochetais, je faisais des tissages rudimentaires sur de petits métiers fabriqués avec des clous. J’y insérais des branches, des fleurs aux feuilles séchées, des plumes. C’était un jeu auquel mon entourage ne s’intéressait pas. (…)

Dessin 1993

Et c’est le long temps d’une recherche de soi, réunion des matériaux peut être du canevas même, sur lequel le motif, un jour, apparaîtra. La Peinture est patiente, elle s’immerge afin d’aller planter ses racines dans les zones où cela travaillera en secret, laissant la surface avec ses appétits, boulimie de Védas, de métaphysique, de théosophie, nostalgie d’autres lieux, d’autres temps, d’autres dimensions, d’un sacré affleurant peut être dans le silence, dans une solitude d’enfant. Quête et enquête.
Voyage. Je découvrais qu’il existait des quantités de choses intéressantes et je ne voulais pas passer à côté, mais c’était affreux, il fallait choisir, prendre des orientations, et j’étais incapable d’en prendre à ce moment là, j’étais dans les sciences, je faisais de la psychologie, et puis je m’en suis dégoûtée, pensant que c’était sans fin, que jamais je n’arriverais à une conclusion, au bout de ce que je cherchais : je ne vais pas arriver, il faut que j’arrive.

Je ne savais où aller. Et une petite Parque parisienne rutilante de chez Maggy Rouff fait entrer Maud chez un inconnu nommé Christian Dior. Contre l’avis du Père, encore, qui avait refusé les Beaux Arts et aussi le Conservatoire section chant. Si je capitule, je capitulerai toute ma vie. Entrée chez Dior par défi. Mais entrée dans la beauté, la rigueur, avec du beau monde qui passe, Vieira da Silva, Nora Auric, Cocteau, Bérard, et Carmen la Mexicaine, aux yeux d’acier, la vendeuse mondaine qui amène la clientèle riche d’Amérique du Sud déjeuner au Plaza Athénée, on parle de Neruda, de ballets, de peinture, d’expositions. (…)
Et puis, Lyon, comme un destin : le mari soyeux lyonnais, avec un Père encore, qui interdit le Travail. Mais Maud tient bon, prête à s’enfuir si le désir de création n’est pas respecté. Si je capitule ... Et elle crée, des vêtements, c’est l’utilisation la plus immédiate du tissu.
Pour l’invention, le détournement personnel qui fait l’art, on verra plus tard. Pour l’instant on cherche. Avec courage. Il s’agit de se lever à quatre heures du matin, d’utiliser les heures non ouvrables pour la recherche de création, l’art est clandestin, il est transgressif. Et puis c’est la rencontre avec les canuts, le métier à tisser, la volupté… ça m’enivrait, ce bruit, ces fils, ces soies, ces brocarts merveilleux, ces tissus précieux qu’on utilisait pour rénover les châteaux…

Sur l’invitation d’une exposition à la Galerie St Charles de Rose « Réminiscences polynésiennes » Peintures (sans date)

C’est très complexe, le tissage, il faut prendre des cours, mais c’est aussi plein de jolis mots : points armurés, brochés, croisés, tissage gabardine, tissage satin. Mais Maud emprunte encore le chemin des écoliers, la fantaisie est inguérissable, ou plutôt cette nostalgie persistante du gri gri : sourde fermentation, pulsion du n’importe quoi, de ce qui s’assemble tout seul, devant la hutte, dans la clairière, conservation des chutes dans une économie primitive, et qui donne des poupées non préméditées ?...Maud les accrochait à des bouts de bois, des ficelles, ses babioles, chenilles en cellophane, lacets, petites choses décoratives, rudimentaires, elle était attirée par le mélange des restes, c’était du délire… elle trouvait délectable ce moment où les objets se rejoignent pour tenir un drôle de discours... Trucs avec des plumes, petits tableaux avec branches, petits dessins avec de la géométrie.

(A suivre)

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