Souvenirs du Paradis perdu ?
Suite du texte de Bernard Fauchille, Conservateur des Musées de Montbéliard, dans le catalogue de l’exposition « Frank Fay – Peintures – Sculptures 1962-2001 » au Musée de Sens (24 février-12 mai 2002) :
…. A partir de 1988 s’ouvre pour Frank Fay une remarquable période géométrique utilisant une gamme chromatique raffinée. Et c’est de 1993 à 1995 que les « glyphes » qui avaient toujours intéressé notre peintre, réapparaissent sous sa plume ou son pinceau.
Signes et pictogrammes librement inventés, librement déployés. Là encore, au lieu de s’enfermer dans un style, Frank Fay a voulu, non pas repartir à zéro en faisant table rase, mais réintroduire un élément perturbateur, presque lyrique, qui remettrait en cause l’acquis existant. On pourra gloser sur ces formes, peut être inspirées de dessins d’enfants ou de certains glyphes de Polynésie ... Une sorte de message codé ? Des souvenirs du Paradis perdu, de graffitis sur un mur ? Un sourire discrètement moqueur ?
Surtout, je pense, une façon de ne pas se prendre trop au sérieux, d’équilibrer la géométrie et ses absolus qui tendent vers la métaphysique (au-delà de la nature), par un retour aux éléments simples, optimistes, qui nous parlent à leur façon de la vie : lune, soleil, animaux, chasses.... Mais ici, nul retour à une enfance réinventée, car, on le sait, les mythologies sont récits complexes, sérieux, contradictoires, irrespectueux parfois, qui expliquent au jeune ignorant, à l’adulte inquiet, les grands mystères de notre monde contrebalançant ce que toute mythologie pourrait receler de pontifiant, de professoral ; la légèreté, la fantaisie sont ici engendrées par la distanciation, la volonté de ne pas s’enfoncer dans ce pessimisme que provoque le spectacle du monde. Il s’agit, je le crois, d’une légèreté que le philosophe librement revendique et assume.
Glyphes parfois remisés dans l’oubli, car ils ne répondent pas à une nécessité de principe. Ils peuvent disparaître et tout aussi bien renaître, sans avoir à justifier de leur présence ou de leur absence.
Ainsi les œuvres de Frank Fay sont elles bien souvent ambiguës, ce qui en constitue la richesse. Elles ne procèdent d’aucune certitude, d’aucune quiétude à jamais acquise. Dans les œuvres géométriques percent le lyrisme des nuages, des lignes effrénées, exaspérées, des hiéroglyphes intrigants.
Dans les œuvres lyriques, nous percevons un appel à la sérénité, au calme de la réflexion, de la maîtrise des divers composants de l’œuvre, une volonté de ne jamais admettre l’aléatoire, ou les sentiments, ou le dogmatisme rigoriste. Nous passons constamment d’un domaine à un autre, sans nous attarder, sans exploiter à fond une formule donnée. De la sorte, n’apparaît jamais la satiété, mais au contraire un désir de contemplation active, de mouvement calme, qui n’oublie pas certains tourments obscurs, à moitié oubliés. Frank Fay, à mes yeux, avec un sourire légèrement moqueur, conjugue avec un réel bonheur, l’art d’être à la fois baroque apaisé et classique dynamique. C’est là vertu bien rare à notre époque.
(Bernard Fauchille Conservateur des Musées de Montbéliard décembre 2001)
Mais il est urgent que Frank Fay nous parle d’une chose très originale, et certainement peu connue : « L’Ecole française du Pacifique ». Son texte est de 1988 :
L’École Française du Pacifique est le rassemblement, en tant que « manifeste », d’artistes peintres de tendance abstraite et non figurative, qui résidaient dans le Pacifique français en 1963. Cette dénomination a été adoptée pour présenter le mouvement à Paris, à la galerie Florence Houston Brown.
L’animateur de l’action entreprise était Frank Fay, peintre sculpteur venu à l’abstraction depuis déjà plusieurs années à Paris et arrivé à Tahiti en 1949.
La peinture « de tradition française » comme l’avaient appelée les abstraits qui œuvraient en France durant la guerre 39 45, était un défi lancé à la société de l’époque, pour la liberté et le progrès, pour le dépassement d’un monde cloîtré et châtré.
Cette tradition française là fut aussi le fanion qui rallia inconsciemment nombre de personnes vivant à Tahiti au début des années 60, parce que les valeurs de sincérité, de désintéressement, de compréhension qui y avaient régné jusque là étaient soudain mises en péril par l’implantation brutale du mercantilisme militant et de la bureaucratie toute puissante.
Cet aspect de refus, de rejet, de révolte, n’a certes pas été suffisamment souligné à l’époque de la fondation de l’École Française du Pacifique. Cette prise de position était pourtant parfaitement évidente au sein du groupe qui donna naissance à l’E.F.R et qui n’était autre que le Centre d’Art abstrait de Tahiti (C.A.A.T.), centre de recherche regroupant des activités de théâtre, mime, danse et expression corporelle, de peinture, sculpture, poésie, etc. Cette révolte de nos esprits était exprimée à brûle pourpoint à Papeete même et n’échappait à personne.
Or cette combativité flagrante en Polynésie ne fut pas transposée à Paris lors de l’exposition de l’École Française du Pacifique, sans doute parce qu’aucun des peintres ou plasticiens du C.A.A.T. ne put venir à Paris pour l’occasion, faute de moyens financiers, et que toute l’organisation de l’exposition avait été confiée à une galerie.
Néanmoins le refus d’une certaine société que constituait ce mouvement, et l’ouverture qu’il suscita en Polynésie étaient évidents. Des peintres d’origine polynésienne avaient compris en se joignant au groupe que l’art figuratif traditionnel européen n’était plus qu’une ornière, et qu’il ne servait à rien non plus de tenter de se réfugier, quant à la création, dans les valeurs périmées du passé artisanal polynésien.
Le C.A.A.T. dénonçait violemment l’inanité qui consiste à répéter les signes folkloriques dont les motivations ont aujourd’hui disparu puisque la religion ancienne n’est plus, non plus que les formes économico sociales qui les sous tendaient.
Le C.A.A.T. et l’E.F.R constituaient donc par leurs activités une démarche à la fois de révolte contre un monde, et d’ouverture à la liberté d’expression.
Et ceci d’une double manière : d’une part en rejetant toute figuration, d’autre part en rejetant toute réutilisation des schèmes graphiques ancestraux. D’une part, rejet d’une figuration qui fait nécessairement allusion à des objets de possession ou de consommation c’est donc ici une volonté éthique d’autre part, rejet des idéogrammes ancestraux parce que, la société ayant été modifiée, ses motivations sont devenues autres et c’est là encore une attitude éthique : il faut mettre en accord le dehors et le dedans, la forme et le fond, l’expression artistique et notre conception sociale.
Notre sens éthique est violemment offensé par ceux qui prétendent vivre technologiquement à l’heure de notre siècle parce que cela les arrange et qui, par contre, se refusent à admettre chez eux et ailleurs les formes d’art d’aujourd’hui et ne s’entourent que d’œuvres des siècles passés.
Toutes ces idées étaient exprimées et développées dans les années 60 par les Cahiers du Centre d’Art Abstrait de Tahiti. Nombre d’expositions collectives eurent lieu, et la preuve de l’esprit combatif de ce mouvement est attestée par les livres d’or où s’affichent l’incompréhension inévitable du public et la virulence de ses réactions à ces notions à la fois de liberté, de révolte et d’intégrité mentale.
Nous ne serions pas complets dans cet exposé des motifs qui ont présidé à l’apparition de cette École Française du Pacifique, et à sa dénomination, si l’on passait sous silence la propagande effrénée à laquelle se livrait, au début des années 60, un petit rassemblement d’artistes abstraits à San Francisco sous l’appellation d’École du Pacifique. C’était là une propagande pour les arts, certes, mais aussi un combat idéologique et stratégique : il s’agissait de déplacer le centre mondial des arts de France aux Etats Unis d’Amérique.
Voir utiliser à grand fracas le nom même du Pacifique dans une recherche d’hégémonie mondiale des U.S.A., cela est un peu blessant pour des artistes qui résident et ont choisi de vivre dans le Pacifique français, et qui de plus se battent pour que soit reconnue la création abstraite.
Assurément il est disproportionné et dérisoire de vouloir opposer une longue théorie d’îles minuscules françaises à une grande cité américaine organisée. Mais justement ce « don quichottisme » a quelque chose d’attachant.
L’École de San Francisco ne groupait de fait guère plus d’une dizaine d’artistes autour desquels la haute finance U.S. a fait un « foin » terrible pour conquérir le monde artistique, et le monde tout court. Par contre l’École Française du Pacifique, avec sa dizaine d’artistes, ne bénéficiait d’aucune aide, ni officielle ni de la haute finance française. Elle ne partait à la conquête de rien. Elle voulait seulement affirmer son existence, sa présence, son honnêteté.
A Paris, en 1963, la présentation de cette École Française du Pacifique n’a été soutenue par personne. Le ministère de la France d’Outremer ne s’est, à l’époque, même pas aperçu qu’il y avait une manifestation d’artistes relevant de son domaine, et si même il en avait été avisé, il ne se serait sans doute pas senti concerné.
Seule Florence Houston Brown qui avait un passé prestigieux dans l’organisation d’expositions d’art abstrait, galerie des Deux lles à Paris, puis rue du Pré aux clercs, avait su apercevoir l’intérêt de ce groupe de créateurs du Pacifique français. Elle sut y intéresser le critique Jean Cathelin qui rédigea une préface pour le catalogue.
Paul¬-Émile Victor qui résidait souvent en Polynésie y ajouta un petit prélude. L’exposition eut lieu. Aucun des artistes qui y étaient présentés n’était venu à Paris pour l’occasion, le voyage étant trop coûteux. Et les choses en restèrent là.
Aujourd’hui, vingt cinq plus tard, bien des choses ont changé dans le Pacifique. Bien des choses changeront encore. Sur le plan de la création artistique, certains artistes de l’École Française du Pacifique ont abandonné le combat, d’autres sont venus le reprendre. Chacun a évolué, ou a confirmé son orientation, affermi ses moyens d’expression. Une nouvelle aventure peut commencer. (Frank Fay, Chichery, 1988)
Comprendre la lumière
En septembre 1979, à Bora-Bora, Paul-Emile Victor avait écrit : « Dès mon initiation à la Polynésie, j’ai rencontré Frank Fay. Il était dans le pays depuis dix ans déjà. C’est grâce à lui que j’ai compris ce qu’étaient la lumière, les couleurs, les contrastes qui m’avaient dérouté. » (Paul-Emile Victor, Bora-Bora, septembre 1979)
(A suivre)