Langage indicible
Dans le même catalogue de l’exposition « Peintures » (1994) dans ma galerie, Jacques Lepage, s’interrogeant sur une place possible de l’abstraction géométrique à la fin du XXe siècle, y répond, au moins concernant l’œuvre d’Alberte :
Vis à-vis d’œuvres dont l’écriture incontestablement réemploie des formes antérieurement utilisées par l’art reconnu, inévitablement on s’interroge. Une suspicion s’impose, nécessaire à l’analyse des démarches, propice pour établir les différences et les similitudes. Ainsi s’observent les œuvres d’Alberte Garibbo présentées chez Alexandre de la Salle, à Saint-Paul de-Vence. L’abstrait géométrique, référentiel ici, fit son temps et culmina avec le groupe De Stijl, peut on l’absorber, c’est-à dire l’utiliser comme forme, et l’occuper avec une sensibilité, une sensualité différentes qui modifient son contenu ? La divergence apparaît-elle, nous contraignant à une lecture différente ? D’un mot sommes nous devant une invention ou de l’emploi d’une recette ?
On subit si impérativement ce qui est superficiel dans l’assemblage des formes, leur détermination géométrique, que l’apparence occulte la réalité de l’œuvre. Il faut donc aller au delà, s’attacher à transgresser nos préjugements, pour parvenir à une lecture authentique des travaux d’Alberte Garibbo. Rejetons les notables différences que comporte l’image concrète pour observer les structures et le chromatisme. Plus qu’une architecture, celles là sont porteuses du secret intime de la créativité. Chez Garibbo, leur rigueur dérive vers l’absolu d’un langage indicible. Le soulignent les filaments tendus, sortes de cordes de harpe muette, par cela au delà d’un rivage inaccessible. Ici, tension et désir se mêlent dans la non consommation. Dans la transparence fictive.
La même plénitude qui voisine le désespoir se manifeste dans le chromatisme où les blancs, les noirs, refoulent actuellement les rouges qui jusqu’ici témoignaient de l’irruption du sentiment. Et Alberte Garibbo semble en devoir de nous étonner. (Jacques Lepage, extrait de « L’Emploi du Temps » Z’Editions, juin 1994)
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Sombre immaculé
Mais dans la plaquette de l’exposition « Feu et cendres » (31 mai au 25 juin 1996), un seul écrit, un seul haï-kaï de Hugo Caral :
Sombre immaculé
Droites portes de l’obscur
Feux noirs s’y consument
(Hugo Caral)
Portes de l’obscur
Ce lieu où l’ombre et la lumière ne sont qu’une, où le jour à la nuit s’enfle et souffle, où cette immensité est l’Espace d’un Temps tétanisé. Ici tout déploiement s’opère, invisiblement, en sensations à la fois délicates et impérieuses. Passées les portes de l’obscur, plongée vers des ténèbres où les vents de lune viennent argenter des plages inconnues, où l’ombre se creuse, où, sur ses lisières, vacille l’intime reflet. (Alexandre de la Salle, 1996)
Au-delà de la couleur
Le noir, noir, toujours noir, plus noir encore. Où l’ombre se creuse, où, sur ses lisières, vacillent d’ultimes reflets. Noirs, noirs, transparents, qui, sans fin, s’en vont vers les non-frontières de l’immortel univers. Là où tout est, là où plus rien n’est, si ce n’est encore, toujours, ce voyage, cette plongée vers les mondes du non-monde. Je veux dire d’un monde qui n’est plus le nôtre, à distance sidérale. Où plus rien ne nous perçoit. (Alexandre de la Salle, 2000)
Mur de cendres
Et voici un dialogue que nous avons eu en avril 2000, et que j’ai reproduit dans le catalogue du « Paradoxe d’Alexandre » en juillet.
– Alberte, question lancinante, et le noir ?
– Comme tout ce que j’ai fait, c’est dans un rapport profond avec ce que je vois, avec ce que je suis. Après ma visite au Mausolée de Verdun, j’ai réalisé le « Mur de cendres », fait des superpositions de rectangles noirs, de dalles funèbres. Ce n’est pas triste, c’est plutôt la traduction de ce que j’ai vraiment ressenti. De toute manière, tout autour, la mort n’est-elle pas toujours présente ?
Après, extrême inverse, sur la route de Digne, j’aperçois un cimetière étrange, à claire-voie (conçu je crois par Dominique Petry-Amiel), littéralement troué par un rayon de lumière, et j’ai peint un polyptique, « Le mur vivant ». De ce mur de la mort, ou des morts, j’ai donc fait un mur de la vie.
– Soit, mais pourtant, d’où ce noir, d’où ces noirs ?
– Ça vient sans doute des noirs de la gravure, longuement pratiquée. Ici on passe par la technique, par son extrême rigueur. Et le noir, c’est tellement beau ! Si difficile à capter. Sur lui, quoi que tu fasses, tout se voit. C’est fort, c’est très fort.
– En somme, pour toi, le noir c’est à l’infini ?
– Oui, mais au début je ne pensais peindre ainsi que quelques toiles. Et puis, comme pour l’univers, il n’y avait pas de fin.
– Il n’y aurait donc pas de connotations morbides dans cette approche ?
– Non, le noir n’est pas triste ! Mais cependant j’éprouve parfois une sorte d’attirance pour la mort, pour ses Lieux. Peut-être aussi une révolte face à la monumentale bêtise des hommes, de leurs guerres. Mais on peut en faire quelque chose de beau. Et alors ça se détache de cette sombre origine, un nouveau sens se dévoile.
– C’est en quelque sorte un immense voyage ?
– Oui, une aventure... On suit un chemin sur le fil du rasoir, sans fin envisageable.
– Sur ces noirs si profonds qu’ils disparaissent en eux-mêmes, se réengendrant jusqu’à l’infini, n’interviennent que des lignes, des angles, jamais des cercles. Pourquoi ?
– C’est qu’en peignant, jour après jour, je fais ma thérapie. Ma grand-mère traversait de longues crises mystiques, et avait été enfermée ; et je le crois, je reproduis ainsi les barreaux de l’enfermement. Je n’ai jamais connu cette grand-mère maternelle, et on n’en parlait pas. C’était une personne sans visage, sans voix ! C’est mon père, après la mort de ma mère, qui me l’avait rendue. En somme, un véritable tabou, qui fut brisé autant par mes questions que par les réponses de mon père.
– Mais ta recherche de « pureté », de la pureté, un temps s’est également exprimée par le blanc. Peux-tu préciser ?
– Ce blanc exprimait lui aussi une approche de la pureté, au sens où, sur ce blanc, rien ne devait le ternir...
– Alors cet abandon, pourquoi ?
– Pour une raison technique : le blanc (huile) ou noircit, ou jaunit. Or je n’aime pas l’acrylique, que je trouve plat !
– Paradoxe : profondeur étonnante de tes tableaux, mais sans recours à la perspective ?
– Je crois que je me suis toujours interdit toute perspective. Mais le noir n’est-il pas en lui-même une couleur profonde et vibrante ?
– Ta peinture est à la fois habitée, infatigable « lame avant », se projetant loin, et en même temps, elle est nue ?
– C’est peut-être moins la recherche d’un idéal de pureté que la recherche d’une pureté des Formes, d’une forme exacerbée du dépouillement ici-maintenant.
– L’intrusion de ces formes minimales - des barreaux - introduit une dimension structurelle forte, à l’opposé de ce que seraient des éléments mis là comme ornements...
– Oui, et on peut aussi parler d’art construit, et c’est pourquoi, qu’à ta demande, j’avais accepté de participer à une exposition MADI. Le jeu des découpes, de la non-orthogonalité ne niant en rien la spécificité de mon travail. Et c’est pourquoi j’y reviendrai...
– Le monochrome ?
– Je n’en fais jamais. Puisque, noirs, mes tableaux ne sont en vérité que nuances de noir, et, mieux, des noirs.
– Ce que tu fais est donc aussi, comme tu le dis, une architecture dans l’espace ?
– Oui, mais née d’un regard troublé sur le monde...
– ... comme si pour se détroubler il y avait justement cette exigence de construction, de rigueur, de clarification... Le noir, dis-tu, c’est sans fin : quid du futur, je veux dire de ta peinture à venir ?
– Aller sans fin dans cet univers sans fin du noir inépuisable.
– Quelle place ce travail prend-il dans ta vie ?
– Une respiration, une immense respiration...
(Entretien Alberte Garibbo/ Alexandre de la Salle Avril 2000)