Alexandre de la Salle – Quant à toi, Frédéric, bien que tu aies exercé de multiples fonctions, dans cette chronique je ne parlerai que de toi photographe. Et tu te souviens de ce que j’avais écrit sur toi dans le « Paradoxe d’Alexandre », exposition que tu m’as toi-même proposée en tant que directeur du CIAC ?
Frédéric Altmann – Oui, je m’en souviens très bien, c’était très gentil, et tu m’appelais déjà homme-orchestre…
Alexandre de la Salle – Aujourd’hui je pourrais t’appeler « l’homme aux 500.000 clichés », et même si tu as bien avancé dans le scan de cette multiplicité impressionnante, je vais illustrer cette partie te concernant par cinq de tes photos mythiques, que tout le monde connaît par cœur, mais qui étaient justement, dans le « Paradoxe… », dans cette expo de 1999 qui faisait le point…Et ça m’amuse beaucoup de mettre en noir et blanc cette photo de Gilli qui, en couleur, illustrait ton article dans Nice-Matin. Elle est donc là comme tu l’aurais voulue…Bon, voilà ce que je disais :
« Nos routes se sont constamment et heureusement croisées : travail, et amitié, distances subies, rapprochements voulus. Et tant d’humour...
Car Frédéric Altmann est une sorte d’homme-orchestre : il fut galeriste à deux reprises, il étudia et mit sur pied le projet du Musée d’Art Naïf, puis, avec Anne-Marie Villeri, il seconda fidèlement Claude Fournet. Il fut chanteur, comédien, et récitant dans le Groupe Bételgeuse d’André Verdet. Il fut, et il est toujours, un critique d’art attentif aux événements de notre région, et surtout sensible aux créations nouvelles.
Il fut également l’incomparable archiviste et documentaliste de toute la région, la passant au crible serré de son Leica. Il fut ainsi le photographe engagé auprès d’une multitude d’artistes, et, engrangeant une formidable moisson, il s’est fait mémoire vivante des lieux et des visages : 80. 000 clichés, je crois ! Ils y sont tous, et tous s’y retrouvent, surpris, heureux de tels compagnonnages. Frédéric expose ses images un peu partout, jusqu’au Japon, et en Corée. L’exposition que je lui ai consacrée à St Paul a permis de faire ressurgir, jeunes, des visages d’autrefois, comme sous une brise mélancolique mais fidèle : justesse du coup d’œil, vérité de l’expression. La volonté de piéger la vie, de la faire vivre ailleurs, autrement, pour lui assurer son éphémère survie. (Alexandre de la Salle, 1999)
Photographies d’une vie
Et au lieu de reproduire le texte de France Delville qui était dans le « Paradoxe… », comme c’était un extrait de la préface de ton livre « Photographies d’une vie » (Editions de l’Ormaie), je vais plutôt en donner le début, de cette préface… :
« Ce titre, Photographies d’une vie, d’entrée de jeu relie le récit à un acte qui apparaît comme fondateur dans la vie culturelle de l’enfant Frédéric. Tel un rite de passage, passage de l’enfance à l’hu¬manisation. D’emblée cet acte le désigne comme un témoin, au sens fort : un témoin n’est pas un spectateur mais un être engagé, portant témoignage, dans une action, dans une signature, pour que la vie, sous ses yeux, ne se perde pas tout à fait, qu’au moins une partie de cette vie, croisant celle du témoin, de l’intéressé, (inter/esse), dans la rencontre, soit sauvée, c’est à dire inscrite. Porter témoignage, c’est transporter avec soi, non pas un fardeau, mais un bagage chargé de traces, de traces de vie, de traces de l’existence de l’autre...
D’entrée de jeu : l’importance de la mémoire, et donc, d’une transmission possible, pour celui qu’on appelle l’auteur, mais qui, alors, s’avère une courroie de transmission. Ne pas se croire à l’ori¬gine de sa parole comme dans le discours du maître mais au contraire, se considérer comme un fusible, permet le passage de l’électricité, c’est à dire du vivant...
Acte inaugural de l’adolescent lorsque, chanteur en tournée aux Etats Unis, il réalise sa première photographie pour Faire voir à ses parents restés en France comment c’est. Imprimer pour quelqu’un. Dans une adresse.
C’est le début de l’école du regard, du partage de la vision. Attirer l’attention d’autrui après avoir été attentif soi même, c’est ne pas croupir dans ce que Jacques Hassoun appelle l’irrelevance : quand rien ne fait écho, que tout passe, tout lasse, sans commentaire, sans être relevé la lâcheté du no comment. Sans avoir rien à dire sur le sujet, sur le Sujet.
Relever, c’est aussi faire le géomètre : Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre, était la consigne de l’Académos. Qui aurait pu se dire aussi : interdit aux aveugles, car le monde n’existe pas pour eux, il est nul et non avenu...
Cette irrelevance passivité, indifférence c’est la mort. Au contraire l’adolescent Frédéric n’agit pas en isolé. Et cette attention active, avec possibilité d’une destination, qui semble première dans le mode d’être de notre auteur se retrouve dans le préambule qui indique que la vie d’Alexandre Altmann est contée par Frédéric Eloy. Le même et pourtant un autre. Frédéric Altmann, l’homme public, est allé rechercher, pour le questionner, pour se questionner, le Frédéric intime, celui du Nom. Riche invitation...
Manière très signifiante, surtout, de faire retour à ce qu’une société abjecte (comme il leur arrive presque inévitablement de l’être, n’ayant pas à cœur la Place de l’Etranger mais plutôt ce fantasme : ladite cohésion sociale), a, un jour, interdit.
Mais l’on retrouve toujours avec émerveillement la persistance, il insistance, du Lien premier, que ce soit par le Nom, la saveur des choses, la mémoire des premières affections dans tous les sens du terme. Oui, l’on constate toujours avec satisfaction la puissance de la fidélité chez l’être humain, au delà de ce que, sans y penser davantage, l’on nomme fidélité.
La fidélité, du latin fides, est à la fois une confiance et une foi. Confiance sans doute en la vie originaire qui nommait, et accueillait. Et puis cela se gâte, cela veut se détruire entre soi. Il est dit que toute conscience veut la mort de l’autre conscience. C’est d’autant plus vrai qu’il est dit aussi que le phénomène de conscience est une forme d’agressivité contre soi même. Le principe de plaisir engage plutôt au cocon, à la fermeture. L’affect produit par l’existence de l’autre, c’est lorsqu’on n’y réfléchit pas davantage, le struggle for life, l’invidia.
Mais lorsque l’individu se retire - EN lui même dit on, alors que c’est POUR interroger ce Lui même quelque chose fait retour de l’autre, celui qu’on avait bâillonné, l’enfant qui, avec la force acquise par l’adulte, va redonner vie publiquement – à ceux d’avant l’horreur. A ce d’avant, cette chose de l’Avant.
Pour cette opération délicate, ici, Frédéric Altmann Eloy invente une distance libératoire. Dans cette réactualisation de l’émotion, elle est prétexte à retrouver des tranches de vie énigmatiques, un passé présent si partagé qu’on ne sait plus à qui il appartient... Qu’il ne sait plus... Dépossession permanente pour avouer d’emblée l’Inaccessible par laquelle le discours contemporain, littéraire ou pictural, fracture le sujet dit barré... Ce n’est pas forcément de la conscience malheureuse, il s’agit d’un doute qui se généralise, sur le moi...
C’est pourquoi ici, (dans une sorte de travail en négatif son¬dant l’espace intime, quoique pudique... ou pudeur intime ?) ce qui manque vient embaumer comme la plus belle des fleurs rêvées, tel ce journal Cannes l’Enchanteresse, qui, n’ayant jamais vu le jour, parle de la Mère et du Père mieux que n’importe quel épisode romanesque.
Ce qui n’aura pu qu’être espéré (ayant été menacé, interdit, puis jeté à la poubelle), viendra, semble t il, constituer le désir tenace du fils : il, Frédéric Eloy Altmann. Qui y aura gagné de ne plus céder sur le devoir de rendre compte.
Très jolie manière de traiter de la Dette. Celle due par l’autre. La Société y comprise. Faire rendre comptes à ce qui, en permanen¬ce, interdit la culture de l’autre, étant entendu ou plutôt refusé d’être entendu que nous sommes tous des cultures interdites.
Témoigner d’une œuvre, c’est se battre contre l’indifférence, car c’est contrarier le désir d’indifférencié de ceux qui prétendent que nous sommes tous pareils. Si nous sommes tous pareils, on peut en mettre certains à la poubelle et que le compte y soit quand même. Or c’est faux, nous sommes tous uniques, et la destruction d’un seul est une honte pour tous... Ce qu’on appelle un critique d’art, c’est quelqu’un de vigilant, c’est un guetteur de l’unicité de celui-ci, de la voix menacée ou perdue de celui là... (…) Camera oscura de la mémoire… qui permet que tout se découpe dans le plein ciel imaginaire, celui de l’ardeur. Photographies, oui, mais graphies, fioles de ce que les photons ont laissé de poussières d’étoiles… » etc.