Alexandre de la Salle - J’ai le plaisir de voir que deux photographes sont à l’honneur en ce moment, Denis Brihat au Théâtre de la Photographie et de l’Image (ancien Artistique), à Nice, et André Villers à la Malmaison de Cannes, et à la galerie Sapone (Nice). Cela me réjouit, car, dès le début des années 80, j’ai accordé à la Photographie autant d’importance qu’à la Peinture, et qu’à un moment ou à un autre, j’ai exposé ces deux magnifiques artistes, entre autres. La photo est un art extraordinaire, qui a ses génies, ses mouvements, ses chercheurs, et, dans ma galerie, elle a pris une place de choix. Et, comme je te l’ai raconté dans notre entretien filmé, c’est le niçois Albert Giordan qui m’a entraîné dans cette passion.
Frédéric Altmann – Je me souviens de sa première exposition chez toi, en décembre 1980, nous avons tous été frappés par l’aspect abstrait des objets qu’il avait photographiés. Même un porte-manteau, même une pomme. Il entrait dans ta galerie par la porte de la géométrie. Et cela, tu l’as exprimé dans le « Paradoxe d’Alexandre ».
Alexandre de la Salle – Oui, j’avais toujours été profondément convaincu que le travail d’Albert Giordan était comme la dernière et la plus somptueuse manifestation de l’esprit Bauhaus, que tout chez lui était rigueur, extrême rigueur, que, comme d’un géomètre, d’un arpenteur, il voulait saisir l’essence du monde, et des choses, que ce point, où pendant quelques instants, un regard s’était fait la chose vue, il avait su mourir à lui-même pour que le réel enfin soit. A l’occasion de son exposition à l’Entrepôt Lainé de Bordeaux, intitulée Natures Mortes, j’avais écrit :
« Tels que nous les entrevoyons de manière fugitive, ces objets humbles et discrets, après les avoir dépouillés d’un maximum des connotations qui souvent nous les masquent, Albert Giordan leur communique présence et beauté. De l’œil de son appareil aux cuves du labo, toutes les phases de l’opération parfaitement maîtrisées, il offre à notre œil incrédule des images glacées et sensuelles d’une impérieuse évidence. Un art venu de loin, sorte d’ultime et somptueux avatar d’une manière de voir qui remonte jusqu’au Bauhaus. Noirs profonds, blancs éclatants, et la gamme soyeuse des gris reliant les uns aux autres les différents plans de la surface, pour lui donner son exemplaire unité. (...) Giordan ne frôle pas l’abstraction, il laisse plutôt sentir que la frontière n’est pas loin, où l’objet devenu tache insignifiante perdrait son identité. Espace fermé, comme aplati, où l’objet épuré s’offre isolé à l’œil. (...) Au cœur de ce silence, comme si le temps lui-même était bouté hors champ, émerge comme la présence d’une absence, celle de l’Homme et des désignations multiples qui confèrent à l’objet son trop-plein d’être. (...) Aux confins du visible, détecteur des paresses du voir, le photographe authentique ne peut être que celui qui nous révèle d’autres profils du réel énigmatique où nous sommes immergés ». (Alexandre de la Salle)
Frédéric Altmann - Et dans le même « Paradoxe… », il t’a rendu hommage en ces termes : « Alexandre de la Salle : il s’est toujours intéressé à tout et aux autres. Il a toujours parlé des artistes avec passion. Que ce soit des peintres connus, moins connus ou encore inconnus. Il a toujours su aider, lancer et montrer les peintres, sculpteurs et plasticiens qu’il a aimés. Fidèle, intègre, curieux, droit, et respectueux du travail de ceux qu’il a exposés, c’est aussi et surtout un passionné d’art, de tous les arts. Une passion qui l’a conduit à prendre des risques à tous niveaux, à oser considérer la photographie comme une œuvre d’art à l’heure où peu de galeries en étaient convaincues. C’était au début des années 80, au moment où il s’est intéressé à moi comme je me suis intéressé à lui. De cette rencontre, d’une passion commune, et sous mon impulsion, il a couru le risque de créer un département photo dans sa galerie. Cet espace, c’était notre histoire à tous les deux. Aujourd’hui, je tiens à le remercier. Au nom de la photo, et pour tout le plaisir d’avoir travaillé ensemble. (Albert Giordan, Janvier 2000). En mars 1985, il fait la couverture du deuxième numéro de la revue « Caméra International », avec sa fameuse enveloppe sous une porte : une merveille.
Alexandre de la Salle – Avida Ripolin, alias France Delville, a bien analysé l’aspect structurel de la photographie d’Albert Giordan, et ce n’est pas pour rien que la Mission de la Datar affectera à celui-ci le secteur de la « Consommation », dont les sites sont aussi dépouillés que possibles, de simples hangars à tentations, rarement beaux, et lui va en faire de somptueuses structures, énigmatiques à force de dépouillement :
« Qu’il s’agisse de ces objets nus, lettre sous la porte, cintre, boîte blanche, torchon de cuisine, pile de livres, qu’il s’agisse de ses espaces commerciaux pour la DATAR, ou encore de la haute-Couture, chaussures ou veste Chanel, qu’il s’agisse de portraits, celui d’Anne de la Salle par exemple, Albert Giordan nous en rapporte avant tout la structure. Il donne à voir cette vérité-là de l’objet que nos regards distraits ne font qu’effleurer, sans l’engrammer. La structure c’est-à-dire ce qu’il y a de spécifique dans un objet, d’habitude en mouvement, que ce mouvement vienne de l’intérieur ou de l’extérieur, lorsque ce mouvement est écarté. Alors surgit une sorte d’ipséité. Que la boîte blanche soit ouverte ou fermée, un moment fixé qu’infinise la photo offre le temps d’analyser inconsciemment ou consciemment les composants et leurs liens.
C’est sans doute pour cette pertinence-là que la Mission photographique de la DATAR (ayant pour objet la création d’une image du territoire des français, les décors de leur vie quotidienne etc...) a fait appel entre autres à Albert Giordan. Le début des années 80 coïncide avec un moment particulier de l’histoire du territoire que la DATAR entend marquer, écrivait Bernard Latarget en 1983. La Revue Photographies d’avril 84 décrivait ainsi Albert Giordan : Professionnel très tôt après avoir fait des études de photographie et d’architecture. En 1976, commence ses recherches personnelles sur les phénomènes visuels purement photographiques, aboutissant à des images d’un dépouillement et d’une subtilité extrêmes qui se rattachent à la tradition de la photographie pure des années 20. Travaille pour la Mission photographique de la DATAR ».
Ses photos de la Mission de la DATAR 1985 (« Dans les espaces commerciaux du Midi »), je les ai exposées de mai à juillet 1987, et ce n’est que plus tard, en 1988, que dans une plaquette éditée sur ce travail seraient reproduits des passages très révélateurs d’un entretien avec Claire Devarrieux :
Nature morte « J’ai intitulé ce travail nature morte, parce qu’il s’agissait d’une relation au sujet qui a souvent été la mienne, je travaille plutôt en atelier. La commande m’intéressait, pour remettre le nez dehors.
Le sujet, paysages de la consommation, était un des rares qui parlent d’une transformation par un phénomène social, d’une activité humaine qui crée son propre paysage. J’ai d’abord essayé de voir comment la consommation avait agi. Et puis je me suis retrouvé avec un sujet beaucoup trop vaste.
J’ai rétréci le mot consommation à ceci : acheter pour acheter, acquérir, posséder. J’ai besoin d’une paire de chaussures, je repars avec un tee shirt et une télévision. Un comportement qui excluait les petits commerces. En fonction de cette définition, j’ai dressé une liste des lieux possibles : centres commerciaux urbains, zones commerciales périurbaines, zones piétonnes.
Les zones piétonnes ont été abandonnées, car je ne pouvais pas travailler avec une vision morcelée. Pour moi, la photographie de paysage doit être synthétique. Or, cette zone était photographiable par petits bouts, par détails, une enseigne, une plante verte, un étalage. Cela aurait demandé une séquence, ce qui ne m’intéressait pas, et des moyens cinématographiques pour dominer le sujet, à l’aide d’un camion grue, à trois mètres du sol.
Je me suis essentiellement axé sur les zones commerciales en banlieue, paysages nouveaux, chaque fois construits dans une frange, entre campagne et ville, paysages intermédiaires, sans définition. Je me suis promené, j’ai photographié tout ce qui attire l’œil, et je me suis rendu compte que c’était incohérent, ce paysage, et difficilement cernable, avec cette implantation provisoire de la ville et ces restes de campagne.
J’ai rencontré partout les mêmes lieux, la même incohérence, du nord au sud, je n’arrivais pas à en trouver le sens. J’en ai conclu : si c’est partout la même incohérence, elle est là, la cohérence, c’est là que je dois la trouver. Dénoncer ou magnifier un tel paysage ne m’intéressait pas. Le fil conducteur que je cherchais était d’ordre esthétique.
Pour trouver cette nouvelle cohérence, je me suis constitué un répertoire systématique de fragments de paysages. À Toulouse, Reims, Nîmes, c’étaient toujours des éléments identiques : pauvreté de matériaux, du béton, de la tôle, du préfabriqué, rarement l’acier ou le verre, plutôt des hangars, et pauvreté dans les formes, cubes, parallélépipèdes. Peu de diagonales, peu de formes circulaires, des horizontales et des verti¬cales. Très primaire, comme graphisme. Et le sol, c’est le parking, avec de temps en temps un buisson perdu, et des tas de graviers. J’ai photographié tous les sols possibles, mais ce sont les mêmes partout… » etc.
(A suivre)