Couples
En 1991 la galerie G. de Besançon a repris une exposition de Christiane chez moi, et, toujours à Besançon, l’éditeur Paul Bourquin a publié « Couples » : 11 planches de dessins signées Christiane Alanore et un texte d’Avida Ripolin qui a joué sur le nom de Christiane Labatide, le vrai nom de Christiane Labatide Alanore :
« Année 2513 avant Jésus Christ : L’Ab Asside Allah Norh se fait dans le siècle la réputation de la plus grande amoureuse répertoriée. On parle de son feu central, du véritable trou noir qui l’habite, des flammèches de son baiser, de la tempête de ses bras... Les amants éventuels savent qu’elle les tuera juste après l’orgasme mais aucun ne résiste à ses avances. Leur devise est : qu’importe la mort à côté du brasier cosmique, que vaudrait une survie passée à regretter l’incendie sublime ?
L’Ab Asside a reconnu très tôt au profond de son corps les tremblements divins, de véritables séismes dus à une énergie sexuelle hors du commun, et elle a accepté son destin de prêtresse de l’amour, véritable puits de pétrole faite femme. Je suis la violence incarnée, clame t elle rituellement pour inaugurer chacune de ses noces. Je suis la violence faite chair, que tous ceux qui désirent goûter aux braises du magma initial viennent s’inscrire sur la liste d’attente.
Les plus grands guerriers, les athlètes les plus musclés s’empressent donc de se jeter sur le corps déchaîné de l’Ab Asside, et les vibrations de leurs ébats, les contrecoups de leur copulation se font sentir à l’autre bout de la planète.
Janvier 3009 après Jésus Christ :
Par un communiqué, le Gouvernement Mondial déclare qu’il s’arrache les cheveux (ainsi que la tête, tant le mouvement est fort, mais la tête repousse à chaque fois car le Gouvernement est une Gorgone) et lance un appel : que faire de l’énergie, de toute cette énergie ! Il est connu depuis des lustres que la personne humaine est une centrale électrique, un gisement de bitume liquide, et lorsque le carburant jaillit trop fort, pour peu qu’une allumette enflammée se présente... Pchach !... L’incendie explose, se propage, et le corps et l’esprit humain, tels des torches imparables vont calciner tout ce qui se trouve sur leur passage, et il ne reste plus que des cadavres carbonisés, aussi déglingués que des poupées violées...
Août 5413 de l’ère chrétienne, nouveau communiqué du G.M. : Aucune solution n’a encore été trouvée pour utiliser Á DES FINS UNIQUEMENT BÉNÉFIQUES l’énergie humaine. Trop de gens sont encore des derricks sauvages, et loin de produire des bénéfices, ils ravagent tout ce qui a le malheur de les approcher. Des savants se penchent avec énormément de passion sur le sujet de cette conversion des ressources, brûlant. Eux-¬mêmes, au cours de l’expérience, toute leur énergie, c’est pour cela qu’ils sont si sereins et souriants.
ET POURTANT, au cours des siècles, par ci, par là, un tel ou une telle avait pour son propre compte trouvé la clé de la transmutation. Exemple, à la fin du XXe siècle, la descendante de l’Ab Asside. Et cette clé, c’est l’Expression, la grande Industrie de la Conversion, l’Art en quelque sorte, pour l’éducation et le plaisir des congénères et de soi même.
Fin du XXe siècle. Histoire de la descendante de l’Ab Asside : Alanore.
Il était une fois une petite fille que possédaient toutes les forces de la terre, une petite fille qui avait accepté, s’était laissée investir, ignorait encore tout avec l’esprit mais savait tout avec le corps, il était une fois une petite alliée du dieu Mars et du dieu Eros qui se préparait sans le savoir à la plus grande initiation.
Et comme il se doit elle n’avait rencontré que résistance, mépris, ignorance, désir de meurtre. Meurtre de ses premières créations, meurtre de ses premières peintures, si libres, si transgressives. Et en retour, déjà, elle avait dessiné des couteaux, des épées, telle une plante aquatique qui se fabrique des poisons à seule fin de protéger la vie à venir.
Car elle était une fille des éléments, directement issue de la terre et du feu, de l’air, de l’eau, elle acceptait cette proximité magnifique sans aucune restriction, et lorsqu’enfin la possibilité de fusion se présenta, elle se jeta dans le volcan à pieds joints, en poussant des cris d’enthousiasme qui effrayèrent les endormis, les frileux, les ignorants.
Tous lui jetèrent l’anathème jusque dans sa propre famille. Mais des fils du ciel comme elle la reconnurent et lui achetèrent des pinceaux et de l’isorel. Boris Vian, la repérant comme fille du volcan et de l’Expression, cacha ses tableaux chez lui, pour les sauver, en brigand de la culture.
Mais le voyage volcanique avec l’élu, un Homme Oiseau, commença, et dura suffisamment longtemps pour créer une mine de brandons que la guerrière amoureuse laissa solidifier en un coin de son jardin.
Depuis l’amante n’a cessé de griffer, paupières closes, des feuilles vierges, pour y faire surgir les figures du ballet fou. Elle n’a qu’à puiser dans son terril, et souffler sur les brandons pour ranimer du ballet fou chaque baiser en délire, chaque brûlure extatique, elle est la mémoire d’une initiation phénoménale, d’une aventure digne de légende, elle refuse que s’éteigne le souvenir d’un embrasement prolongé, manifestations du soleil interne, incarnation des aimantations astrales.
Mais parfois le baiser s’immobilise, et les corps se suspendent dans une paix vibrante, et c’est l’aboutissement des expériences, l’absolu d’un temps trouvé, et c’est ce miracle d’adhésion totale que trace ALANORE, les yeux clos, la main somnambule, car seul celui qui a vécu la guerre de près, de très près, peut bien parler de la paix. (Avida Ripolin)
Les récompenses de la chair
Pour l’exposition de 1985 (Peintures), sous le titre « Les récompenses de la chair », Avida Ripolin avait écrit :
« L’océan. Cela en a les circonvolutions, les remous, les convergences. Cela enveloppe comme lui. Cela bouillonne. Comme dans l’océan, là, les corps sont jetés, projetés ; ils perdent cette immobilité distante, cette paresse à éprouver qui est l’état normal du corps.
Là, dans un océan de vibrations, dans ces courants et contre courants, les corps, déclenchés par la force d’un désir tellurique se lancent sans retenue, sans restriction, sans pudeur. Ils n’éprouvent aucun dégoût, aucune répulsion, ils n’ont aucune réserve. Pas de quant à soi. C’est une chair qui a un goût total pour la chair. Ils s’offrent. Pas un centimètre de peau, ni d’âme, qu’on refuse de lâcher dans la mêlée. Car il s’agit de se mêler, de s’entremêler, de perdre sa forme initiale. Il s’agit d’affron¬ter l’immensité du désir, de l’accepter, de le suivre, sans peur. D’aller aussi loin qu’il va. Il s’agit, non pas d’effleurer l’anatomie de l’autre du bout des lèvres, du bout des doigts, en grapillant des plaisirs furtifs, civilisés, mais de se coller à elle frénétiquement, de couvrir toute sa surface, de la pétrir, de s’enfoncer en elle, d’en épouser les creux et les pleins. C’est de la chair qui s’englue dans la chair, qui s’en nourrit, qui la fait chanter et chante elle même, qui court, s’immobilise, est repue, a soif de nouveau et assouvit sa soif, et jouit enfin de s’être entièrement donné et d’avoir pris de même. D’avoir plongé. Alanore, jeune femme, répondait avec l’innocence d’Agnès, lorsqu’il s’agissait du corps : « Est ce qu’il y a autre chose ? ».
Un seul tableau, immobile, fait vibrer tous les stades de l’amour étreinte : attraction, pénétration, déferlement, apaisement. Tout est là : tension, charge, excitation, pulsations, tout le potentiel des zones érogènes. La beauté convulsive. Tous les stades du plaisir. Dans ces corps les grands pôles géographiques se rencontrent, les grandes pulsions sismiques se mettent en branle et prennent feu les souterraines forges.
Alors il n’y a plus corps et corps mais fer et limaille, flèche et cible, vent et voile, grottes et eau, ciel et alizés et le couple lui même, devenu grand animal à deux têtes, s’immobilise dans un paroxysme continu de bien être. De merveilleusement être.
Ce que créent les touches de peintures, tournoyant comme les cercles concentriques (du torrent), ce sont des champs magnétiques, des champs tourbillonnants d’énergie, où les personnages sont pris au piège, galvanisés.
Ce qu’elles créent, c’est un jaillissement du profond (le peintre peint avec ses mains parfois les yeux fermés) sans intervention du mental. L’eau du geyser s’échappe impétueusement, la lave fait craquer l’écorce et se montre telle quelle. C’est un terrain riche, fertile d’où naissent les personnages et auquel ils ressemblent, alluvions, terres tels quels, avec cette peau riche comme la terre, cette terre douce comme la peau. Le monde devient, dans ces tableaux, une vaste peau à toucher. Et les mains, les corps, des appareils à toucher et à être touché. Car ils sont peints avec les mains, avec le désir. Contact, contact : baisers, mains, corps, fesses, sable, ciel. Le corps perd sa forme, devient sable, pénétré, pénétrant, sang qui coule dans le sang de l’autre comme un domaine vibratoire, les rayons courent librement et font les chairs ensoleillées, dansantes. Les personnages ont remonté le courant, comme les saumons, ils ont appris à la source comment circulaient les flux. Alors, quand ils ne font pas l’amour, ils caracolent sur des chevaux, des dromadaires, se perchent sur des vélocipèdes, sont équilibristes, trapézistes, ils nagent, accolés comme des phoques heureux, s’envolent dans des avions, des ballons, des téléphériques, des fusées spatiales. La terre les empâte mais ils s’enfuient dans d’orgastiques élans.
Et, entre les couples, ces regards dévorants. Ils n’ont d’yeux que pour l’autre. Jamais on n’a vu regards plus définitifs. Et cette tendresse. Ils sont comme des chats, souples, flexibles. Les corps ne sont pas résistants, ils exécutent sans souffrance toutes les cadences intérieures. La tendresse de l’homme pour la femme, de la femme pour l’enfant, de la femme pour l’oiseau. Tout est : embrasser.
Alanore ne peint rien d’autre que l’état fondamentalement aimant(é) du vivant ». (Avida Ripolin, 1985)