Christiane Alanore et les animaux
Très vite Christiane Alanore va se faire une spécialité des ébats amoureux entre homme et femme, aussi bien dans ses dessins que dans sa peinture, mais il faut noter la place des animaux dans sa mythologie. Et dans la plaquette de l’exposition chez Jeanne Castel, 3 rue du Cirque ( !) en novembre-décembre 1955, intitulée « Peintures », Fernand Gregh titre « Les animaux saisis dans leur essence et leur ridicule préhistoriques » :
« On m’aurait dit que je présenterais un jour des toiles de Christiane Alanore, on m’aurait bien étonné. Je n’aime en prose et en vers que ce qui est fini. En peinture aussi. Je trouve bien désinvoltes les jeunes peintres d’aujourd’hui, qui donnent à ce qu’ils font le caractère d’esquisses aussi soigneusement que leurs arrière-grands-pères fignolaient. Les uns et les autres suivent la mode.
Mais Christiane ALANORE m’est parente et elle est charmante, gaie, vive, artiste et elle cherche. A-t-elle trouvé ? Eh bien je crois que oui sur un point. Elle a inventé une façon de peindre qui lui est personnelle. Elle modèle la peinture avec ses doigts, elle ne touche pas à un pinceau. Aussi ce qu’elle fait prend-il l’aspect inaltérable de la céramique. Dans deux cents ans on retrouvera ses toiles intactes comme si elles avaient été cuites.
Et puis elle a un sens du comique des animaux qui lui est entièrement personnel. Vous admirerez en particulier, j’en suis sûr, son coq perché sur des jambes maigres et rengorgé dans son bréchet avec son bec tombant qui a l’air d’une moustache ; il y a des vieux colonels qui lui ressemblent. Un poisson qui a un trou dans le milieu (pourquoi ?) a une tête de poisson reconnaissable entre mille. Et d’autres animaux aussi, saisis dans leur essence et leur ridicules préhistoriques ».
Il y avait dans l’exposition un Criquet mauve, un Papillon sur fond jaune, Mon copain kangourou, L’oublié de la marée, Tcha-tcha dans les roucas d’ocre, Dindon, Zèbre, Hippopotame, La saison des loups, Le ballet des rouquiers…
Dans la même plaquette Claude Martine nota qu’il fallait attendre toutes les audaces d’une douce femme peintre, aux cheveux blonds en baguettes, au visage aigu, tout sourires…
Et dans le Journal du Dimanche du 27 novembre 1955, Henri Rochon écrivit : « Christiane Alanore, qui expose actuellement ses toiles à la galerie Jeanne Castel, avait choisi comme modèle une tortue. Cinq jours après avoir été « portraitisée », la tortue est morte. La même mésaventure est arrivée à un coq et à un oiseau familier dont Christiane avait reproduit les traits. Le mois dernier, l’artiste s’est mise au portrait. Elle a commencé par Fernand Gregh. Aux dernières nouvelles l’académicien est en excellente santé ».
Gelées torrides
Notons encore la très belle interview d’Eric Borg dans le Zoo du 1er Juillet 2004, sous le titre « Gelées torrides » :
Zoo - Comment avez vous connu Boris Vian ?
Christiane Alanore : Chez Gallimard qui faisait des cocktails tous les jeudis, c’est là aussi que j’ai connu Raymond Queneau. Mon frère était hostile à ma peinture et détruisait mes tableaux. Boris m’avait dit : « Ne te fais pas de souci, dès que tu finis une peinture tu peux l’entreposer chez moi et venir la reprendre quand tu veux ». Ce que j’ai fait. On a fait connaissance comme ça. Il m’achetait un peu de peinture, il était très généreux. Il était très direct aussi, brutal et en même temps d’une sensibilité terrible, en étant poisson et verseau, un ensemble ouvert sur les belles choses, les choses nouvelles et en même temps en difficulté avec le public.
Zoo - À L’époque vous deviez faire scandale ?
C.A. - Oui... Je pensais déjà que l’érotisme était une chose naturelle et surtout je mettais la femme au même niveau que l’homme. La femme a les mêmes désirs, les mêmes pulsions que l’homme. Pour la sortie de Cantilènes en gelée, le recueil de poèmes de Boris, j’avais décoré les murs et les plafonds de la librairie du Club Saint-Germain. Au bout de juit jours les gens ont porté plainte, on a dû tout effacer.
Zoo - Ce dessin est très intéressant (il s’agit du dessin figurant sur l’invitation au Cocktail pour la sortie de Cantilènes, reproduit ci dessous). Quelle était l’idée pour vous ?
C.A. - C’était de voir comment mon sexe répondait. Un homme sait déjà petit quand ça bouge. Chez la femme on ne voit rien, c’est vivant intérieurement, la jeune fille qui sait qu’il y a là quelque chose de vivant veut y voir de plus près (rires).
Zoo - Quels étaient les artistes que vous aimiez ?
C.A. - À vrai dire je suis assez fermée, je vis pour moi, c’est honteux à dire... Aujourd’hui j’aime bien Paul Klee, Bacon beaucoup, Rothko, mais à l’époque j’étais surtout très amoureuse, je vivais pour l’homme que j’aimais, je faisais ces dessins pour lui, avant de faire l’amour ou après. J’ai commencé à dessiner à 14-15 ans. Mon père faisait de la peinture mais il était classique. Il me disait : « Ne peins pas comme ça, tu fais des bêtises, ça ne se vend pas… ». Je lui répondais : « Je m’en fous que ça ne se vende pas ». Mon frère, lui, m’a reniée jusqu’au bout. Il ne voulait même pas que je signe mes peintures de mon nom. Comme je m’appelle Labatide Alanore, Boris m’a dit un jour : « Puisque ton frère nous emmerde, tu vas t’appeler simplement Christiane Alanore, c’est plus joli. Mais bon, si j’avais voulu garder mon nom, je le gardais… On n’est pas en Corse !... (rires) (…)
Zoo – Jean Dubuffet vous a acheté six dessins pour le magnifique musée de l’Art Brut à Lausanne. Comment l’avez-vous rencontré ?
C. A. - Je vivais avec un journaliste, que j’ai beaucoup aimé, et il m’a appris un jour qu’un peintre passait des annonces recherchant des artistes originaux. On lui a écrit, on a été Le voir, il a été adorable, on est même partis en vacances ensemble. Il a aimé mes peintures et surtout mes dessins, il m’en a acheté une dizaine qu’il a envoyée plus tard à l’art brut à Lausanne. Il ne fréquentait pas tellement les gens, il était très sauvage, comme Chaissac. Dubuffet m’écrivait dans ses lettres : « Alanore, vous ne changez pas. Ce n’est pas un défaut, vous avancez tout le temps ». J’ai commencé à dessiner le couple quand j’avais quinze ans et je continue aujourd’hui ». (Propos recueillis par Eric Borg le 20 mai 2004).
Recouvre tout de noir
Et cet aveu de Christiane Alanore à Héliane Bernard dans le numéro d’octobre 1991 de la revue « Montrer » : « Il y a un proverbe qui dit, on ne s’installe pas dans la peinture, on la pousse à bout. Il faut que je me batte. Et quand je ne me bats pas, je me dis bats-toi. Recouvre-tout de noir et puis après on verra ». Admirable non ?
Alanore dans la légende de Saint-Germain-des-Prés
En juin-juillet 1989, pour accompagner l’exposition à la Galerie Alexandre de la Salle, avait paru cet article dans Art Thèmes : « C’est Jean Giono qui, en 1958, préfaçait ainsi le catalogue d’une exposition d’Alanore : L’art de Christiane Alanore m’enchante car elle se sert des mots de la tribu et des fenêtres naturelles de son âme... Nièce de Fernand Gregh, et amie de Boris Vian, son nom est inscrit dans la légende de St Germain des Prés, aux côtés des Frères Jacques, d’Yves Robert, de Juliette Gréco, d’Anne-Marie Cazals et de Claude Luther. (…) Depuis dix ans, Alanore est cannoise : si elle vend le matin des journaux sur la plage, elle se consacre l’après-midi à son art, modelant de ses doigts la pâte de ses tableaux, ce qui leur confère cet aspect inaltérable de céramique ». (Art Thèmes, extrait)
A suivre