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CHAPITRE 12 (Part II) : Chronique d’un galeriste

Suite de la chronique proposée par Alexandre De La Salle cette semaine...

Cantilènes en gelée, 14 mai 1949

Couverture des « Cantilènes en gelée » de Boris Vian illustrés par Christiane Alanore
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L’édition par Borderie des « Cantilènes en gelée » (poèmes de Boris Vian illustrés par Christiane Alanore) était ainsi présentée par Noël Arnaud :
« Les Cantilènes en Gelée sont un des deux recueils de poèmes que Boris Vian aura vu paraître, l’autre étant Barnum’s Digest de peu antérieur pour ce qui est de sa publication et, en fait, postérieur quant à l’écriture de l’essentiel des textes. Des vingt poèmes composant les Cantilènes, le plus ancien qui soit daté est du 11 avril 1946 ; le plus proche de nous, fabriqué, semble t il, in extremis pour gonfler le recueil jugé trop malingre eu égard à son prix de vente, est du 9 février 1949 : dans l’ordonnance du livre, il apparaît le dernier, il s’intitule Les Frères ; conçu comme une chanson (Boris en a même écrit la musique), il est un peu extérieur aux Cantilènes, il s’en éloigne pour préfigurer les Chansons possibles et impossibles de 1954 55. Ce sont les manuscrits qui nous donnent quelques indications chronologiques sur les accès lyriques de Boris Vian : dans le livre, aucun des poèmes n’est daté. Le 14 mai 1949, à la librairie du Club Saint Germain des Prés, une grande soirée apéritive annonçait aux Parisiens (les seuls estimables, ceux des caves) la naissance du recueil, sorti des presses un petit mois plus tôt (précision utile aux bibliographes car le livre est rigoureusement dépourvu de toute datation, ce qui frise l’illégalité puisque, mis à part dix exemplaires d’auteur, il n’était pas hors commerce). L’éditeur des Cantilènes, Jean Rougerie, en était à ses commencements dans le métier. Il avait fait la connaissance de Boris Vian par Eugène Moineau, journaliste (et un peu mieux que ça) bien introduit à Saint Germain des Prés, et par le jazz dont il était un amateur éclairé (quoique resté, avec le Hot Club de Limoges, dans la mouvance d’Hugues Panassié). Conquis d’emblée par les poèmes des Cantilènes, il les présentera à Georges Emmanuel Clancier, ins¬titué directeur d’une collection « Poésie et Critique » dont un seul volume avait jusque-là vu le jour. Clancier au goût déjà très sûr accorde volontiers son imprimatur à Rougerie... et à Boris Vian. Les Cantilènes en Gelée seront le deuxième volume de la collection. Et Rougerie en fera un très beau livre : format in 4° carré ; poèmes reproduits en fac simile autographique ; cinq illustrations en pleine page hors texte de Christiane Alanore (qui a bien du talent) ; le tout sous couverture rempliée, illustrée d’un autre dessin fort impressionnant de Christiane Alanore. Le tirage est de 200 exemplaires, dont 10 exem¬plaires de luxe numérotés de 1 à 10 et 10 exemplaires hors commerce marqués H.C. ; entre ces vingt exemplaires de tête, Boris a partagé les manuscrits de ses vingt poèmes ; ils sont enrichis d’une suite sur Auvergne des cinq illustrations que Christiane Alanore a augmentée de deux dessins. Depuis 1949, le catalogue de Jean Rougerie a pris un considérable volume : les livres de qualité ou sim¬plement curieux n’y sont pas rares. Les Cantilènes en Gelée n’en demeurent pas moins l’une de ses plus courageuses initia¬tives et une fort belle réussite. Leur édition, due à ses soins amoureux, est devenue, voici déjà belle lurette, introuvable. (Noël Arnaud).

Photo de Boris Vian dans les « Cantilènes en gelée »
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« Eugène Moineau, journaliste (et un peu mieux que ça) bien introduit à Saint- Germain des Prés » est le père du fils de Christiane Alanore, et l’inspirateur de la passion amoureuse qu’elle décline depuis des décennies dans son œuvre.
L’autre texte de Noël Arnaud présent dans l’édition Borderie (Obliques, Numéro spécial), intitulé « De Charlemagne à Boris Vian » nous donne un peu du contexte : « Les dédicataires des poèmes n’ont, en général, rien de mystérieux : on connaît Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Félix Labisse, Lucien Coutaud, ami de Boris Vian ; et l’on n’a pas oublié Victor Hugo et Emile Verhaeren, ce dernier étant une vieille obsession littéraire de Boris (voir Vercoquin et le Plancton) ; Jacques Prévert alors habitué de Saint-Paul-de-Vence, se retrouve derrière jacques Pré-vence de Qu’y-a-t-il ? (…) Raymond Queneau est Raymond le Chien des Instanfataux (…) Sous le sobriquet affectueux de la mère Pouche, en tête de Ma Sœur, se dissimule à peine la mère de Boris Vian, Mme Paul Vian. (…) Dans le Saint-Germain des-Prés d’avant 1950, encore bien vivant et inventif, Christiane Alanore avait conquis une place, plus qu’honorable, de peintre, dessinateur et graveur. L’année précédant les Cantilènes, ses illustrations à la pointe-sèche du Cheval Troyen de Raymond Queneau (Editions Georges-Visat) avaient marqué sa consécration. Elle était l’amie d’Eugène Moineau, journaliste ouvert à toutes les audaces, complice de Boris Vian en bien des aventures germanopratines parmi les plus plaisantes (et, avec Boris, principal acteur du film Bouliran achète une piscine). Eugène Moineau s’était pris de sympathie pour le jeune éditeur R.J. Rougerie. On distingue aisément le fil qui d’Eugène Moineau conduira Christiane Alanore à Boris Vian, et tous deux à Rougerie. Eugène Moineau aura donc été au cœur de cette heureuse rencontre d’une artiste à l’imagination peu banale, d’un éditeur courageux et soucieux de qualité, et d’un poète qui n’aura jamais trouvé de son vivant – on nous autorisera à le dire – meilleur illustrateur, et éditeur aussi scrupuleux ».
Un peu plus haut Noël Arnaud avait décrit la sortie de « Cantilènes » au Club Saint-Germain :
« Quelques mots sur cet objet matériel qu’est le livre Cantilènes en gelée. Nous le retrouvons ici reproduit en fac-similé, dans sa forme (textes autogra¬phiés, dessins) et son format originels, tel que purent l’apercevoir le 14 mai 1949, à la librairie du Club Saint Germain des-Prés, 4, rue Saint Benoît, à Paris, à partir de 18 heures et jusqu’à une heure avancée de la nuit, entre les murs tapissés de grandes compositions de l’illustratrice du livre, Christiane Alanore, ceux des habitués des caves que n’absorbaient pas trop les bavardages mondains ou qui n’absorbaient pas trop des boissons alcoolisées, versées à gogo mais que le patron du club déduisit, les lampions éteints, des maigres recettes de la vente du livre. En effet, s’il fut une belle fête bien parisienne, ce lancement des Cantilènes eut sur leur diffusion un résultat quasi nul. Avouons que, par le style de l’invitation à la soirée et par le lieu où il conviait les amateurs, Boris Vian rompait, autant que par le texte de ses poèmes, avec l’habituelle et rituelle religiosité dont s’entourent les poètes quand ils émettent leur message, si l’on excepte, parmi nos contemporains, deux amis de Boris, Jacques Prévert et Raymond Queneau ».

Dédicace d’Alanore à Alexandre de la Salle
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Dessin dans « Cantilènes en gelée » de Boris Vian
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a jacques pré-vence
Dans le livre, les poèmes sont écrits de la main de Boris Vian et dans une orthographe à lui. Voici celui dédié à Jacques Prévert :
a jacques pré-vence Qu’y a-t-il ?
Premièrement :
Il y a beaucoup de mérite à épouser une femme
plus jeune que soi
Il y a beaucoup de mérite à épouser une femme
Il y a beaucoup de mérite à épouser
Il y a beaucoup de mérite
Sans compter les emmerdements
Deuxièmement
Il y a beaucoup de mérite à épouser une femme
plus vieille que soi
Il y a beaucoup de mérite à épouser une femme
Il y a beaucoup de mérite
A épouser
Il y a beaucoup de mérite
Sans compter qu’il y a des emmerdements
Troisièmement
Il y a beaucoup d’emmerdements
Sans compter le mérite d’épouser une femme

Et celui à Félix Labisse :

a felix labisse des goûts et des couleurs
Il y a des sexes courts
Et d’autres pendent aux genoux
Rayés de jaune et de violet
Comme l’ombre du soleil à travers la grille
Et les femmes, certaines sentent
Le bouillon, le lapin sauvage
C’est bon, avec du pain grillé

Dessin dans « Cantilènes en gelée » de Boris Vian
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Frédéric Altmann, dans sa galerie « L’Art marginal » à Nice, en 1978 présenta la réédition des « Cantilènes en gelée » en même temps que les peintures de Christiane. C’est une artiste qu’il admire beaucoup, et il a écrit sur elle plusieurs textes, dont cet article dans Nice-Matin à l’occasion de l’exposition à la galerie Alexandre de la Salle de janvier 1992 :
« L’histoire de l’art ne restitue et ne commente pas assez le tra¬vail artistique des femmes ! Peintre depuis quarante ans, Alanore n’appartient à aucun mouvement d’art. Vers la fin des années quarante, elle ha¬bite Paris. Son univers : les mi¬lieux littéraires et des lieux célè¬bres comme le « Tabou », le « Flore », le « Lorientais », la « Rose Rouge », des espaces de libertés et d’espoirs après une guerre interminable. Des ren¬contres importantes, comme Raymond Queneau qui lui confiera l’illustration de son ou¬vrage « Le Cheval troyen » et puis l’amitié de Boris Vian et un travail commun : « Cantilènes en ge¬lée », des poèmes à la fois drôles et émouvants. « Je serai content quand on dira au téléphone – s’il y en a-t-encore – Quand on dira V comme Vian. J’ai de la veine que mon nom ne commence pas par un Q, parce que Q comme Vian, ça me vexe¬rait. » (Cantilènes en gelée, 1949). Avoir 20 ans à Paris pour Ala¬nore, ce furent les études aux Beaux-Arts, la passion du jazz, un grand défoulement après cinq années d’Occupation, de restrictions, d’angoisse... (Frédéric Altmann, extrait)

A suivre

 Cliquez ici pour relire la première partie de cette chronique.

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