J’avançais, vêtu d’une de mes toiles
L’habit de lumière… C’est celui que Pierre Pinoncelli portera (et son Double aussi) dans son « Holocauste pour un double » en août 1967 dans ma galerie place Godeau, qui sera photographié par J.J. Strauch et, de cet « Homme-Tableau » nous ferons une sérigraphie, et c’est ce portrait de lui qu’il mettra en tête de sa plaquette sur le happening, avec ce très beau texte :
« ... la tête, les pieds, les mains peintes... j’avançais, vêtu d’une de mes toiles, habit de lumière pour un tour d’honneur ou une mise à mort, dans la pluie verte, sous un ciel d’os... peinture mobile qui se serait enfuie d’un mur pour se remettre à vivre... tableau vivant échappé d’un musée... toile ressuscitée comme un Lazare en couleurs (le lazare fait bien les choses)...
Homme Tableau, comme il y a les Hommes Sandwich et les Hommes Livres de Farhenheit... peinture ambulante, libre, dehors, dans les rues, à la mer, sur un coin de trottoir, aux sports d’hiver, dans un urinoir public, comme un arc en ciel de pissotière... perchoir caméléon pour des mouettes en papier... épouvantail à vieillard... instant de carnaval... morceau de folie en technicolor ... flaque de vie bariolée... oriflamme aux teintes de l’enfance... confiture de clown... pantin aux couleurs de mescaline... piège à lumière ... coloris du spectre... homme de couleur de race blanche ... mannequin articulé pour safari humain... soleil monté sur jambes et que suivaient les enfants, car il avait la couleur de leurs jouets ... tas de couleurs à tête de masque... ma tête de mort en sucre d’orge que j’enfile le Dimanche... ma tête des Tropiques, celle qu’on ne réduira jamais... » (Pierre Pinoncelli, Nice, 15 février 1968)
Frédéric Altmann – De toutes façons le 17 mars 1967, il est à New-York ?
Alexandre de la Salle – Oui, il m’écrit de Nouillorque le samedi 10 mars : « Merci pour ta dernière lettre… Quel cirque cette école de Nice ! Tu en vois de toutes les couleurs … (c’est normal avec des peintres !) J’espère que tout s’est bien terminé ? tu as envoyé le catalogue ? Je sais qu’Arman arrive demain » etc.
Bon Pinoncelli reviendra en août pour son happening, et le 19-11-67 je recevrai une lettre d’Agnès Varda qui aimerait le joindre « en France ou à New-york. Vous serait-il possible de me donner son adresse ? J’en profite pour vous féliciter du catalogue édité à l’occasion de son exposition dans votre galerie… », et le 5 décembre Pierre me répond qu’ayant reçu ma lettre il a aussitôt écrit à Agnesse en joignant des catalogues, qu’il a appris qu’elle était la femme de Jacques Demy qui a fait ceci et cela… que d’elle il n’a vu que « Cléo de 5 à 7 », et pas ceci et cela, et que si elle écrit il me tient au courant ». Il pense sans arrêt à écrire cette pièce impossible qu’il voudrait écrire, il note des idées et des phrases… Il pense aussi à une expo peinte sur les murs, et à celle des habits peints puis troués de balles et déchiquetés (comme les uniformes d’une armée inconnue ramassés sur un champ de bataille imaginaire), et aussi une expo sur CAYENNE, avec des habits de BAGNARDS, et aussi une expo d’objets Hippy, peints au ripolin etc. Ce sont toujours des flots d’idées. Et puis aussi des échanges de lettres autour du catalogue de l’exposition du 11 août, Pierre Restany qui m’écrit le 21 août 1967 : « Salut, gars ! Alex, entre nous il n’y a pas de malentendu possible : nous nageons paisiblement à la surface du grand lac calme de l’amitié. Je crois qu’avec Pinon tu as compris l’enjeu du problème : c’est avant tout un artiste de comportement. Il s’agit de le mettre hors de lui : ensuite il se mesmérise tout seul (au cas où tu l’aurais oublié Mesmer est un médecin viennois de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui a pratiqué l’hypnose à des fins pré-freudiennes). J’aurais aimé assister au tableau-vivant happening : Hiéronymus Pinoncelli ! »… Toute sa lettre est drôle, et il m’avait joint la mienne, à laquelle il répondait, où entre autres je disais : « Dis-moi ta réaction à cette fulminante réponse (dans le catalogue), où on retrouve ton Pinon – tout entier : provoqué-provocateur, barde insolite, équilibriste vertige, grand lyrique sadico-masochiste, vieux-méchant-dont-vibre-la-gentillesse… Tu l’aimes bien ? Il te le rend sincèrement. Moi aussi je l’aime bien ce torrent de lave en effusion ! (…) Pour te parler très sincèrement, j’aime les deux textes. Le tien, étincelant, méchant, qui bande de partout pour éclater en une préface comme on en a JAMAIS vue ! Celui de Pierre, parce que de cette blessure que tu lui as faite coule un sang bouillonnant très cris-couleur-colère, sillonné des grands élans de ce cosmonaute habité par tous les voyages. Tu l’as effectivement mis hors de lui et tout s’est enclenché à partir de là. Si tu pouvais venir à Saint-Tropez ce samedi 26, sur le port vers 10h, tu pourrais y assister au « tableau-vivant-happening 21e édition. Pierre et moi en serions très heureux. A bientôt j’espère. Je t’embrasse moi aussi. » Voilà, nous étions lyriques…
Frédéric Altmann - Tu as aussi présenté Pinoncelli à Art Jonction en 1993 ?
Alexandre de la Salle – Oui, déjà à la Foire de New-York en mars 1978 Mais après « Art Jonction » (3-7 juin 1993), dans le Nice-Matin du 27 août 1993, un texte d’Avida Ripolin a paru, qui a été repris en mai 1994 dans le livre « Bonjour Monsieur Pinoncelli » aux « Cahiers de la Création », je trouve qu’il résume assez bien la démarche de Pierre :
Titre « Pinoncelli, vandale surréaliste ? »
Exergue : « L’aigle marche toujours seul, le dindon fait troupe » (Marat)
« Tout le monde est toujours d’accord pour remettre les choses en question, pour rester vivant dans sa pensée etc. ce sont des idées qui ne mangent pas de pain !....Mais dans la pratique il en est tout autrement : même si nous avons l’intention de ne pas nous accrocher, de ne pas nous identifier à un ordre du monde sous lequel, à un moment, nous tirons un trait, nous demeurons dans nos pantoufles, car, le saut à l’élastique, très peu de gens le pratiquent. Pierre Pinoncelli appartient à cette race, rare, de kamikaze. En art. Mais l’art déborde, de nos jours.Depuis Dada et Duchamp, l’art essaie de s’enraciner à nouveau dans la vie, quoiqu’il s’agisse plutôt d’exhiber - d’encadrer - un lien qui ne cesse d’exister. Et ce débordement ne se fait pas sans risque. C’est souvent un fracas, une transgression. La recherche de l’être n’est pas une promenade en palanquin. Entre être et non-être, toute la gamme des défis.
Et chez Pierre Pinoncelli, la transgression - ou passage de frontière - a presque été un mode d’existence. Il a même tenté de la passer cette frontière (chinoise) en vélo, ayant pédalé depuis Nice, et comme Mao Tsé Toung lui refusait l’entrée du pays, il s’est brûlé la joue au fer rouge devant l’ambassade chinoise à Paris... La liste de ses bravades serait trop longue,
Pinoncelli aime s’approcher des limites dont le commun des mortels s’écarte prudemment. De même lorsqu’il se fait jeter à la mer enfermé dans un sac, de même lorsqu’il réalise ce hold-up pour le franc symbolique. Les banques ne plaisantent pas avec le vol, le viol du fric : la brigade anti-gang n’est arrivée qu’avec quelques secondes de retard !
Et lorsque Pinoncelli a commis son Attentat Culturel contre Malraux : quoique intelligence des cimes, Malraux représentait l’art institutionnel (Art Intouchable), il devenait une cible. Et c’est son intelligence des cimes qui lui a fait comprendre dans la seconde le sens du geste de Pierre, et lui répondre en Marx Brother : en renvoyant un jet de peinture à son agresseur.
Qu’a fait Duchamp sinon toucher à l’Intouchable ? C’est-à-dire à ce qui, dans l’art comme partout, a tendance à se figer telle la bougie fondue ? L’art est coulée de lave, mais se refroidit très vite.
En décrétant qu’une pissotière est de l’art, Duchamp casse l’image de l’art. Il pleurerait de tristesse en voyant les masses jouer au dindon dans les musées, et s’agenouiller religieusement devant son ustensile.
Ayant cassé l’image de l’art, Duchamp le grand iconoclaste aurait été ravi de voir Pinoncelli casser sa pissotière après avoir pissé dedans, au moment propice, comme dit Pierre. La Pissotière était devenue intouchable : objet fixé, circonscrit, trait tiré sous toutes ses significations, plus d’histoire, au cimetière. Mort.
Pinoncelli l’a ressuscitée, poursuivant l’œuvre de Duchamp, saisissant sa balle au bond.
Mais nous, première réaction, on tremble devant le blasphème : qu’est-ce qu’on est réac d’emblée, c’est notre pente ! On la défendait la pissotière, on l’avait installée en nous, et pas touche ! Et c’est en nous qu’il l’a cassée, Pierre, c’est pour cela que d’abord, on a été figés, pétrifiés, devant le sacrilège ! A chaque fois on trace un cercle : remise en question, oui, mais pas au-delà de ce qui nous constitue, le tour du propriétaire, notre domaine, notre bouclier.
Pour en finir une bonne fois avec la culture, dit Woody Allen ?
Mais on n’en finit pas une bonne fois, c’est à refaire à chaque instant, parce que la bougie se fige. A chaque instant on voudrait dire : pouce ! si on s’arrêtait devant cet objet, et qu’on le garde comme certitude ? Mais non, pas d’oreiller, il faut avancer, c’est ça le mouvement de la vie, ce qui était le beau devient le laid, et le contraire, tout est ambigu... Comme Pinoncelli. Elan vital rejoint instinct de mort. Comme lorsque Pierre a décidé de se trancher l’oreille, à la Van Gogh. Quand on le connaît on sait qu’il l’aurait fait. C’est un taureau qui a exaucé son souhait. Ça existe, l’Inconscient.
Malraux avait compris, et c’est ce que viennent de faire les trois Musées qui ne se sont pas portés partie civile dans l’histoire de la pissotière brisée. Ils savent qu’on a besoin de fous du roi. Pour nous réveiller.
Mais attention, ne pas confondre, le vandalisme c’est autre chose, n’est pas iconoclaste qui veut. N’importe quel type qui va massacrer une œuvre d’art pour se soulager parce que la Culture l’a agressé, parce qu’il en a été tenu à l’écart, ne va pas poser de questions sur l’art, il va en poser aux psys, c’est tout. Et c’est vrai que la Culture peut être un trésor inaccessible. Encore un Intouchable. Encore une distance à reconsidérer.
Il n’y a que Pinoncelli pour être Pinoncelli, l’imiter n’a pas de sens. Le sens qu’il cherche, ou cherche à détruire, c’est quelque chose entre lui et lui, entre lui et Duchamp, même si c’est un papa à qui il veut faire sa fête : c’est son œuvre en quelque sorte. Non-avis aux amateurs !
Voilà : la pissotière a été élevée par Duchamp au rang de l’art, Pinoncelli a élevé, ou abaissé - c’est de cela qu’il s’agit, qu’en est-il des hiérarchies ? - l’art au rang d’une pissotière. Qui dit mieux pour perpétuer le mouvement ?
Duchamp invente le ready-made en 1913, Pinoncelli le détruit en 1993 : joyeux anniversaire à tous les deux ! (28 août 93 France D./Avida Ripolin)
Fin.