Alexandre de la Salle – Pour parler des débuts de ma galerie Place Godeau à Vence à partir de 1960, j’ai évidemment évoqué Gérard Eppelé, (Chapitre 3, Parts I, II, III) un immense peintre que j’ai beaucoup fréquenté à l’époque, et exposé, et je reviens à lui aujourd’hui car la municipalité de Gorbio, en la personne de son maire Michel Isnard, l’expose au très beau château transformé en Centre Culturel, dans la Tour Lascaris, jusqu’au 7 octobre 2012. L’œuvre de Gérard y résonne magnifiquement, ce travail de mémoire pris dans la matière, aussi bien picturale que sculpturale. Dans les pièces voûtées aux pierres apparentes, ses personnages explosent de sens, quand on se souvient que l’une de ses premières périodes s’intitule « Reliquaires », mais avec comme prémisses un « temps du blasphème », terme inscrit dans le livre de son « Roman-Peinture » avec cette phrase, pas loin : « Dans la mémoire-refuge, il est bon de se blottir dans les rêves anciens ; car aujourd’hui s’appelle déchirure ». Aujourd’hui s’appelle déchirure, ne serait-ce pas la devise de tout son travail ? qui n’est que division de la forme, émiettement, un réel fait de strates qui ne se rejoignent pas, mais retournent dans un chaos très musical, une sorte de musique concrète à lui. Entre rêves anciens et déchirure se tient sa démarche, dans une dimension « sacrée » comme à l’envers, subversive : même et surtout lorsqu’il rend un hommage aux portraits du Fayoum, ces figures installées sur les morts, prises dans les bandelettes des momies. C’est comme si Gérard Eppelé allait au cœur du sacré pour en montrer la faille. Exemple : « Un dieu parmi tant d’autres », dans le catalogue de l’exposition à Genève en 1990, dont j’ai fait la médiation… Si le sacré tourne autour de la mort, lui, il va tout droit dans le néant pour le transpercer, le lacérer… de ces flèches, ces couteaux, ces scalpels que sont ses crayons, ses pinceaux, ses lames à inciser la glaise pour en faire ces statuettes admirables, qui, dans la voûte de Gorbio, se fondent avec ces murs en pierres brutes couleur d’argile qui font de l’exposition Eppelé une sublime catacombe.
En 1987, une photo de François Goalec montrait, associés, le visage d’une statuette ravinée, et le visage de Gérard. C’est impressionnant, cet être vivant qui aurait comme façonné comme son propre masque funéraire, d’avance. Parce que l’œuvre d’Eppelé est un intermédiaire entre vie et mort, une mémoire déjà-là, un futur antérieur en quelque sorte. J’aime bien que son interviewer dans le numéro de « Créations » dont il s’agit, Jackie Delobbe ait évoqué le « Cri » de Munch, ce cri sidéré, hors-champ du quotidien : l’effroi métaphysique. Tous les personnages d’Eppelé sont habités par la question d’un au-delà, de ce qui sort des pratiques habituelles, et Glenn Gould, « son » pianiste, est aussi un « hors-champ », désireux de donner sa propre version, unique, de Bach. Les personnages d’Eppelé semblent tous se ressembler, alors qu’ils crient tous, même pas : qui suis-je ? mais « est-ce que j’existe ? ».
Et à travers la peinture, le dessin, la glaise, il y a double inscription, la matière fait trace au sens premier. Gérard s’explique assez bien là-dessus dans l’interview de la revue « Créations » n°37, dont j’avais déjà donné un extrait :
Jackie Delobbe - Vous ne pouvez pas nier être quand même plutôt expressionniste. Quand j’ai vu votre personnage sur certaines toiles colorées la bouche ouverte... j’ai eu un choc ! j’ai ressenti la même émotion que devant « Le cri » de Munch.
Gérard Eppelé - Oui, on s’inscrit toujours plus ou moins dans une filiation. On peut remonter à Cobra... à l’expressionnisme ; mais c’est vrai qu’étant « un figuratif » (quoique je ne fasse pas trop la différence entre figuration et abstraction : une toile c’est d’abord de la peinture étalée, d’abord et avant tout !) disons que dans mes toiles mes préoccupations sont mises plus en avant que dans des tableaux abstraits. Elles sont toujours plus évidentes quand on joue sur la représentation, mais ce qui importe pour nous, c’est l’acte de peindre. Quand je suis devant une surface blanche j’ai besoin d’abord de faire un geste, de lancer des traits... et puis après, il y a la volonté d’être, de faire le déroulement d’une histoire, d’un personnage.
Jackie Delobbe - Vous avez commencé à peindre il y a très longtemps ?
Gérard Eppelé - Oui... on dit dans ma famille que dans ma petite enfance je peignais... mais tous les gosses peignent, chantonnent, gesticulent... J’ai voulu être peintre vers seize ans, mais en fait, j’aurais aimé être musicien : j’appartiens à une famille de gens qui ont pratiqué la musique... d’où l’intérêt pour moi de peindre des pianistes.
Jackie Delobbe - En effet, votre dernière grande toile en noir et blanc, vous l’avez intitulée « Le Pianiste ». Ce qui frappe c’est que vous ne peignez pas ce musicien dans un concert mais on le voit seul dans son studio, seul avec son piano... Il est noyé dans le noir et seuls ces blancs qui courent sur le clavier ou qui soulignent son ombre, lui donnent une force, une concentration assez extraordinaires...
Gérard Eppelé - C’est juste. En fait, c’est un hommage à Glenn Gould, un musicien mort il y a deux ou trois ans, assez jeune, une cinquantaine d’années et qui avait abandonné la scène très jeune. Il avait refusé de faire du spectacle. C’est un personnage qui a été très controversé parce qu’il avait refusé de faire du piano un instrument de spectacle. Il a pratiqué le studio pour atteindre une perfection dans l’instrument et dans la traduction de la musique. Chaque morceau de musique était travaillé, retravaillé en studio... comme le peintre dans son atelier. Il m’a fasciné pour le rapport à l’auditeur, celui de l’auditeur à la musique, il ne voulait pas la scène à cause des ratés, des imperfections... Il fallait donc que je le peigne sans le masque de la couleur, avec toute la rigueur, la sobriété et la puissance du noir et blanc. Dans le blanc, il y a très légèrement du gris qui passe, sur le piano un peu d’ocre se balade et cela suffit ! Il n’y a pas de redondance due à la couleur.
Jackie Delobbe - Avez vous mis longtemps pour peindre cette toile ?
Gérard Eppelé - C’est une toile qui fait environ 2,50 m sur 2 m et j’ai mis un mois. Pour moi c’est un record de vitesse !
Jackie Delobbe - Nous avons suivi un ordre chronologique assez curieux. Nous avons d’abord regardé vos dessins et toiles récentes, mais nous devrions un peu remonter le temps ûisqu’il y a une trentaine d’années que vous peignez. Voulez-vous maintenant nous parler de vos toiles colorées du début où les rouges, les bleus, les verts s’étendent généreusement et avec beaucoup de nuances souvent très chaudes…
Gérard Eppelé – Oui, dans toutes ces toiles il y a évidemment le jeu de la peinture, de la couleur (quand on veut raconter une histoire on a besoin de la couleur, la peinture devient alors plus narrative, et elle perd un peu de sa fonction qui est « la juxtaposition des blancs, des noirs, des couleurs, des matières… avant d’être un cheval… etc »…(Plus précisément, ces propos recueillis par Jackie Delobbe font partie d’un tiré à part du n°37 de la revue périodique « Créations ».
Le jeu de la couleur… ce qui frappe dans la peinture d’Eppelé, c’est la violence des couleurs quand il sort du noir et blanc où là c’est la violence du dessin. Dans l’exposition de Gorbio, c’était intéressant de constater qu’en plus de « l’effet-voûte » qui réduisait la possibilité de lumière, les « blancs » des tableaux, pris dans le rouge ou le noir, étaient éblouissants au sens physique, on le voit dans le film, les tableaux explosent, à leur place il y a une flaque de lumière, on se croirait dans de la science-fiction. Mais il y a une dimension de science-fiction, de « fantastique », dans la peinture de Gérard, un côté catastrophe, embrasement, on ne sait si c’est une création du monde où le rouge serait le brasier premier, ou une apocalypse, une fin du monde, dans une destruction lente, parfois imperceptible. On est sans cesse entre les deux, un peu en danger, mais il y a aussi une grande douceur, une sorte de compassion.
A suivre...