Frédéric Altmann – Cette influence d’Albert Chubac sur Claude Gilli, et sur d’autres, Albert lui-même la reconnaît.
Alexandre de la Salle – Oui, en septembre 1990, nous étions chez lui, à Aspremont, dans cet atelier merveilleux saturé de couleurs, de carrés, de losanges, d’une infinie variété de combinaisons, et nous lui avons fait une interview filmée, dans laquelle il dit que, venant de Paris, et s’étant déjà intéressé à l’art géométrique, il avait quelque chose à apporter à des gens plus jeunes. Mais par ailleurs il était lui-même frappé par le Nouveau Réalisme, et le Pop’Art, dans leur rapport à l’objet. Moi je l’ai mis en 1967 dans l’exposition « Ecole de Nice ? », et je ne l’ai plus lâché, il a été de toutes mes expositions décennales « Ecole de Nice », plus celle de 1974 : « Dix artistes de l’Ecole de Nice », qui inaugurait ma galerie de Saint-Paul, et jusqu’à 2010, les « Cinquante ans de l’Ecole de Nice » au Musée Rétif. Malheureusement Albert n’a pu y assister, il nous avait quittés en 2008.
Albert a eu chez moi des expositions personnelles, en 1968 : « Peintures ». En 1980 « Peintures ». En 1982, une exposition organisée par moi à la Galleria Luisella d’Alessandro (ainsi qu’en 1984), et à Saint-Paul, en 1983 : « Collages ». En 1989 : « Structures murales et spatiales ». En 1991, à nouveau : « Structures murales et spatiales ».
Mais Albert a aussi fait partie d’un certain nombre d’expositions de groupe : en 1979, à la FIAC. En 1982 : « Peinture/photo ». En 1987 : « Abstraction Géométrique ». En 1988 : « Abstraction Géométrique ». En 1989 : Foire d’Art Jonction. En 1990 : « Ambivalences ». En 1991, Salon « Découvertes », Paris. En 1992 : « Abstraction géométrique ». En 1993 : Foire d’Art Jonction, Nice. En 1997 : « Le papier à la une ». Juillet 1999, fête de fin de Galerie.
En 1999 j’ai fait un portrait d’Albert qui pour moi exprime assez bien l’impression qu’il me faisait : « Ah ce Chubac !... Râleur, rieur, « méchant comme une teigne », mais aussi tendre qu’un jeune homme farceur ! Je ne connais personne, qui, comme lui, après une visite, sache vous adresser un souvenir coloré, avec trois mots de sympathie, de sa courante écriture. Son atelier ? Une fête de formes découpées, de collages aux trois couleurs mais pouvant se décliner à l’infini ; en quelque sorte une véritable accumulation, jouant avec l’espace et la lumière de ce lieu enchanté. Plus que quiconque il a compris l’esprit de notre région, des lieux de mer, des chaises longues, des parasols blancs, bleus ou rouges, d’une déambulation calme et tranquille. Plus que personne il en a sublimé l’image en la poussant bien sûr jusqu’à l’abstraction de ses superbes collages. D’Aspremont il voit la mer, et elle monte jusqu’à lui comme pour irriguer son travail... Alors, heureux qui comme Chubac ? Oui, mais c’est un peu juste, car, derrière cette fête, il y a, et c’est inévitable, un homme et ses angoisses, et qui devant toutes les abysses, s’interroge, s’interprète, et assume. J’ajouterai qu’en 1990, à l’occasion d’une exposition avec Belleudy, Decq, Girodon et Garibbo, j’écrivais ceci : « Albert Chubac, né en 1925, est l’un des plus anciens et des plus importants membres de l’Ecole de Nice. Il est également, et sans conteste, l’un des meilleurs abstraits géométriques européens de sa génération ». (Alexandre de la Salle)
Albert est né à Genève en 1925, orphelin très tôt il est élevé par sa grand-mère maternelle et un tuteur, en 1942 il entre aux Arts Décoratifs de Genève, en 1945, c’est aux Beaux-Arts. Muni de Bourses, il va à Paris, à Uzès, en Algérie, en Espagne, fait connaissance à Barcelone du céramiste Artigas qui lui fait rencontrer le critique Courthion, qui lui fait découvrir Nicolas de Staël. Ce sera l’Italie, la Grèce, les Cyclades où Spiteris qui lui obtient un atelier d’artiste à Mykonos. En 1950 il va passer trois semaines au Mont Athos avec Spiteris, puis part pour l’Egypte, où il fait la connaissance du Prince Séraphin El Minia, qui devient un fervent collectionneur de son œuvre. En 1951, il expose à Athènes, habitant dans une ferme d’El Minia, se déplaçant à dos d’âne. Il repart pour Genève, Paris, mais achète à Aspremont un cabanon sans eau ni électricité. Entre 1954 et 1955 il séjourne à Londres, invité par la seconde épouse de Sir Alexander Fleming. Et c’est en 1955 qu’à Nice il se lie d’amitié avec Martial Raysse et Claude Gilli, se rapproche du Nouveau réalisme, rencontre Ben, Alocco, Venet, Serge III. Tout en exposant en Suisse, et à Nice Galerie Longchamp (avec Gilli, Raysse, et Jean Brandy, le père de Frédéric Brandi, aujourd’hui directeur du CIAC). Ben l’expose dans Scorbut, avec Gilli, Raysse. En 1960 Hubert Meyer montre son travail à New-York. C’est le premier artiste de l’Ecole de Nice à exposer dans cette ville, il y retournera en 1961, à la World House Gallery, mais ensuite hésitera à s’éloigner, à cause de ses chats, car son installation à Aspremont est définive. Lui qui a voyagé depuis son adolescence tombe amoureux de sa colline, de sa cabane, et du silence qui va avec, sauf pour séjourner à Paris chaque année, à l’automne. En 1966, il est impliqué dans diverses manifestations de groupe, et particulièrement à la XXXIIIe Biennale de Venise où la Galleria del Leone l’expose parmi « 10 Superealisti », avec Arman, Ben, Farhi, Gette, Gilli, Malaval, Serge III, Venet et Viallat. Cette liste se rapproche de la brochette que je vais exposer en mars 67. On la trouve davantage là, je l’ai déjà précisé, que dans ce que Francis Mérino avait commencé à Cannes. Durant l’été, Albert participe aussi à « Impact » au Musée de Céret, organisé par Jacques Lepage et Claude Viallat, et à « Le litre de Var rouge supérieur coûte 1,60 » à la Galerie A (Nice), avec Alocco, Ben, Bozzi, Brecht, Dietman, Farhi, Klein, Mosset, Serge III, Viallat. Et donc à l’exposition Ecole de Nice de la Galerie « L’Œil écoute » fin 1966, avec Arman, Deschamps, Farhi, Gilli, Malaval, Pavlos, Venet, Viallat.
Albert Chubac a navigué tout naturellement vers ma galerie et l’exposition que le catalogue de la rétrospective Chubac au Mamac en 2004 intitule « la première exposition structurée Ecole de Nice ? »
Ce sera ensuite en 1968 l’exposition dont le carton d’invitation est muni d’une petite hélice et quelques autres, jusqu’à celle du 3 juin au 2 juillet 1983, dont le catalogue est aussi un objet « chubaquien ».
Occasion de citer en entier la préface de Claude Fournet, si remarquablement écrite comme d’habitude :
« L’apprentissage d’Albert Chubac relève d’une sorte d’artisanat métaphysique où s’exprime, à la limite de la couleur et de la forme, le jeu miroitant de toutes les limites possibles, le renversement ou la subversion de toute définition du rapport de la couleur à la forme : dans une sorte d’enjeu (en toute simplicité) qui donne à voir de nouveau, à voir notre regard voir, à se voir regardé par l’image qui joue dans ses surfaces et dans ses couleurs, comme nous jouons inconsciemment de l’interprétation de notre désir de voir plutôt que de ce qui est vu. Les terminologies précédentes seraient obscures si Chubac n’avait choisi la plus simple des démonstrations à cette reconstruction de l’espace et des formes qui l’habitent. Dans sa volonté d’élémentarité, il s’agira bien de signes simples, reliés aux formes élémentaires de la géométrie et de couleurs pures, sorte d’alphabet des sensations primitivistes de la vision. A partir de là, le monde se multiplie, interfère mais sans jamais compliquer le propos, dans le dessein constant d’un regard vers la lumière, dans une vision apollinienne d’ordre et de soleil. Parce que la danse d’Apollon est plus savante que le martellement de Dionysos qui semble actuellement prévaloir, en art, dans tous les expressionnismes, mais aussi parce qu’il y a une manière pour Apollon d’être intemporel, paradoxalement phorique de toutes les mémoires et aphasique : pythique même, dans une mémoire absentée ou qui ne prononce que l’énigme qui oublie d’être mémoire. Rapprocher Albert Chubac de tout ceci ? C’est hasardeux. Même si l’homme semble apparemment sans histoire, précisément aphasique de lui-même dans un lieu où son œuvre serait plus qu’une équivalence, un milieu naturel. En même temps l’art de Chubac se rapproche des Primitifs. Entendons nous : de nouveaux primitifs, issus en droite ligne d’un univers technologique et qui en énumèrent les métaphores sans en connaître les sens. D’où l’artisanat métaphysique qui n’est pas une dérision : qui est l’application d’un modèle infini, sans faille, dans le quotidien, dans la quotidienneté immédiate de chaque jour et du travail de chaque instant : artisanal, dirait jean Paulhan, appliquant ainsi son plus bel hommage. D’une immédiateté non moins infinie, en équilibre sur l’autre, comme un prodige. C’est que le monde est ici un jeu. Gravement ou non, peu importe. Un jeu, mais sans enjeu : sans monnaie courante, sans monnaie d’échange, un jeu à main libre, à qui perd gagne pas si loin d’autres jeux inventés pour d’autres causes par un certain Révérend Dodgson (alias Lewis Carroll) dans sa Logique sans peine. A partir de là, toutes les Alice du monde deviennent possibles dans le monde Chubac. Il suffit du regard : ce qui est près peut être loin. Ce qui est grand peut être petit, ce qui avance peut reculer, etc.
L’ambivalence du jeu que propose Chubac devient, par l’absurde, la démonstration de l’impossibilité de tout jeu, de l’émerveillement qui s’ensuit (à moins de la folie) et du plaisir de se déplacer ainsi dans un monde sans nom, en tout cas sans détermination. La leçon de jeu de Chubac est une drôle de leçon de sagesse : en tout cas une leçon d’optique au sens maniaque de ce terme : déterminer non pas ce que l’on voit, mais àpartir d’où on voit. Voilà la différence. C’est aussi celle de l’artiste et de son art, ni conjoints ni disjoints, mais ensemble : jusqu’à l’inextricable de la page blanche que Chubac frôle souvent. (Claude Fournet Conservateur des Musées classés Directeur des Musées de Nice).
A suivre...