Frédéric Altmann – Impressionnant que, dans le film de Pierre Marchou en 2000, Arman dise que Ben a été le professeur de l’Ecole de Nice, et que dans le film de France Delville en 1987, Ben déclare qu’Arman a été le prof de l’Ecole de Nice.
Alexandre de la Salle – Oui, comme Gilli dira ce qu’il doit à Chubac dans une interview filmée dont je montrerai un extrait la prochaine fois. Mais Ben, en tant que passionné de culture dès son jeune âge comme il l’explique, s’il a eu la curiosité et la passion de rechercher ce qui se passait de « nouveau » dans le monde, c’est parce qu’il ne l’a pas gardé pour lui que quelque chose s’est produit à Nice qui a pu s’appeler « l’Ecole de Nice ». La célébrité naissante des Nouveaux Réalistes, ça c’est ce que raconte Arman, alliée à l’ambition de Klein, à laquelle je vais rajouter l’inspiration de Raysse sur la modernité et la démarche d’Arman, combinées avec le goût pour le débat de Ben, son obsession du nouveau, ça a fait masse critique. Si on joint au cocktail la lucidité de Claude Rivière, et celle de Sosno (Sosnosky), cela donne des débuts passionnants, un laboratoire dans lequel, c’est vrai, j’ai plongé avec bonheur. Je comprends Claude Gilli qui définit l’Ecole de Nice par ces débuts, ces rencontres, ces tâtonnements, ces découvertes. Après, la machine a été lancée. Mais ces débuts-là sont fascinants.
Et Ben, avec cette expo au Centre Georges Pompidou début 1977 dont il a été l’un des concepteurs et réalisateurs, a créé l’événement alchimique indispensable pour faire entrer « l’Ecole de Nice et ses environs » dans l’Histoire de l’Art à Paris. A cette occasion Pontus Hulten lui rend un hommage définitif : « Le Musée national d’art moderne se devait de présenter au moment de son inauguration le bilan d’expériences qui ont eu lieu hors de Paris, afin d’assurer une plus large diffusion à des prises de conscience qui se sont souvent effectuées loin de la capitale. En complément des expositions itinérantes, organisées par le Musée depuis plusieurs années, il faut aujourd’hui se pencher à Paris sur la création dans d’autres villes de France. L’exposition « A propos de Nice » présente l’essentiel de la création artistique dans cette ville et dans les Alpes Maritimes depuis 1947. Cette exposition est la première d’une série de manifestations consacrées à la création dans diverses régions de la France.
Ben a été depuis longtemps le témoin et l’acteur des événements artistiques dont Nice fut le creuset et l’inspiration. Nul mieux que lui pouvait aujourd’hui recréer ces années si neuves des dernières décennies. Il a toujours travaillé à Nice. Par les expositions qu’il a suscitées, par les revues, les tracts, les manifestes qu’il a diffusés, par ses actions et par son œuvre, Ben est un animateur et un créateur. Son regard n’est jamais sceptique, il attire et respecte ce qui est neuf, il le propose et le discute. Le choix de Ben pour cette exposition s’est porté sur trois courants essentiels de l’art contemporain, dont l’histoire n’aurait pas été la même sans les activités et les rencontres qui eurent lieu dans la région niçoise : Le Nouveau Réalisme, Fluxus et l’Art total, Support/ Surface. A côté de ces mouvements de diffusion nationale ou internationale, Ben a réservé une place importante aux jeunes artistes niçois et à la renaissance de la culture occitane. Les interviews rassemblées dans le catalogue, la partie documentaire de l’exposition, la diffusion d’ouvrages particulièrement significatifs fournissent les éléments nécessaires d’une nouvelle confrontation théorique. Au nom de l’équipe du Musée, je remercie tous ceux qui ont rendu possible cette première expérience ». (Pontus Hulten).
Ce catalogue, de 1977, est un vrai guide de ce qui a été lancé de monumental dans les Alpes-Maritimes, le diagramme de Ben est vaste, pas restrictif, Ben a été tellement attentif à toutes les formes de création. Si l’on prend aujourd’hui la rubrique « Nouveau réalisme (objets/appropriation/focus sur la réalité) », elle montre le passage entre le Nouveau réalisme et l’Ecole de Nice, et, évidemment, part, en 1956, de « Klein : Monochrome/feu/air ». Quand on relit, on est frappé de la finesse des analyses, et du fait que Ben ait signé « Dieu », il fallait y penser. La rubrique dit : « Le Nouveau réalisme introduit l’objet, l’appropriation. C’est un focus sur la réalité. C’est, après le ready made de Marcel Duchamp qui permet à tout de devenir art, la liberté pour les artistes de s’approprier des parties de ce tout, de cette réalité. Ainsi, parmi les nouveaux réalistes niçois, Arman va prendre l’objet, le casser, le couper, l’accumuler. Klein mettra un point final à l’abstraction avec le monochrome pur qui, d’après moi, est l’appropriation de la surface plane sans anecdote ni image. Puis il s’appropriera les extrêmes : le feu, l’immatériel. Raysse s’occupera des objets manufacturés en plastique, étalages de Prisunic etc. Ben, pris au même jeu à l’époque, signera le Mystère, les trous, le déséquilibre, et même Dieu.
A partir de 1963, Venet, Gilli, Chubac, Farhi, se spécialisent dans une zone ou bien un matériel de la réalité. Gilli, les découpes de bois, venet les cartons, Chubac les jeux colorés, Farhi les moteurs. Avec le temps, tout le Nouveau réalisme ira en s’esthétisant, c’est-à-dire que l’appropriation deviendra de plus en plus un objet décoratif perdant sa dynamique provocatrice ». La question de l’esthétisme qui interroge Ben, comme il la rappelle dans son interview en 1987 à propos de Malaval. L’Ecole de Nice, c’est tellement des gens qui sont pensé une théorie et une pratique, et cela s’oublie derrière le côté ludique.
Frédéric Altmann – Absolument, et un autre oubli permanent, c’est Jacques Lepage, j’espère qu’un jour on lui rendra l’hommage qu’il mérite. Il était là aux tout débuts, et il a été là jusqu’à la fin de sa vie, toujours sur la brèche, toujours à l’affût de l’art en train de se faire. Dans le catalogue que tu évoques « A propos de Nice », évidemment on lui a demandé une préface, très longue, je voudrais en donner le début, qui, évidemment aussi, commence par Ben. Sous le titre « Créativité à Nice, par Jacques Lepage », il écrit : « Quel vocabulaire saurait être innocent ? Si Ben demande de tracer un schéma de la vie créative à Nice (qui renvoie à la notice : Nice, par commodité, en fait une ville filiforme de l’Estérel à la frontière italienne, ce n’est pas drôle ?) ce terme n’implique t il pas une problématique où, du père à Dieu, des voies d’autorité à celles institutionnelles, s’impose l’imagerie de l’artiste démiurge ? Et certes Ben, signataire du grand Tout, ne la peut contester. Mais ne relève t elle pas des mythologies qui privilégient l’artiste, le marginalisent dans la société, lui refusant d’être l’ouvrier de son œuvre, ce qu’il est pour nous. Et ce n’est certes point un accident hasardeux qui fait de Nice, depuis vingt ans, le lieu d’une aventure que cette exposition commémore avec ce qu’une mise en musée a, par nature, de réduc¬teur. Nice n’est elle pas la ville cosmopolite, la cité bourgeoise et coloniale par excellence ? Refuge, entre 1939 et 45, des peintres exilés de la capitale, pourvu d’une chaîne de musées prestigieux (il les énumère), et, de surplus, comtat où l’individualisme s’est exacerbé, où les particularismes sont inscrits dans les mœurs comme dans la langue indigène. Propre donc à fronder. A prendre ses distances. A contester la suprématie d’une capitale dont le nombrilisme allait être sanctionné par l’effondrement de 1962.
Chez d’autres peuples, nos voisins italiens par exemple, nul ne s’en fût soucié. Mais la France, traditionnellement ethnocide, pense depuis Villon qu’il n’est bon bec que de Paris : un ouvrage copieux recenserait les textes de nos confrères justifiant qu’il n’est pas d’Ecole de Nice (et là la notice dit : Ce terme n’a pas d’autre valeur, et à peine plus de spécificité, que ceux d’Ecole de Paris ou d’Ecole de New-York)
Peu importe d’ailleurs l’étiquette, nul ici n’a cherché un label pour mieux vendre ; ce qui est, l’essentiel, ce qui ne peut plus être dissimulé, est la somme des travaux que les Niçois ont accumulé depuis l’aube du Nouveau Réalisme. De ce temps à Supports Surfaces, de Fluxus aux Conceptuels, les recherches les plus pertinentes trouvent ici leurs inventeurs. Non seulement les noms lisibles aujourd’hui dans les magazines d’art, Arman ou Viallat, Ben, Venet ou Farhi, mais des dizaines d’hommes et de femmes, aussi peu connus que Auboin, Castellas, Goalec, Tixier qui travaillent dans ces lieux et devront renouveler la pratique comme la théorie du champ pictural à l’exemple de leurs devancier. L’intérêt, l’importance de Nice se situent à ce niveau : rien d’un phénomène comme Cézanne à Aix, point quelque génie isolé et récupéré, mais des peintres et des sculpteurs qui font souche, des groupes qui n’ont cessé de refuser l’argument d’autorité, chacun apportant sa part de découverte, d’invention, de nouvelles expérimentations. Imposant des concepts opératoires inédits justifiant une nouvelle lecture formelle et théorique productive elle même. Lecture qui traverse les pratiques, entraînant l’éclatement des limites du sujet ».
A suivre...