Frédéric Altmann – Tu as fréquenté Robert Malaval jusqu’à la fin ?
Alexandre de la Salle – Oui, mais je n’ai pas envie de parler de la dernière période. Je préfère le laisser parler lui-même, dans cette incroyable interview qu’il a accordée en 1980, peu de temps avant sa mort, à Michel Braudeau. A un moment il dit : « Ce qui se passe dans le monde, je ne dis pas que je n’en ai rien à foutre, ça m’a longtemps concerné, mais maintenant je me rends compte que je ne peux pas vraiment intervenir sauf si on me confie une mission particulière. Je ne suis pas un manipulateur de la réalité, je suis un rêveur, je vis complètement dans ma tête. Je vis réellement aussi, mais je ne m’intéresse pas aux mêmes choses. Par exemple je me rends compte que j’ai un rapport avec les gens qui n’est pas du tout le rapport normal, autrement dit je suis fou. Tous les gens qui ont vécu avec moi me considèrent comme quelqu’un d’un peu fou. Effectivement, ce qui est normal, c’est d’avoir envie de gagner, de posséder et de garder. Et c’est d’avoir peur aussi qui est normal, car tout ça vient aussi de la peur, moi je n’ai pas peur. J’ai très rarement peur. Je n’en ai rien à foutre. Je n’ai pas toujours pensé ainsi… »
Et plus loin : « Je ne dis pas qu’il n’y ait pas de bons peintres, ni de bonnes manifestations, mais les gens sont blasés, le public a disparu. L’art est mort. Je vois des jeunes gens qui ont fait des études artistiques, ça me semble presque une aberration. Je crois que la peinture c’est peut être pas fini, mais il y a quand même un truc qui ne marche plus. Autant le cinéma a de l’avenir, comme le show¬business, le disque, la télé ou la vidéo, autant il est évident qu’on vivra de moins en moins avec des tableaux. Il y aura dix peintres seulement, qui arroseront le monde entier. On fera beaucoup d’éditions. Je ne suis pas tellement optimiste. Je crois que tout est fini, pas seulement la peinture, tout est fini. Je m’aperçois en parlant que je n’ai presque plus aucune idée sur rien. Comme on vient de parler du passé je me laisse entraîner à exprimer des idées que j’ai eues à une certaine époque, mais en fait je n’y crois plus, telles que la peinture, c’est fini. Car en vérité il me semble qu’il y a de nouveau un intérêt pour la peinture chez certaines personnes. Il faut voir les réactions des gens qui aiment. Même s’ils n’achètent pas s’ils n’ont pas les moyens d’acheter, ou si leur vie est organisée de telle manière, qu’ils n’ont rien à foutre d’avoir un tableau chez eux, ils s’intéressent quand même à ce qui se passe. Il y a beaucoup de jeunes qui s’intéressent à l’art. En tout cas il est inutile de faire des théories ou perspectives. Personnellement je suis pessimiste, je crois que tout est foutu. C’est fini. Déjà. Ce que nous vivons, ce sont les restes, ces fameux restes du festin, mais le festin est fini depuis longtemps. On est fichu mais il y aura d’autres choses. Sauf si on déconne et qu’on se fait péter avec toute la planète à coup de bombe atomique. Ça ne m’étonnerait pas, on est tellement débiles, du moins les gens qui nous gouvernent. Quand tu ouvres la télé tu t’aperçois qu’ils sont débiles. Mes potes, les mecs que je connais dans la rue, sont moins débiles que ces mecs que je vois à la télé. C’est bien la preuve que c’est fini. Ils s’agitent comme des pantins, mais ils n’ont plus de pouvoir réel. Ils ne changent rien. Ils s’essoufflent à courir derrière la réalité. Tout les dépasse. Qu’est-ce que ça va donner tout ça ? Rien. Je crois vraiment qu’on assiste à la fin d’une chose et c’est fabuleux. C’est pourquoi mon travail récent s’appelait « Kamikaze-Fin du monde », parce que je trouve que quitte à en finir, au moins finir en beauté, en kamikaze, car il n’y a rien de plus beau que la mort du kamikaze japonais. Se jeter sur le porte-avion américain, la bombe volante, c’est une des plus belles images qui existent. Car il savait que de toute façon, s’il ne le faisait pas, son pays était perdu. Plutôt que de vivre en esclavage, il préférait mourir. Je trouve ça très beau. Mais les gens ont tellement peur, que des kamikazes il n’y en a plus beaucoup ! En tous cas j’estime que quelqu’un qui gouverne devrait être kamikaze in minimum. Il devrait avoir au moins le mépris de sa vie, car le mépris de sa vie, c’est la moindre chose qu’on devrait exiger de la part d’un gouvernant. Il n’y a aucune raison qu’on soit gouverné par des gens qui ont peur de perdre leur vie… »
Oui, il a fait le kamikaze. « Kamikaze bunker », c’était déjà en 1977. Comme « Radium », d’ailleurs. Face à l’horreur, à Hiroshima : « Banzaï » ! Kamikaze fin du monde Rock and Roll. Il brûlait sa vie, comme on dit, mais moi je l’ai vu faire. Il se disait fou, il aimait bien frôler les lignes. Il y a une lettre de lui à laquelle je tiens particulièrement, c’est celle du 6 août 1968 : « Mon cher Alex, comme tu as pu t’en rendre compte, je sors d’une période de silence…(…) J’aurai bientôt un atelier installé pour peindre (j’ai été expulsé de l’ancien et ça n’a pas été le moindre de mes ennuis de ces derniers temps), s’ajoutant au retard (grave financièrement) provoqué dans la sortie de plusieurs multiples envisagée pour juin et reportée à la rentrée, retard provoqué par les grèves de Mai, dont je me réjouissais pourtant alors et dont je suis tellement déçu aujourd’hui que je vois le peu de profit qui a pu en résulter, et les erreurs parallèles dans lesquelles chacun s’est précipité pour le plus grand profit du pouvoir.
Je t’ai fait un jour communiquer des nouvelles de moi par Robert Bozzi, et, crois-moi, j’étais tellement mal et surmené que j’étais dans l’impossibilité de le faire moi-même ; et ça a empiré chaque jour, et j’avais l’impression d’être comme mort. Et bien que venant parfois de l’extérieur, les ennuis que j’avais avec moi-même étaient bien plus graves encore que leur cause. J’ai résolu de rompre avec beaucoup de choses et de gens, mais il aurait fallu que je puisse me consacrer un peu à moi, et toujours je suis bousculé par mon besoin d’intervenir, sinon par les besoins d’argent. Quelle vie est la mienne !
(…) Je suis allé à Kassel pour me déprimer un peu plus et être filmé par une équipe de Télévision qui me suivait pas à pas dans mon exercice : ils ont fait un film sur Malaval dont je ne parlerai pas car il n’est pas terminé par son jeune réalisateur Mr Otmezguine : j’ai l’impression qu’il sera bien. J’ai imposé sans peine que la musique soit celle des Vanilla Fudge, un de mes groupes préférés. Ce sont des Interviews (pas trop d’art). Voilà toutes les nouvelles, question travail, comme tu le sais hormis qu’il me faut tout de même les considérer sérieusement, elles ne me passionnent pas autant que les multiples projets qui s’agitent dans ma tête, et surtout les questions que je me remets sans cesse sur le tapis… ma recherche de la simplicité me conduit parfois par des chemins tortueux… J’espère que tu vas bien et que nous nous verrons bientôt, à Paris car je ne compte pas descendre à Nice cet été, ayant trop à faire avec mes retards, mon changement de camping (à présent je campe carrément et je me sens mieux : je ne campe pas encore assez à mon gré)… etc.
Toute sa série de dessins sur l’aliment blanc invasif sont particulièrement frappants de ce qu’il a pu peut-être ressentir du chaos du monde, et qu’il a si bien dite, cette invasion. Comme dans le Monde du 1er décembre 1972, court texte que nous avons mis dans le catalogue de l’exposition que Philippe et Mireille Rétif nous ont permis de faire dans leur Musée. Qu’ils en soient encore remerciés, car ce fut une extraordinaire exposition. Mais voilà le texte de Robert : « L’aliment blanc était né d’abord de l’observation de phénomènes naturels, comme la sécrétion envahissante des chenilles du bombyx, d’où naît le cocon : dans l’élevage du ver à soie, que j’ai pratiqué, et où vous obtenez, à partir de l’impondérable, des centaines de kilos de « grège ». Plus qu’une psychose, l’aliment blanc était surtout une métaphore traduisant l’encombrement de la vie quotidienne. Tous les jours, dans ce monde de surproduction, de nouveaux impedimenta matériels ou intellectuels viennent s’accrocher à nos basques » (Robert Malaval, Le Monde, 1-12-1972).
Et ce qu’il a écrit sous forme de poème en 1974, c’est bouleversant : « Vouloir tout saisir c’est un vertige terrible / faut aimer ça / de la vie à la mort faire le voyage / encore une fois encore une nuit encore un instant / j’aime à penser à des milliards d’années / à l’infini et au néant / toutes ces choses vertigineuses comme les valses de Strauss (et le champagne) // parfois je sens notre vieux monde couler comme un vénérable camembert / tout semble vain / je crois que je suis mort // alors pourquoi de temps à autre un visage un tableau ou une chanson remet tout en marche ? / et je ne vis que pour ça // quand je peins c’est que en ai envie / et ça recommence / je fais ce qui me plaît / je me fous de ce que les autres et moi ont fait / j’aime les paillettes jetées à la volée les étoiles les étincelles dorées / j’aime le charme le mouvement et l’atmosphère // ce que je suis qui peut me le dire ? / les mots n’ont plus de sens mais parfois les images / j’aime la tempête et les orages / à dire vrai je me sens de moins en moins humain / j’aime la viande rouge les steaks saignants / qu’est ce que ça veut dire ? où suis je / bleu jaune vert rouge NOIR // qu’on le sache bien / rien n’est plus précieux que le petit cœur qui bat tandis qu’elle dort sur le sofa de l’atelier / je donnerais toutes les œuvres d’art de 1’univers pour ça / pour cette chose sublime / fragile / qu’un rien éteint qu’un rien enflamme / juste un peu de vie // tout est pareil jusqu’à ce qu’on décide que c’est autrement // maintenant ça va changer // allez / encore une fois / encore / encore / tout compte pour zéro / pour toujours / à L’INFINI / ET J’AIME ÇA //
(Robert Malaval, 6 novembre 1974. Cité par Jean-François Bizot dans « Actuel » de Novembre 1980).
Dans le numéro d’Actuel de Novembre 1980, Jean-François Bizot a écrit : « Malaval, peintre rock, s’est suicidé à la mi-août en écoutant Blank generation de Richard Hell. Il avait bien vécu. Il avait pris en avance tous les trains de son époque sauf le dernier, que ses toiles de 1980 expriment pourtant si bien ».