Frédéric Altmann – La revue périodique « Créations » n°37 avait fait à Gérard Eppelé une très belle interview, dans son atelier …
Alexandre de la Salle – Oui, très explicite, c’était Jackie Delobbe qui avait recueilli ses propos …
Vous ouvrez le dossier des encres de Chine, ce sont vos derniers dessins, les plus récents ?...
Oui. J’ai travaillé durant de longues années la couleur et maintenant je me lance dans le noir et blanc. Ces dessins sont exécutés à l’encre de Chine, d’un seul jet, d’un seul souffle, sans trop de repentirs. Lorsque je travaille avec les encres, j’utilise des pinceaux très ordinaires : des pinceaux de peintre en lettres ; ce ne sont pas les pinceaux qu’utilisaient les Chinois ou les Japonais, ce sont des pinceaux à quatre longs poils qui donnent une sorte de virtuosité, qui permettent la rapidité.
Là ce sont des pianistes : j’aime bien la musique, je suis à l’écoute de tout ce qui est musical. Je peins souvent en musique, ne serait ce que pour crever le plafond du silence... Là c’est une série de dessins sur Freud, « Die traumdeutung », la « Science des rêves ».
On voit toujours un personnage « multiplié » qui semble être le même dans vos toiles ; personnage « multiplié » qui frappe surtout par son visage, son regard, sa bouche et qui nous regarde ! mais qui se transforme dans vos dessins à l’encre.
C’est la question qu’on me pose souvent. Ce personnage, soit disant, me ressemble, mais il peut être n’importe qui ! ... il m’a servi ou il se sert de moi, peu importe !... Personnage qui est né il y a une vingtaine d’années et qui s’appelait L’homme au pull noir : il sortait d’une espèce d’enveloppe noire, de chrysalide et il a continué à vivre. Pendant toute une période sa tête était posée sur une espèce de masse informe qui était un vague corps et petit à petit le vêtement s’est précisé. En fait j’ai joué sur un archétype d’un personnage très simple dont le vêtement était une seconde peau... et puis un beau jour j’ai failli le tuer...
On a l’impression en effet, dans vos dessins à l’encre que le personnage commence à perdre son identité pour faire partie du paysage, de l’environnement.
Oui... dans ces derniers dessins le personnage est enfoui dans la masse de la matière ; c’est vrai que j’ai besoin de m’en défaire. Depuis deux ans le personnage n’est plus quelqu’un de prépondérant. Il y a toute la série du végétal où il devient plante, est pris dans le végétal. Dans cette autre série « Vapeurs et fumées » le personnage n’est plus qu’un petit accessoire dans la brume, dans les nuages... dans tous ces tracés ! Au départ il était très évident dans mes toiles parce que les thèmes l’imposaient, ils s’appelaient « la solitude », « les passagers », « les séismes »… ce personnage me servait de fil conducteur à travers tous ces thèmes. Je le peignais d’abord lui, et je le mettais dans des situations qui étaient des sortes de paysages flous, à peine esquissés, dans des couches de gangue, de brouillard...
Et là, c’est une série de grands dessins à l’encre sur l’effacement du personnage : il disparaît sous un magma de traits d’encre de Chine ; les griffures de la plume qui donnent plus de brutalité à l’ensemble, le personnage est pris dans ces lignes et s’y noie…. »
Le Roman-Peinture
Nous avons eu la chance de voir « Le Roman-Peinture » au Palais de l’Europe à Menton en 1985, et en 1991, il a été à nouveau le thème d’une exposition à La ferme du Buisson, Centre d’Art et de Culture de Marne-la-Vallée. Le catalogue est très beau, en papier brut, comme était d’ailleurs mon catalogue des « Yeux fermés ». Il faut de la matière pour évoquer Gérard Eppelé, son œuvre nous parle un peu des entrailles de la terre, des entrailles de l’humain, la terre n’est jamais très loin, l’argile, c’est tragique et sensuel, et ce n’est pas étonnant que Pierre Gaudibert ait publié là-dedans un « Parcours de Gérard Eppelé »… lui qui a tellement aimé les civilisations… : « Gérard Eppelé nous invite à un parcours initiatique scandé de ses nombreuses œuvres plastiques personnelles, échelonnées à travers les années, que l’on peut aborder et tenter de déchiffrer sous une rubrique qui porterait en exergue les questions lancinantes : « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? » Il s’agit alors de partager son regard aigu sur la condition humaine, à la fois intemporelle et plongée dans un temps historique de crise, où voisinent simultanément un gouffre de plus en plus évident et une renaissance que l’artiste pense relativement proche et quasi certaine. Les dessins du début des années 50 saisissent des êtres surpris dans la rue, puis, en 1960, survient la naissance d’un personnage singulier – c’est Gérard Eppelé, et c’est chacun d’entre nous tous – situé dans un environnement en général indéfini, un personnage en proie à la solitude, à l’angoisse, au sommeil et au rêve, à la dérive et à la fuite, tel un anti-héros du dramaturge Samuel Beckett. Le « Roman-peinture » de Gérard Eppelé fut un des moments cruciaux de sa quête incessante, fébrile, à la fois bilan et tremplin, une suite de peintures centrée sur L’Homme au pull noir avec 40m2 de toile peinte d’une écriture nerveuse, s’enchaînant de thème en thème selon les circonstances extérieures et les associations subjectives »
Un extrait de « Libro di disegni » (1990) dit :
« Il s’allonge pour essayer
sa mort
Pas de naissance,
même entrevue…
Sur son visage, un masque.
Un masque qui est visage »
Quelle force tragique, mais dans quelque chose qui pourrait aussi être taoïste : l’effacement comme solution, déjà… Comme lorsque Gérard fait cette performance avec un masque, à la lumière d’une lampe de poche, devant une ferme, et qu’il s’éloigne dans la nuit… Une commedia dell’arte noire comme son encre de Chine…
A suivre...