Frédéric Altmann – Dans « le paradoxe… », tu avais mis une lettre de Gilles Deleuze concernant Ghérasim ?
Alexandre de la Salle – Oui. Le 24 juillet 1995, pour l’exposition des « Cubomanies » j’ai invité Gilles Deleuze, et il m’a répondu ceci : « Cher Monsieur, Merci de votre lettre qui m’a beaucoup touché. J’aurais une grande joie à participer à votre travail, mais hélas mon état de santé m’interdit tout déplacement, et je ne peux pas recevoir de visite. J’ai si peu de temps de travail par jour que je ne peux rien y ajouter. C’est donc une vie bien limitée, mais dans laquelle je peux maintenir une admiration comme celle que j’ai pour Luca, et beaucoup d’amitié, si vous le permettez, pour ceux qui savent présenter cette œuvre. Sincèrement vôtre ». (GD).
Les Cubomanies sont les choses les plus troublantes que je connaisse, ce qui m’a fait écrire : « ... Cette peinture d’Antonello da Messine, je l’avais reçue de manière globale, frontale, mais voilà que Ghérasim Luca me la dérobe, et, dans un vertige, me la rend. Qu’elle me dit, non pas son envers, non plus son unité, mais bien plutôt sa multiforme ambiguïté. Elle était ça aussi profonde profondeur ! Alors la surface, qui dissimulait ses secrets derrière son immuable perfection, scalpélisée, décomposée et recomposée, cubomanisée, me révèle ses zones d’invisible, ses nœuds d’articulation, ses marges ombreuses, ses feux sous-jacents, et, sous le sens, du sens encore. Métamorphose sublime parce que fidèle. Et Antonello, ainsi démultiplié, devient ce qu’il était depuis toujours : un Grand du Quattrocentro ».
Il est difficile de parler froidement de Luca : il entraîne dans une autre dimension, ouvre à quelque chose d’une médiumnité, celui qui s’y risque ne peut que lui être reconnaissant de ce que produit la rencontre. Ainsi Avida Ripolin, dans un texte qui parut dans la revue Go puis dans la revue Kanal de l’automne 87 tenta-t-elle quelques équivalences au choc de la poésie de Ghérasim Luca, au choc de ses Cubomanies :
« … Quant à ses Cubomanies, laissons-en de côté un moment la stu¬péfiante beauté immédiate pour en jouir en fin de partie au moment où le juste, le vrai et le somptueux ne font plus qu’un, que la flèche d’or atteint sa cible. Bergson compare l’élan vital à une fusée en perpétuel état de jaillisse¬ment, fusée qui laisse des rési¬dus de combustion. Les cendres éteintes s’accumulent : c’est le visi¬ble, ce sont les objets, les images, les mots. C’est aussi la mémoire morte, l’expérience souvenir, pâle fantôme de l’Expérience qui est un présent en irruption, une éruption d’être, de sensations, d’éclairs de connais¬sance. Une lumineuse lecture du réel. (…) GL promène son scalpel nucléaire le temps d’une fission. Il est anti-gravitationnel, hors orbite, à la vraie vitesse courbe du voyage. Il est beaucoup plus qu’un grand poète et un grand manipulateur de formes, il est concepteur lui aussi de ces centrales de pointe où se font, l’œil rivé aux nébuleuses des deux infinis, les grandes interrogations ».
Bien sûr nous savons que les poètes aiment à chercher des équivalences subtiles entre des formes hétérogènes, mais Luca lui-même étant un plasticien, sut particulièrement décoiffer les catégories pour en faire des vases communicants, et donc écrire des textes du plus haut niveau sur ses amis, ces artistes, eux aussi, majeurs. Textes dont nous devons nous réjouir aujourd’hui que l’accès en soit libéré.
WILFREDO LAM, le sino-cubain sourcier de ses propres racines, combattant en Espagne aux côtés des Républicains, par Picasso rejoignant les surréalistes, co-créateur du Jeu de Marseille, illustrateur de Fata Morgana, le dernier poème de Breton avant les US, et, comme Césaire, l’un des initiateurs au « trésor légendaire de l’humanité » auprès des Surréalistes. « Au cœur de la forêt où, comme clans un tableau de Lam, l’animal et le végétal sont encore interchangeables sinon synonymes, se trouve le Totem de la tribu mondiale : L’Oiseaumbi.
Incarné dans un homme et une femme, la mort et l’amour le revendiquent » écrit GL, texte accompagné d’une eau-forte illustrant un texte de Luca, de 1965 « Apostrophe-Apocalypse ».
Roberto MATTA, le Chilien, surréaliste et architecte, dont Breton vante les relations spatiales inédites, qui font appel, outre le sens optique, « aux divers sens, depuis le sens cinesthésique jusqu’au sens plus ou moins perdu de la divination ».
Pour GL, AMIMATTA, c’est :
C’est ma taxe
ma taxologie,
ma taxinomie,
ma taxidermie
qui m’attarde
Ma taillade à ma taille
ma taille douce, ma tare
WILHEM FREDDIE, né à Copenhague en 1909, d’abord constructiviste, puis un surréaliste excentrique, fondateur du surr scandinave, ses œuvres seront confisquées pour pornographie et resteront 30 ans au musée de criminologie de Copenhague, menacé de mort par les nazis danois, il se réfugiera en Suède, où il participera au groupe « Image » de Malmö.
LA TÊTE DE WILHELM FREDDIE est donc la Tête athée, tête-à-tête de l’ascète et de l’excès, Nid d’aigle dans la fosse aux serpents, la pensée qui l’habite la nie, la sert
la cerne, etc.
VICTOR BRAUNER est ce roumain co-fondateur de 75 HP, la revue Dada parue à Bucarest en octobre 24, et de la picto-poésie, « langage hiéroglyphique moderne.
Entre Mr K, personnage ubuesque et son œil réellement énucléé de Brauner, qui va devenir corne pour atteindre à la « vision », des obsessions, une conception ésotérique que GL évoque bien dans CONTRE-ACTION DE L’AUTRUI, où il décrit un tableau de Brauner :
Les pères
les pères sans âge
pères des sons et des eaux
et princes des principes
les principaux personnages du tableau
sont un grand X blanc qui coud
qui coupe la toile
MICHELINE CATTI est le double alchimique à qui sont dédiés les poèmes d’amour, et qui, elle-même, sait, dans sa peinture, appeler des êtres intermédiaires, des « transparents » au sens surréaliste, mais abstraits ? La parole chamanique de Luca frappe particulièrement en plein cœur lorsqu’il s’agit de celle qui, aujourd’hui, porte son œuvre vers la gloire qu’elle mérite ?
Pour lui, LA ROSE STILITE, sur 17 toiles de CATTI fut une :
Eloquente
Eloquente muette
Sous la falaise philosophale
Et PIOTR KOWALSKI l’inventeur, l’un des penseurs d’un art technologique dont Frank Popper fut le critique et l’historien, lui est polonais, architecte aussi, qui dans son atelier de Montrouge, va créer des « machines » travaillant sur le temps, qui peuvent à l’explosif, au gaz, et avec magnétophones qui captent des sons en temps réel et les restituer à l’envers : la sculpture de PK dans ce livre est d’après le sonogramme de la voix de Luca disant « Passionnément ».
Piotr Kowalski
En te multipliant par l’extrême-diamètre
on obtient la longueur de la circonférence
sans contour
? (Autre)
Par l’extrême-diamètre !
En te multipliant sans contour
on obtient la longueur de la circonférence
(Loup) K
PAUL BURY, lui, est belge, passera de la peinture à des structures géométriques animées, mais d’un mouvement particulier, la lenteur, y compris en lisant Bachelard, et mettra en œuvre des « Recherches expérimentales sur certaines possibilités d’embellissement irrationnel d’une ville » chères au Surréalisme. Pour Luca, à propos de Bury, encore des mathématiques :
Le carré avait reconnu son double : ton point
X lettre multiplié par X point
l’être infiniment petit face à – la double face de –
l’inconnu
Avec JACQUES HÉROLD, une rencontre particulière, à trois, avec Gilles Ehrmann, puisque Hérold est l’acteur d’un film inachevé de Gilles Erhmann : « La rue-plage », Hérold, le roumain, « dont, d’après Breton, les préoccupations sur le plan plastique sont centrées comme nul autre avant lui sur le cristal », dans les tableaux de sa première période « Le germe de la nuit », il cherche à représenter « la structure secrète du monde », « jusqu’à arracher la peau du ciel » « Aimantée vers l’au-delà des apparences, écrit Patrick Walberg, la peinture de JH se déploie dès lors comme une précieuse alchimie personnelle, une rêverie sur l’intimité des éléments : le vent, le feu, la pierre, le lait – dans la lumière minéralisée du cristal, le dynamisme aérien de la transparence. L’œuvre d’Hérold est un rendez-vous pour les poètes, qu’il a en retour abondamment illustrés (Tzara, Bataille, Luca, Ponge Butor etc.).
Dans ce texte inédit, GL parle de « pierre ambiante : « Rare précipité de l’espace périssable et précipitation subite dans le temps, le diamant est une forme d’anticipation : étincelle d’un incendie occulte et total, simultanéité, rayonnement et caresse ; »
Et quant à GILLES ERHMANN, ne fut-il pas le double alchimique masculin de Luca ? Leurs œuvres parfois se répondirent, comme dans Œdipe-Sphinx, photographies sur des poèmes de GL qu’il avait rencontré en 1952. Breton écrira : « Après Courbet, après Gauguin et même sans l’appoint de la couleur, nul n’est parvenu comme Gilles Ehrmann à déshabiller une vague. Des « Inspirés et leurs demeures » nul n’eût pu prétendre nous apporter plus éclatante et plus totale révélation (Breton, 1962)
Vagues qui, selon Luca,
En se fracassant contre cette géométrie
elles se tuent
les vagues
et – en plein vol – sont enterrées
Les cercueils – brisants
enferment le secret du choc
et de la riposte
Il y a aussi le Suédois ANSGAR ELDE, membre de l’IS, puis exclu, et dont un collage de 1969, « Familjeidyll » montre le père, le mère, le fils dans des boites de conserve sous forme d’os et d’une tête d’oiseau, le tableau que décrit Luca est ici un œuf.
DES ŒUFS VISIBLES
les murs sont faits pour être blancs (des œufs)
les murs sont faits pour être (des œufs)
les murs sont faits pour (des œufs)
les murs sont faits (des œufs)
etc.
pareil pour l’œuvre d’art :
les tableaux ne sont pas faits pour les murs (visibles)
etc
En janvier 2008, les « Petites Affiches », dans la rubrique « Lire », ont annoncé la parution des « Inédits » de Ghérasim Luca aux Editions l’Image et la Parole, un texte de moi finissait par : « Il est celui qui a su donner voix au Temps, a ce qui a valeur d’Etre-là ». Oui, Ghérasim Luca, c’est le Réel revisité. Ghérasim Luca, l’Intemporel !
Fin.