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CHAPITRE 2 (part I) : Chronique d’un galeriste

Nouveau chapitre de cette chronique proposée par Alexandre de La Salle, que vous pourrez suivre toute la semaine, jusqu’à mardi prochain...

Frédéric Altmann – Alexandre, entre l’ouverture de ta première galerie, Place Godeau à Vence, le premier février 1960, et l’exposition « Ecole de Nice ? » (avec un point d’interrogation), le 17 mars 1967, toi qui venais de Paris, comment as-tu pris contact avec la Région ?

Alexandre de la Salle - Place Godeau, j’ai ouvert cette galerie en héritier de mon père si je puis dire. Et les trois premières années, j’ai donc montré des artistes de l’Ecole de Paris (Atlan, Bissière, Gromaire, Soutine, Modigliani, Kikoïne, Krémègne, Sourdillon, Wols, Magnelli, Derain, Dufresne, Picasso, Yankel, Vlaminck, Kisling, et bien d’autres ... ). Mais très rapidement j’ai fait la connaissance d’artistes de ma génération, des gens jeunes, et qui, sous mes yeux, se posaient la question de l’art d’une manière originale. Et d’abord Michel Néron et Marcelle Tanneau, son épouse, qui sont devenus très vite des amis très chers.

Michel Néron et Marcelle Tanneau en mai 1976
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Michel Néron et Alexandre de la Salle à la Villa Virginie en 1985
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Lui, architecte (il fut le concepteur de Marina Baie des Anges, et, plus tard, de ma galerie de Saint-Paul) et peintre. Un peintre se situant à un carrefour unique où se fusionnaient et s’exaltaient ses savoirs de praticien peintre, d’historien de l’art, de linguiste et de philosophe. Elle, faisant dire à sa peinture, à son dessin, à sa tapisserie, tous les mirages, toute l’effusion des Finistères et de l’Océan, comme seule une Morgane peut le faire, sur la voix des chavirantes vagues... Je les ai exposés à partir de là et pour toujours, en août-septembre 1989 ce serait pour « Carré Courbe », avec Ghérasim Luca et Micheline Catti, leurs chers amis, et aussi les miens : un quatuor admirable d’initiés, à la vie, à l’art, à la poésie…

Fragments de tableaux de Michel Néron
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Si Michel n’avait pas eu envers lui-même la sévérité que les grands hommes ont à l’égard de leur propre pensée, nous pourrions lire la somme écrite par lui sur le sens de la peinture figurative, sur le sens de la peinture. Dans ce film de 1989 où je l’interroge pendant plus d’une heure, je cherche à lui faire promettre de livrer ses écrits. En vain. Il est parti en emportant une sorte de secret, dont il m’a donné des fragments, d’abord en peignant, ensuite au cours des multiples conversations que nous avons eues pendant des dizaines d’années. C’est ainsi. Et j’écris moi-même sur cette chose étrange que l’on appelle la peinture, irréductible à cet autre « medium » qu’est l’écriture. Et pourtant, comme le dit Michel dans le film, les plus grands peintres ont essayé, par les mots, de donner une idée des processus à l’œuvre dans la production d’un tableau, en deçà même du langage pictural. Une sorte d’opération de base, propre à chacun, qui fait naître un outil, spécifique, repérable peut-être, et qui règlerait la question d’une différence entre figuration et abstraction, puisque ce code, cette élaboration de la forme, de la couleur, du trait, de l’ombre, de la lumière etc. peut transparaître – pour qui sait voir - au sein même de la figure, annulant son identité, son sens, pour la laisser aussi nue qu’une équation…

Frédéric Altmann – Ils ont été très tôt des artistes de ta galerie ?

Alexandre de la Salle - Dès les années 1970. En 1976 j’ai présenté Michel à la Galerie der Spiegel de Köln, et, chez moi en 1977 pour une exposition individuelle qui devait être une interrogation de la Peinture. Je voyais que cet homme, pétri de sciences humaines, menait une réflexion toute structuraliste à l’intérieur de son propre travail en le faisant, et c’est ainsi que dans la plaquette j’ai annoncé la couleur : « Curieusement, la peinture de chevalet est encore partout : sur les cimaises des Musées d’Art moderne, au cœur de toutes les discussions, présente même, fantôme obsédant, dans les manifestations para picturales : on s’y veut peintre.

Véritable lieu géométrique des préoccupations pratiques et théoriques, on ne se définit que par rapport à elle : pour ou contre. J’ai jugé bon de donner ici la parole à l’un de ceux qui, en marge, patiemment, se livrent à une investigation du champ pictural, pour en faire surgir les lois de fonctionnement, et pour élaborer l’appareil conceptuel pertinent, susceptible d’éviter les confusions majeures ».

Frédéric Altmann – André Verdet.

Alexandre de la Salle – Oui. Nous avons beaucoup parlé avec André Verdet de la peinture de Michel, et il a remarquablement transcrit ses réflexions, toujours aussi subtil sur l’Histoire de l’Art. Voilà comment il a décrit les « personnages » de Michel Néron :
« Ils apparaissent et ils se campent pour nous dans leur apparition. Immobiles et muets. Pareils à des personnages de Piero della Francesca ils ont pris la pose en se définissant dans l’attitude. Celle d’une semblablité ambiguë. Ils voient sans voir, et leur regard est absence, qu’ils nous dévisagent du fond de l’inexpressivité de leurs yeux ou qu’ils fixent un ailleurs. Leurs vêtements, leurs chevelures ou leurs coiffures, leurs attributs se conjuguent dans l’uniforme au diapason du même mouvement d’ensemble, du même geste des choses à l’arrêt.
Nous voudrions les approcher dans l’interrogation... Comme au travers d’une glace ils nous maintiennent à distance en interposant une énigme. Leur ressemblance physique et mentale serait elle une illusion ? Ou un piège ? Seraient ils des témoins ou des juges ? Des voyants, des passagers de l’ailleurs ? Les mêmes membres familiaux d’un clan ? Travestis en bourgeois début de siècle, les figurants d’une secte, ou d’honorables correspondants en mission ? Si on les appelait, tourneraient ils la tête ? Bougeraient ils ? Ils apparaissent, à la fois anonymes, perdus et terriblement présents dans leur impersonnalité, silencieuse. Impavides, leur tranquillité nous inquiète.
... Mais pour le peintre Michel Néron ces personnages de mystère dont il meuble ses toiles ne sont avant tout que des images tremplins, des prétextes pour mieux cerner, mieux solutionner des problèmes de peinture qui le préoccupent. Le travail de l’artiste postule la remise en cause du problème de l’organisation d’une structure de l’espace relevant d’une tradition purement occidentale depuis la Renaissance. Singulièrement, en ce qui préoccupe Michel Néron, depuis Uccello, Carpaccio, Mantegna jusqu’à nos jours. En passant par Caravage, Geor¬ges de la Tour, Vermeer, David, Ingres, Poussin pour finir à Chirico, Morandi et Fernand Léger. L’artiste serre de très près ses recherches par des choix spécifiques à ses ferveurs profondes, à son obsession picturale.
Réactualiser donc, le champ pictural classique. Mais Michel Néron dédaigne l’anecdote en soi, la figuration narrative appliquée en surface. Il cherche à atteindre, et il y réussit, le fait plastique pur dans l’organisation linéaire et volumétrique d’une surface-espace, et en spécifiant sa toile par le moyen de rapports de formes et de tons qui n’appartiennent qu’à lui. En tout premier lieu son travail consiste à loger des éléments picturaux, dans une perspective spatiale qui va se métamorphoser en une perspective aérienne colorée.
Les personnages, acteurs hiératiques de ses toiles, sont considérés avant tout par Néron comme des objets, (théorie chère à Fernand Léger) et il les traitera comme tels les personnages et leurs attributs en les intégrant sur un support traité abstraitement, où glissera bientôt une lumière égale, unificatrice, où l’ombre, elle même devenue forme, jouera le rôle d’adjointe de la lumière.
Dans le travail de Michel Néron ces valeurs d’ombre et de lumière repoussent la théorie du clair obscur. Elles se caractérisent par rapport à ce que j’appellerai la réalité métaphysique du tableau, et à la rythmique silencieuse qui en émane. Tout en « situant » les composantes figuratives du tableau au plan d’une objectité (le mot est du peintre) rigoureuse, Michel Néron dépayse dans la non individualisation personnages et attributs, leur fait perdre leur poids et leur sens d’immédiate matérialité, afin de les réintroduire dans une subjectivité plastique où la durée se fixe à la crête d’une attente.
A la « raideur », à la concision du dessin qui serre de très près les volumes et les aide à trouver une tension intérieure, que ce dessin soit enveloppant ou tranchant, correspond la sévérité quasi monochromique de la couleur la sévérité primordiale des poteries archaïques. Des terres, des ocres, des oxydes qui se répartissent sur une gamme nuancée et ultra sensible d’une douzaine de tons. Or, ce système de tonalité raréfiée relève d’une belle densité vibrante, mais cette vibrance s’enfouit dans la toile, s’y répandant sur toute la surface à la manière d’un fluide lumineux, harmonisant ainsi les rapports accords entre forme et couleur, unifiant les timbres, en assourdissant leurs échos.
Le tableau forme un tout organique, sensibilisé à l’extrême et maîtrisé au maximum, dans sa géographie à la fois physique, mentale et imaginaire. Le tableau, chargé d’intentions, revient néanmoins à son désir de simplicité élémentaire, à son postulat classique, à savoir, ici, le découpage d’une surface par l’entité objet et le jeu des architectures de fond. Il n’y a plus d’antinomie entre surface et espace mais union et fusion.
Une muette grandeur émane du mystère des toiles de Michel Néron. Cette peinture nous trouble d’autant plus qu’étant de chevalet elle passe néanmoins avec aisance, s’élargit au plan mural, monumental, prenant ainsi une dimension autre dans l’étrange qui l’imprègne. En réactivant le champ pictural de la figuration et en élaborant une peinture qui se tourne résolument vers la non-individualisation et l’intemporel et comme si par voie de conséquence cette peinture se faisait à l’insu et en dehors du créateur, Michel Néron démarque justement la singularité de son talent, en retrait des modes mais non des courants. (AV)

A suivre...

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