China Food
Et donc pour cette dernière exposition de Jean-Pierre Giovanelli, intitulée “China Food » (L’Occident tenu en laisse par le Dragon », organisée par Viana Conti à la “Sylvi Bassanese Arte Contemporanea de Biella (à partir du 29 mars 2014), Viana Conti a écrit ce texte, avec cette exergue : En Chine, si vous détestez quelqu’un, la malédiction que vous lui adressez est : « Puisses-tu vivre dans des temps intéressants ! ». Dans notre histoire, les « temps intéressants » sont en effet des temps de troubles, de guerres et de luttes de pouvoir qui ont fait souffrir des millions d’innocents.
(Slavoj Žižek “Welcome to Interesting Times”, VIth International Marx Congress, September 2010, Plenum d’ouverture)
Préambule : Avec l’exposition China Food/Nourriture chinoise, l’artiste français Jean-Pierre Giovanelli met en œuvre esthétiquement - avec la poétique qui le caractérise depuis la moitié des années soixante-dix, ces symboles, ces métaphores, ces archétypes adéquats à une représentation parfois ironique, parfois amère, toujours juste et frappante - la place que la Chine occupe aujourd’hui dans le monde. Le protagoniste de l’exposition est le riz, dont il ne faut pas rire si l’on ne veut pas pleurer pour des lentilles, surtout en Chine, car les Chinois sont les plus grands et anciens producteurs et consommateurs de riz cultivé dans l’Asie des moussons.
Il n’est ni blanc, ni noir comme celui que l’on servait à la table de l’Empereur, ni tel que celui qui a été obtenu en 1997 par de mystérieuses alchimies dans la région de Vercelli, et que l’on a baptisé, de façon significative : « Venere » (Vénus).
Ni blanc ni noir donc, mais rouge ! Rouge comme un drapeau, une idéologie, le sang, la révolution, la passion, le désir ? C’est le public qui va s’interroger et en prendre conscience. La représentation de cet artiste, architecte, auteur d’installations multimédias, analyste des nœuds théoriques de la pensée sociopolitique contemporaine, exprime sa vision du monde par le biais d’un langage qui relève à la fois de l’ordre du visuel, du sonore, du matériel et de l’immatériel, ayant déjà appartenu, dans les années soixante-dix, au Collectif d’Art Sociologique fondé en 1971 à Paris par Hervé Fischer, Fred Forest, Jean-Paul Thenot.
Cet artiste, Jean-Pierre Giovanelli est (fut) un ami de Jean Baudrillard, penseur critique de la société de consommation et de la dépendance de masse des fétiches marchands, des stéréotypes de l’image, il est un complice de Paul Virilio, écrivain, sociologue, urbaniste, précurseur d’une esthétique de la disparition, théoricien profond et perspicace des effets déréalisants de la vitesse sur des individus constamment suivis à la trace par des détecteurs électroniques, dépendants, infantilisés par une télécratie omniprésente et inexorable, par les angoisses du temps réel, par un futur qui ne cesse d’arriver pour ceux qui ne cessent de l’attendre… et aussi interlocuteur de John Rajchman qui se demande où il est possible d’identifier dans l’art contemporain ce fondement ontologique du sens et de la vision que l’on percevait dans une grande partie de l’art pré-médiatique, et encore comment il est possible de mettre en œuvre une ré-esthétisation de la pensée qui ne se formalise pas dans un spiritisme virtuel mais plonge ses racines dans cette aisthesis qui préexiste aux distinctions entre matière et immatériel, entre actuel et virtuel, entre nature et artifice.
Une bonne lecture de l’exposition China Food pourrait se faire en adoptant la logique para-cohérente à laquelle a recours le philosophe militant slovène Slavoj Žižek. Dans son analyse lacanienne de l’économie marxiste et du divorce persistant entre capitalisme et démocratie, cet intellectuel, controversé pour ses idées radicales, se demande, avec une ironie certaine, pourquoi aujourd’hui la Chine, ancien pays communiste, est le meilleur manager du Capitalisme. Il fournit par-là à Alain Badiou, qu’il apprécie, un prétexte pour souligner sa position ambivalente par rapport à Mao Tsé-Toung. Le maoïsme lui-même est toutefois marqué par le taoïsme qui voit dans l’opposition une figure de la complémentarité, car il affirme que la contradiction est le moteur de la nature, de la société, de la pensée. Le système capitaliste de la Chine actuelle ne serait pas, dans sa vision des choses, la version exotique du capitalisme vintage occidental, mais son miroir.
De son côté, Jean-Pierre Giovanelli croit que l’émergence de la Chine, dans le globalisme contemporain, implique une privatisation du savoir collectif, l’appropriation des rentes provenant de l’exploitation des ressources naturelles. Cette réflexion mène à repenser en profondeur le binôme démocratie/capitalisme à tel point que cette mise en question entraînera des conséquences plus bouleversantes encore que l’avènement du numérique et des nanotechnologies. Ce mariage insolite entre un capitalisme évident et un communisme particulier s’est révélé fructueux pour la Chine, qui a utilisé l’autoritarisme même qu’elle voulait exorciser afin d’accélérer l’assouvissement du désir de l’homme-masse. Mao, par ailleurs, dénonçait la bourgeoisie classique américaine, la bourgeoisie russe bureaucratique, et n’ignorait point que la bourgeoisie se trouve à l’intérieur de son propre parti.
Devant l’installation puissante, provocatrice, ironique et sacrale tout à la fois de China Food – titre qui laisse entendre que l’Occident pourra devenir la nourriture de la Chine – le spectateur est invité à prendre conscience de la portée du phénomène qui lui est présenté, des conflits qui existent dans un ancien pays communiste asiatique qui domine aujourd’hui le pouvoir financier de la planète. Un pouvoir qui, tout en ayant accepté comme modèle de référence le capitalisme vintage occidental, d’origine Etats-Unienne, aujourd’hui en pleine crise, serait en train d’imaginer la manière de créer de nouveaux marchés, en sollicitant toutefois sans cesse le consommateur, au point que celui-ci confond désormais liberté et libéralisme, démocratie et despotisme. L’angle de lecture de l’artiste français qu’est justement Jean-Pierre Giovanelli pourrait faire référence d’abord à cette idéologie du désir exprimée à travers la voix de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean-François Lyotard.
L’exposition : Voici, sur son piédestal, le grand et corpulent Bouddha chinois, en fibre de verre opalescente, dénommé Pu-Tai ou Budai, qui rigole en piétinant le drapeau des Etats-Unis entourant une sorte de besace pleine d’argent, de riz, de gâteaux, métaphore de l’abondance et du succès : son pouvoir et sa richesse font de lui un triomphateur incontesté. « La longue marche », une toile d’un mètre et demi de haut sur trois de long entre en résonance avec l’œuvre précédente en instaurant un contraste avec elle : la multitude des soldats survivants qui avance contre l’ennemi y est représentée par des grains de riz qui se colorent progressivement de rouge, un rouge qui est le symbole du Communisme mais aussi du sang versé ; à gauche domine la figure, en noir et blanc, de Mao, coupé en deux verticalement. « Underground/Monnaie pour l’Enfer », sur un panneau en bois recouvert de riz peint, représente la monnaie accumulée par un puissant, ou de toute manière par un personnage au grand charisme, donnée en offrande, selon un rite païen archaïque, pour le passage du monde des vivants à l’outre-tombe, et censée garantir aussi l’accès à l’immortalité, au mythe.
Un des moments forts de l’exposition est représenté par l’extraordinaire vidéo « Mao sings the Blues », dans laquelle la figure austère de Mao se colore d’une humanité et d’une empathie profondes, reprenant les notes du spiritual afro-américain « Go down, Moses/Descends », Moïse chanté par Louis Armstrong, qui l’avait enregistré avec la « Sy Oliver’s Orchestra » en 1957 (dont Bob Dylan nous a donné une autre version inoubliable dans son concert de Tel Aviv en 1987).
L’ironie de cette vidéo-projection de Jean-Pierre Giovanelli, par son aspect poétique et solidaire, apporte un contrechant à la violence de l’esclavage et de la guerre. Une autre installation a exigé un espace important pour ses deux parois formant angle parsemées de riz rouge, avec, en évidence, le célèbre petit livre.
Au centre s’élève une pyramide de « Baguettes », dans l’imaginaire collectif emblème explicite de la France. Suspendu au-dessus d’un sol doré miroitant un globe de riz blanc reçoit en projection l’icône représentant Mao. « Thank you, Wall Street » est le titre amèrement ironique de cette œuvre constituée d’une urne électorale en plexiglas dans la fente de laquelle est placé un tract bleu ciel où « Votez Madoff » – l’escroc américain auteur de l’une des plus énormes fraudes financières, conçue sur le système de Ponzi – est écrit en blanc sur fond rouge ; le fond de l’urne, un fer à repasser lisse et nettoie, ainsi que le ferait une ménagère diligente, un billet d’un dollar.
La vision métaphorique/symbolique/allégorique se nourrit de l’image d’une Chine qui joue un rôle primordial dans la géopolitique de la planète, d’un Empire du Dragon dont les hypothétiques pieds d’argile seraient simplement les projections d’un Occident cherchant à se rassurer tout seul. Il est certain que les intellectuels chinois, contrairement aux occidentaux, ne cessent de se confronter aux choix et à la pensée des autres dans les domaines de la politique, du social, de la finance, de la culture et de la science ; entre-temps, des bruits courent sur la fuite vers l’Orient des lingots d’or de Fort Knox.
Les moments essentiels qui marquent la vie d’un homme, en tant que sujet social, membre de la cité, sont certifiés par des pièces d’identité, à partir de sa naissance, de sa formation culturelle et professionnelle, de son passeport, de sa carte d’électeur, de sa carte d’assurance maladie, de son permis de conduire, jusqu’à son acte de décès. La reconnaissance d’une identité est un acte juridique qui confère une légitimité sociale à un individu et qui, à une époque de migrations, peut être tellement vitale qu’elle en devient objet de vol. Dans l’imaginaire d’un artiste tel que Jean-Pierre Giovanelli, l’identification d’une personne par le biais d’un morceau de papier déclenche une réflexion qui le mène à réaliser le cycle « My life is paper/Ma vie est papier », renvoyant par-là à l’instance de la « Documentalité » traitée par le philosophe Maurizio Ferraris comme objet social, comme inévitable acte d’inscription remettant en jeu la question de l’ontologie, comme sphère de l’être et de l’épistémologie, comme sphère du savoir.
De ce point de vue l’œuvre de Jean-Pierre Giovanelli est l’une des plus importantes de l’époque contemporaine – pour reprendre les mots de Paul Virilio – en tant qu’elle travaille à la persistance d’un espace d’apparition et de disparition du sensible, elle est toujours Substantielle, il lui est impossible d’être Virtuelle. Voilà la vertu qui interdit à cet artiste les délices du simulacre, ce spiritisme d’un art désormais contemporain du désastre du progrès. Ses installations ne sont pas des œuvres conceptuelles, ainsi que notre époque ne cesse de le répéter, mais simplement inertielles, car elles sont inscrites dans une résistance des matériaux qui est aux volumes et à la masse ce que la résistance électrique est à l’énergie. (Traduit de l’italien par Anna Giaufret)
(A suivre)
Retrouvez les parties I, II, III et V de la Chronique 33 :
Chronique 33 : Jean-Pierre Giovanelli (Part I)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part II)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part III)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part V)