Suite du dialogue de Jean-Pierre Giovanelli et Lino Polegato dans le catalogue de l’exposition “Conflictus” aux Ponchettes en 2004
Lino Polegato - Ce qui te distancie des autres artistes de l’Art Sociologique c’est la thématique que tu as développée autour de la copropriété de l’œuvre. Il faut encore définir les grands axes de cette attitude particulière et si je l’entends bien, l’artiste perdait sa qualité de centre et le centre se déplaçait en périphérie, donc là il y a un rapport public qui est de l’ordre du déplacement.
Jean-Pierre Giovanelli - Oui, l’artiste passait derrière le rideau, ou plus exactement, et pour utiliser une métaphore, le public était sur la scène et dans la salle alors que l’artiste, si artiste il y a, était dans les coulisses, donc c’est le publie qui faisait l’événement, dans un scénario bien précis, pour aboutir à des œuvres qui n’en étaient pas vraiment au sens convenu du terme, œuvres non signées par l’artiste, celui qui avait créé le scénario, donc une inversion totale de la production artistique, inversion qui atteignait son apogée avec le projet sur les Déchets conduit avec Yona Friedman ; ce projet n’a pu aboutir faute d’autorisations administratives, mais a cependant été publié dans la monographie éditée par le Centre Galliera de l’Ambassade de France à Gênes en 1996 qui fait le bilan exhaustif de toutes mes interventions.
Lino Polegato - Dans cette dernière intervention tu as investi le champ économique. Ce projet consistait à collecter des déchets de l’industrie de haute technologie pour les confier à des artisans créateurs d’objets d’art africains, vendus en France par Maître Binoche comme objets d’art, pour restituer les sommes perçues aux créateurs de ces objets.
Jean-Pierre Giovanelli - Exactement il s’agissait d’inverser et ce, symboliquement, les flux de matières premières et de finances sous l’observation croisée d’ethnologues des deux origines, africaine et européenne.
Lino Polegato - Là tu « surfais » déjà sur les réseaux de communication et tu flirtais avec l’esthétique de la communication.
Jean-Pierre Giovanelli - C’est en partie vrai, il s’agissait d’une contestation et d’une mise en art des schémas économiques traditionnels, presque une démystification. C’est un travail de critique socio-économique, qui, hélas n’a pas pu se réaliser.
Lino Polegato - Comment te situes tu par rapport à ces mouvements d’Art Sociologique et d’Esthétique de la communication ?
Jean-Pierre Giovanelli - L’installation « SOS Tiers Monde », montée au MAMAC en 1993, a donné matière au texte de Pierre Restany où il me définit comme un « astéroïde de première grandeur ». Pour ma part je crois être un « électron libre », je ne suis ni un homme de groupes ni d’écoles. Je n’ai pas cette stratégie qui consiste à adhérer pour des raisons que chacun peut aisément comprendre, je suis un élément libre et résistant.
Je suis un contemplateur et un acteur qui, dès qu’il comprend que l’action qu’il entreprend ne porte plus un sens fort, change de direction pour aborder d’autres rivages…. (Jean-Pierre Giovanelli et Lino Polegato)
Jean-Pierre Giovanelli par Francis Parent
Francis Parent est un célèbre critique d’art qui d’abord vint tenir une galerie à Vence début des années 60, pas loin de la mienne, place Godeau… nous sommes devenus très amis, et il a aussi rencontré Jean-Pierre Giovanelli à Saint-Jeannet, plus tard, et ils sont également devenus amis… Le travail de Jean-Pierre ne pouvait que l’intéresser, lui qui a toujours défendu l’art engagé.
Voici le début de son texte de Gênes (octobre 2000 « l’occhio in ascolto », 2 poubelles de rue, 2 moniteurs avec lecteurs VHS, 2 VHS) repris dans le catalogue des Ponchettes en 2002, intitulé GLOBAL JACKPOT « Black and white » :
Le travail de Jean Pierre GIOVANELLI s’est toujours inscrit dans une problématique « socio critique » depuis ses interventions comme « CRITIQUE SUR LA CRITIQUE » (dépôt Mamac 1979) jusqu’aux installations multimédia plus récentes telles que « STABLE MOUVANT » (Arts Virtuels, Paris 1999) et aujourd’hui « Black & White ». Chez lui, donc, pas d’opportunisme dans l’utilisation de la Vidéo ou autres médiums électroniques à la mode, puisque depuis plus de 20 ans ce sont les moyens rendus disponibles par la technologie du moment (depuis les constats photo des années 70 jusqu’aux images virtuelles actuelles) qui lui ont toujours permis d’exprimer ses préoccupations. Chez cet « Architecte d’installations multimédia » comme il se nomme lui même, la technologie n’est donc qu’un moyen d’expression et pas une fin en soi.
De plus elle ne sert pas à exhiber un nombrilisme exacerbé comme cela est souvent le cas dans nombre de productions artistiques contemporaines. Certes ici, comme dans toute œuvre, il s’agit aussi de l’artiste, mais toujours inscrit, positionné dans une relation dialectique avec la société en général et avec le public qui, plus particulièrement et en définitive, « fait », (comme disait Duchamp), l’œuvre.
Cette fois les 2 poubelles remplies de détritus (en fait des emballages de produits) que nous propose Giovanelli nous placent d’évidence devant l’aporie de notre société de consommation. En effet, l’inscription que l’on découvre en ouvrant les couvercles (« Black » sur l’une, « White » sur l’autre) nous renvoie moins à une question raciale qu’à la marque célèbre de Whisky et, en conséquence, à la publicité d’une économie mondialisée ou le consumérisme à l’américaine est la seule voie proposée. Et tant pis si le « Village global » devient une immense poubelle. Alors, bien sûr, le passant peut être tenté d’ajouter à son tour, sans y prendre garde, un autre déchet au contenu de ces poubelles.
Mais il peut aussi, s’il possède une certaine curiosité, s’en approcher et être intrigué par la diffusion d’une bande son provenant de l’intérieur de ces sortes de « sculptures industrielles » déplacées, telle la « Fountain » de R. Mutt. Là il ne manquera pas de fouiller et de découvrir, enfouis sous les emballages perdus, des moniteurs vidéo diffusant en boucle les images de visages d’un homme noir dans une poubelle, et d’une femme blanche dans l’autre. A ce moment, le son qu’il identifiera comme celui enregistré dans un Casino parmi les machines à sous comblera le sens reliant les inscriptions « Black White », « Global Jack Pot » et ces personnages relégués, à la parole inaudible. En effet et le message est simple, direct, mais combien percutant c’est bien de notre société actuelle, mais surtout future, dont il s’agit. Un type de société dans lequel les hommes, quels que soient leur couleur de peau, ou leur sexe, valent moins que des déchets... Une société pour laquelle cet « ensevelissement » prévisible sera le « gros lot » immanquablement gagné si nous n’influons pas sur le cours des choses. (Francis Parent)
Jean-Pierre Giovanelli par Paul Virilio
Et Paul Virilio, avec un texte du 7 juillet 2002 écrit à La Rochelle, est tout aussi tragique, en voici la deuxième partie :
Comme l’expliquait l’acteur Louis Jouvet : « Au cinéma on a joué, tandis qu’au théâtre on joue »… à cet aphorisme, on devrait ajouter aujourd’hui, à la télévision, on est joué, constamment abusé par la télé-réalité. C’est finalement de ce « jeu de scène » dont nous parle l’œuvre de GIOVANELLI. Un jeu de déconstruction tragi comique mais jamais sans « effets collatéraux », comme on dit. D’où la passion de notre scénographe pour cette salle des cris de la Bourse de Gênes où s’agitent les spectres du Marché unique.
Rien à voir ici avec la criée de Marseille, puisque le poisson c’est nous, c’est vous et moi.
Pêcheurs d’hommes ces traders qui n’ont rien à voir avec ceux du lac de Tibériade, en Galilée ... pauvres pêcheurs. Quant aux chiffres, aux chiffres d’affaires de plus en plus douteux qui défilent actuellement sous les yeux effarés des boursiers, dans l’attente du prochain krach, ils ne sont jamais que le reflet de ces jeux ON LINE qui ont envahi l’existence de nos contemporains, au détriment de leurs investissements affectifs ou sociaux.
Exil de pacotille d’avant la corbeille, mais exode réel celui là de millions de clandestins à la recherche désespérée d’une subsistance précaire, de plus en plus improbable. Au casino des apparences, à la bourse des valeurs d’un marché de l’art actuel dont le krach est certain, GIOVANELLI a préféré le silence de cette transparence du vide, de cet intervalle d’espace et de temps que les asiatiques ont dénommé le "MA"(Installation de Giovanelli, 1998, Turin).
Loin du Nil, loin de la Raison. A ce proverbe de bâtisseurs de pyramides, qui avaient inventé également le nilomètre, ce niveau d’eau qui les avertissait d’un probable DÉLUGE, les constructeurs de nos modernes TOURS DE BABEL ont substitué en 1987 la salle des cotations automatiques du PROGRAM TRADING de Wall Street, non loin du terre-plein aujourd’hui dénommé GROUND ZERO.
Ainsi, à la salle des cris de la bourse méditerranéenne, a succédé celle du silence de la bourse atlantique, interrompue à l’automne 2001. (Paul Virilio, 1/7.2002)
Urbaniste et essayiste, spécialiste des questions stratégiques concernant les nouvelles technologies, Paul Virilio devient directeur de programme au Collège International de Philosophie sous la direction de Jacques Derrida. Grand Prix National de la Critique en 1987. Est directeur de la collection l’Espace Critique aux éditions Galilée depuis 1973.
Très beau texte de Paul Virilio, aussi fort politiquement que magistral littérairement. Dans l’interview filmée chez lui à Saint-Jeannet il y a quelques jours, Jean-Pierre s’émerveille que tant de gens importants, des penseurs de premier plan, aient écrits sur lui de formidables textes … Mais je crois que c’est parce que ses installations, ses mises en scène – car ce sont des mises en scène à la Jouvet pour tenter de continuer à jouer en étant moins « joué »… déjouer la manipulation… - inspirent – comme on dit qu’un vent souffle et que la pensée peut mettre les voiles, le vent se lève, il faut tenter de vivre… - des analyses pointues sur le rapport de l’homme moderne au monde.
A la manière de Cassandre ? Car Giovannelli et les siens, Paul, Francis, Frank, Jean-Paul et les autres… ont presque toujours un temps d’avance… Mais Cassandre n’est pas l’emmerdeuse de service, c’est simplement qu’elle a l’œil sur la logique en place, bloquée, mortifère…L’œuvre de Jean-Pierre, dès le début, était quand même un peu du côté du prémonitoire… Avis aux amateurs…
(A suivre)
Retrouvez les parties I, III, IV et V de la Chronique 33 :
Chronique 33 : Jean-Pierre Giovanelli (Part I)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part III)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part IV)
Chronique 33 Jean-Pierre Giovanelli (Part V)