Extraits de « La Parole oraculaire » (suite 2)
Et puis ce sera l’admirable « Provence Noire », texte d’André Verdet, sublimes photographies de Gilles Ehrmann, familier lui aussi de l’Ailleurs, et couverture de … Pablo Picasso. L’alternance de la lumière et de l’ombre y réinterrogent avec la gravité d’une mémoire qui réinterprète une Provence coutumière qui en devient incroyablement altière. Es-tu proche de l’enfance ? demandera Michel Gaudet à André Verdet en 1979, et celui-ci répondra :
Plus je vieillis plus je me perpétue en elle...
Incontournable trésor de mémoire que cette « Provence noire », comme si un enfant avait volé le gnomon du cadran solaire pour provoquer la giration de tout un pays des 10.000 soleils au trou noir, faisant au passage vibrer son argile. Qu’as-tu fait de mon avenir, demande dans le Talmud l’enfant pertinent à l’adulte distrait, l’enfant dans l’adulte remontant le chemin vers sa source...
N’est-elle pas clé de notre décryptage, cette liberté que nous pouvons imaginer d’un jeune garçon sous les remparts ? Cette ivresse, au Champ des Idoles, d’un vagabond, entre touffes de lavande et asperges sauvages ?
Champ des Idoles, ce lieu mythique auquel André rendra un magnifique hommage :
N’est-ce toi qui d’un bloc fais se retourner le pâtre dans les hautes solitudes géologiques ? N’est-ce toi qui fais que d’un même accord inquiet le troupeau suspend sa rumine, n’est-ce toi qui rends plus silencieux le silence et plus rare l’espace ?
Quant à Gilles Ehrmann, il est incontestablement l’inventeur du Graphe de la lumière, cette lumière qu’il ira traquer aussi en Inde. Mais la Provence… elle donne tellement envie de jouer avec la Plastique du monde. Celle-ci s’est révélée à André Verdet dans les strates d’un vieux mur ?
Ou bien par un dialogue avec les astres, ceux, invisibles, qui actionnent les « machineries du rêve » selon Cocteau ? Avec le Soleil créateur de la vision ? L’enfant Verdet recevant du ciel sa locution. Le Ciel comme délieur des langues.
Qui, de Picasso, Ehrmann, ou Verdet, lança l’idée de « Provence Noire » ? Peu importe.
Mais pour toujours leurs regards restent complices, orbites impressionnées par la sauvagerie merveilleuse qui habitait encore le sud sous la forme d’une vigne vieux corps sec, de la peau pachydermique d’un vieillard, de cette errance d’un garçon dans un village silencieux...
Quoi qu’il advienne la planète aura été ce délabrement, et ces saisons, et cette acceptation, cette petitesse, et cette montagne aride monstre terrifiant d’avant le téléphone portable, elle aura été ces oliviers ancestraux jumeaux de ceux de la villa Hadriana, et cette gravité dans le regard des écoliers, leur attente d’avant Internet, leur sensualité d’août orchestrée par la sève des pins.
Ce silence-là, et cette intimité, résonnent dans Noire Provence.
Les enjeux d’un Art Contemporain que ralliera forcément André Verdet ne le couperont jamais, semble-t-il, d’une telle source, et c’est ce qui fait son originalité : il est d’avant comme de plus tard, dirait-il peut-être.
Ma joie se levait chaque matin avec le soleil sur la mer, écrivit-il dans Provence Noire, tel le premier homme des premiers matins du monde.
Mais les milliers d’yeux nocturnes de la prédiction trouent cette innocence pour élaborer déjà - nous ne sommes en 1955 – un vocabulaire de signes :
Plus avant les filets étalés inscrivaient sur le sable les hiéroglyphes incantatoires du labeur et dans l’œil des mariniers encore accroupis les dieux et les déesses se retournaient une dernière fois au large dans leurs cendres de corail.
Un certain présent se livre, se délivre, au ralenti. Les objets ne sont plus des choses mais les indices d’une seconde scène. Et pourtant l’envers du réel – ou la réalité d’une inversion – revient, inévitablement, faire entendre sa note désaccordée.
Saviez-vous que des milliers d’enfants pauvres se sont rompus faute de phosphore saviez-vous les pénuries et les famines dirigées ?
L’Oracle se fait sévère cette fois pour rappeler l’Abject aux citoyens assemblés, si doués pour le sommeil…
Or à l’ouverture des étoiles tout autour de ce même port des argonautes tranchaient durement sur les coques de leurs poings et leurs foudres mettraient bientôt le feu aux poudres du printemps annoncé.
Est-ce prévision de mai 68 ? Et l’absence de ponctuation fait-elle écho au Lettrisme, ou aspire-t-elle au hors-temps pour marquer l’aspect cyclique de la bêtise humaine ?
« Le vieux village et ses démons » livre des fixités d’aspic : ombres portées de l’événement, du sentiment, du geste.
Pêcheurs, vieilles, chevaux, belles au cactus, linges séchant, manifestent le quotidien, mais de l’emblème s’inscrit, le geste porté par le mistral laisse sa suie comme un augure.
Qui n’a su dialoguer avec la broussaille foisonnante, portes ouvertes sur les perles des cimetières, pourra-t-il s’adresser aux humains ? Qui n’a parlé aux arbres...
Farouche et hautain cyprès qui domines la mort
De toute ton ombre si propice aux oiseaux traqués
Le soleil autour de toi tourne mais bien seul tu demeures...
L’arbre est une citadelle, mais Verdet lui-même hante ce livre, hante ces roches obscures, traverse cette ombre écrasée jusqu’au négatif.
La solitude face au système solaire, c’est l’implacabilité de la question. « Œdipe-sphinx », inscrira ailleurs Gilles Ehrmann...
Mais voici que Picasso glisse des crayons entre les doigts de notre poète. Une autre Provence naît, à la mine de plomb cette fois, en 1957. Il s’agit de « Paysages enchantés... », qui chuchotent des bribes sous des estompages, grattages, pour faire apparaître ce qui ente. Cocteau, spécialiste en fantômes, avouera :
Quand je regarde tes paysages, j’ai l’impression qu’ils me voient, qu’ils ont quelque secret à me dire...
Secret, le mot est lâché. Est-ce inversion du rapport entre l’objet et le spectateur sommé par l’objet lui-même d’accueillir un objet autre, dans une drague de l’Infini ?
"Les Paysages enchantés de Provence haute" sont labourés par le plomb de la mine, dans la crudité de vallons sans emphase, mais, dans le ciel, boules de feu et trous noirs poussent la matière vers ses particules, interdisant l’idée que ce seraient des « paysages ».
Cette « étrangèreté » avait été notée en 1957 par un virtuose de la vision : Pablo Picasso.
Tes dessins ne ressemblent pas
aux paysages de Provence.
Mais ce sont ces paysages qui ressemblent à tes dessins...
Les gens qui regardent diront
« On croirait un Verdet ! »
Ce serait donc quoi, un Verdet ?
La « Symphonie Neptunienne », réalisée à quatre mais par Picasso et Verdet en 1958, tombera sur la Terre, telle une météorite, un petit d’homme jouant avec le bestiaire sémantique et plastique de la voûte céleste...
Les titres des gouaches autour de 1960 (« Espace fertile », « Espace cadencé », « Espace chiffré ») annoncent les Idoles, ces bégaiements de l’Inconscient... Initiés par la « Symphonie neptunienne », des contours guidés par une main chamane vont se jeter dans l’Espace de la création, dans des jaillissements de cauris...
Formes idoles dont Giuseppe Ungaretti dira, en 1970, qu’elles sont les symboles à la fois solaires et nocturnes d’une civilisation enfouie dans l’épaisseur du temps, qu’elles veillent, qu’elles pèsent sur nos destinées.
Vos tableaux noirs et blancs dressent devant nous une énigme, celle de la vie et de mort, les contraires, les oppositions qui assurent l’équilibre du monde...
Et Jean-Louis Prat en 1985 : André Verdet connaît les vestiges d’autres civilisations et d’autres peuples de la Méditerranée. De ces vases ou de ces idoles de Chypre, ou de celles qui proviennent de l’Amérique pré-colombienne, il connaît naturellement les pièges de ces formes dont l’art moderne s’est largement inspiré. Il néglige leur apport pour sa propre œuvre. Celle-ci se rattache à une tradition plus ancienne et s’accouple à la terre simple et noble qui lui permettra de faire apparaître ses propres formes, plus proches du tellurique et du volcanique, de la fusion et de l’incandescence d’une civilisation enfouie.
Tellurique et volcanique pour un « objet » pas encore né ou déjà retourné à la lave ? Le Prévert des Collages, ces « cadavres exquis », a bien dû percevoir également ce qu’il en était de l’ordre de la transe, chez Verdet.
(A suivre)