Extraits de « La Parole oraculaire » (suite 1)
L’espace contraint la matière à la mesure...
dit le géomètre dans ses « Exercices du regard ». Pour fonder un Ordre, un Projet, pour mettre à nu... une... Conscience ? De qui, de quoi ? Philippe Delache nota que, dans l’un de ses poèmes, Verdet faisait jaillir
... la conscience collective des étoiles ...
Qu’est-ce qui, alors a pu s’ouvrir devant un enfant, dès les premières impressions ? Il est vrai que c’est dans une civilisation enracinée qu’André verdet vit le jour en 1913. Sa première parole répertoriée sera offerte à une dame en guise de fleurs... Vous êtes poète... dira-t-elle. Il ne le savait pas. Mais pas seulement. Ce qui sera difficile à soutenir dans un monde où la spécialité rassure.
Ce que pointe Picasso : Beaucoup ne te pardonneront pas d’être à la fois peintre et poète.
Mais André Verdet a choisi d’appartenir au temps qui tue le temps. Il est partie en fusée, dira aussi André Brincourt, dans "Sur la Terre comme au ciel". Ainsi que : Verdet-pluriel, c’est Verdet l’unique. Celui qui cueille les fruits, qui pétrit la glaise, qui vitrifie, qui gâche son plâtre et son ciment, celui qui marche dans les nuages, celui qui « sait » le soleil et la pluie. Un simple paysan, mais du « pays total ». Il règle ses comptes entre la matière et la forme.
Á ces mots-là, Virgile surgit, chapitre premier des Géorgiques – « Le labourage » - et cette invocation :
O vous, pleins de clarté, flambeaux du monde, qui guidez dans le ciel le cours des années ; Liber, et toi, alme Cérès, si, grâce à votre don, la terre a remplacé le gland de Chaonie par l’épi lourd, et versé dans la coupe de l’Achéloüs le jus des grappes par vous découvertes ; et, vous, divinités gardiennes des campagnes, Faunes, portez ici vos pas, ainsi que vous, jeunes Dryades : ce sont vos dons que je chante.
Poème à Elsa Martinelli
Le rossignol dans les bois
Ce soir-là
Chanta tellement
Ce matin-là
Qu’il fit frémir les cœurs d’amour
Taillés au couteau
Sur le tronc des arbres
A.V, printemps 1971
Au plus près des jours et des nuits, mais aussi des travaux, et de l’exil parfois, chanter le ciel et la terre, l’homme et l’animal. Le Souffle du monde, ses naseaux parfumés. Sa présence. Qui, un jour, opèrera comme une perfusion, une réanimation. Face au viol des regards vides, avides, qui tenteront d’évider, du haut des miradors, Verdet, Desnos, et d’autres encore... Alors il faudra retrouver les mots les plus antiques, les plus usés, pour dire la liberté - quand-même. Exil éternel, mais espoir éternel. Mots trempés à la fois dans la vie et dans la mort. A écarquiller les yeux les mots naissent d’eux-mêmes, d’une réalité qui refuse de se taire. La résistance passe par là, elle est avant tout une écoute.
Les mots ne seraient pas ce qu’ils sont à l’histoire, dit André, si les choses n’avaient formé notre regard avant même nos lèvres...
Plutarque avait dit une chose semblable :
... car ce n’était pas tant par la connaissance des mots que j’arrivai à la compréhension des choses que par mon expérience des choses que je pus vivre le sens des mots...
N’est-ce pas la présence-au-monde qui donne l’oreille fine au chant du ciel ?
A Buchenwald les étoiles ont été mes compagnes.
Le tract « Espoir quand même », signé Verdet au nom de la Résistance, fut jeté en pluie par un avion de la RAF. Point de vue de Sirius ? Non pas, mais une « bonne distance » qui accommode la vision à un plus loin, toujours plus loin, au-delà de la honte, celle rencontrée à 15 ans, en Allemagne, sous le choc de croix gammées, de voix vociférantes. Röhm, Himler.
... à partir du mécanisme et du cheminement astral, depuis l’orée du temps et de la matière dans un espace prénatal en son illimitude, en son infini de l’infini...
Vie et mort aux extrémités d’un fil souple narguant la haine sans concession. Résister, n’est-ce pas sortir du Temps sali par les contemporains ?
Est-ce là que l’œuvre en marche trouva un ton intemporel, celui du philosophe cherchant la bonne position dans le rêve ? Devant l’In-humanité, il n’est pas rare que revienne le ton du troubadour, celui de Villon ou de Martin Luther King, pour s’emparer de l’âme nue.
Le « Poème des Heures de Buchenwald » pourrait être, d’un condamné anonyme, la comptine de toutes les dépossessions, de tous les naufrages...
... La nuit s’en vient comme une pauvre...
Elle interpelle le passant
Et lui mendie quelques étoiles
Mais lui se hâte en murmurant
Que la folie est chose étrange...
Le matin semble un orphelin...
Mais la mort seule accourt lui dire
Qu’il est des morts qui dorment mal
Dans leur étroit néant de cendres
Des morts que l’on torture encore
La mort inventa le viol de la mort elle-même pour rendre une époque désormais orpheline, celle dont Adorno dit qu’elle devait renoncer, « après cela », à la poésie. Qu’est-ce donc que « cela » ? Ici, il n’y a pas de pourquoi, aboya le bourreau d’Auschwitz, seule causalité psychique : la Mort-de-l’Autre, l’être-pour-la-mort exploité à des fins industrielles... Renaîtra pourtant dans « Visage sacrifié » (Auschwitz-Buchenwald, avril 44/avril 45) une braise en-deçà et au-delà de la forme humaine trouant le visage selon la pauvreté qu’inventa Levinas pour dire l’abyssal.
Un chant parmi de simples choses
en hommage à Marcel Paul, grand résistant, sera l’espoir du retour d’un monde possible...
En 1948, « La nuit n’est pas la nuit », premier roman d’André Verdet, sera publié aux Editions du Pré aux Clercs, réédité en 2000 par Melis Editions. Y miroite un « par-delà » non mystique mais éthique, éthique/poétique lorsque la poésie sert à rester debout, ce qu’exprime magnifiquement Dominique Desanti, écrivain-philosophe, dans cet extrait de sa postface à « La nuit n’est pas la nuit » : Verdet s’arrête à Buchenwald. Il y trouvera un comité clandestin de Résistants, communistes ou non. En liaison avec eux il luttera constamment – les survivants en témoignent – pour sauver ses compagnons de la résignation qui tue. Ses armes ? La parole, cette « magie », et le rire ce « propre de l’homme ». Parfois dans des coins de baraque… ou au bord des latrines, ils parviennent à se rassembler. Un saxophoniste joue. Ils récitent Hugo, Rimbaud, Eluard, René Char, Robert Desnos…
La Poésie en secret, et sous des noms de code. Ce que pointe Pierre Durand (dans « Le Serment », Bulletin de l’Association française « Buchenwald-Dora et Kommandos » n°274, nov-déc 2000) : Les personnages que va rencontrer André Verdet à Auschwitz, puis à Buchenwald (il est immatriculé 52647) portent tous des noms d’emprunt. Il nous est cependant assez facile de les décrypter. Nodès (p.149) est évidemment Desnos, le professeur Chéry ne peut être que Richet, le peintre Paul Gollard est évidemment Goyard. L’homme qui avait dirigé les premières Maisons de la Culture, Bor, ne saurait être que Boris Taslitzki ; l’espagnol Simpran (p. 400) est Jorge Semprun, etc.
Et Prévert, ce résistant du quotidien, contre la bêtise ? Il dira : André Verdet et il n’est pas le seul, écrit des poèmes de vive voix… A tous les coins de rue il rencontre les merveilles du monde et il leur dit bonjour…
Car la poésie déborde la subjectivité humaine pour emplir le cosmos, elle palpite dans la scintillation des étoiles, dans la giration de la terre...
C’est aussi en 1948 que l’amitié avec Prévert engendrera « Histoires », chansons tendres creusées de silences, de secrets...
Mon amour retombé
Au loin dans les déserts...
ou bien cette « Tristesse » proche du Haï-kaï :
Une feuille verte tombe de l’arbre
Un papillon se fane dans l’azur …
Une femme en riant retient ses pleurs
(A suivre)