Suite du texte de Jean-Luc Chalumeau dans le catalogue « Franta » de 2004
Il y a bien une profondeur de l’objet esthétique chez Franta, cette « peinture du commencement », qui établit des relations spécifiques avec celui qui le perçoit. Ce sont cet objet et ces relations que je me propose d’aborder en trois temps
Il y a un sens immanent au langage plastique de Franta.
L’œuvre de Franta implique une participation de celui qui la perçoit.
Sens immanent et participation sont les clefs de la profondeur esthétique chez Franta.
1. Le sens immanent
Je suis, par exemple, devant un grand diptyque de Franta datant de 1982, une encre de Chine sur papier marouflé intitulée Adam et Ève. L’œuvre est impor¬tante du point de vue biographique : elle marque une nouvelle phase dans l’œuvre du peintre, qui semblait jusque là voué aux chairs suppliciées, piégées dans d’im¬placables structures technologiques. Les figures se redresseraient et s’épanouiraient parce que Franta vient de trouver en Afrique des motifs de se réconcilier avec l’humanité. Je sais cela, mais ce n’est pas l’essentiel.
Adam et Ève est pour moi un objet esthétique, et c’est en tant que tel qu’il sollicite ma réflexion. Il la sollicite d’autant plus fortement que je le ressens comme fait pour moi : il constitue un signe par lequel Franta veut me dire quelque chose. Or ce signe n’est jamais simple : s’il me comble par l’évidence de sa présence, il fait aussi problème. Il y a certes là représentation : en l’occurrence, deux nus, l’un mas¬culin et l’autre féminin, dont certains éléments des visages indiquent la race noire, mais qui m’apparaissent néanmoins d’une éclatante blancheur sur fond sombre et non le contraire selon la logique. Il y a évidemment matière à réflexion : d’abord sur la structure de l’objet esthétique, ensuite sur le sens de l’objet représenté. La tech¬nique picturale est une chose, l’atmosphère suggérée en est une autre. Cette médi¬tation en deux temps, appelons la réflexion critique : par elle, l’objet comme réalité perçue va s’éclairer pour moi et cesser d’apparaître comme une totalité plus ou moins confuse ou contradictoire dans laquelle je risque de me perdre.
La technique picturale : elle a été suggérée à Franta par le fait que ces corps, observés dans leur milieu une végétation tropicale , lui sont apparus comme « des corps lumières par les reflets échappés des trous de la végétation qui se réfléchissaient sur leur peau noire ». D’où l’idée de ces formes lumineuses pour la femme surtout, la lumière émanant du corps déborde ses limites et comme aériennes (le soi n’est pas représenté, non plus que les pieds des figures) dans un espace sans profondeur autre que picturale.
L’atmosphère suggérée : il est possible que la réalité du peuple massaï soit à l’origine de l’œuvre (quoique rien dans cette dernière ne l’indique précisément), mais peu importe. Qu’ils soient massaïs ou dogons, ces corps fiers, qui s’offrent au regard sans ostentation ni provocation, suggèrent un univers où la « beauté » n’est pas un concept, mais une donnée du quotidien. Chez ces peuples, en effet, la beauté n’est pas l’objet d’une contemplation. Elle est, comme pour les indiens Embera aimés de Jean Marie Gustave Le Clézio, « une activité, un moment, un désir... ».
Devant moi, la peinture de Franta se fait activité, moment, désir. Voici des corps qui participent totalement de la nature qui les environne, alors même que cette nature n’est pas directement représentée. Je comprends alors que l’art de Franta fait de la nature le corps de la peinture : le sens, ici, est immanent au signe, et l’analyse du signe m’a directement conduit au sens. Dans la peinture de Franta, le sens est vraiment immanent au langage esthétique : dans sa simple façon de répartir à larges coups de brosse ou de pinceau l’ombre et la lumière, je retrouve la caractéristique des plus grands artistes (ne peut-on pas dire que les coups de pinceau de Van Gogh disent déjà quelque chose du message de l’œuvre ?). (Jean-Luc Chalumeau, Paris, janvier 2007, extrait)
La nécessité de la participation
Le texte de Jean-Luc Chalumeau est très très long, c’est une étude très fouillée, très savante, je note simplement les titres des paragraphes suivants : « La nécessité de la participation » (mais elle n’est pas un choix, elle vous tombe dessus de par la force de cette peinture), puis « La profondeur esthétique »… Et les dernières lignes : « Le monde révélé par l’objet esthétique créé par Franta nous éclaire sur le monde réel comme sur nous-mêmes, et nous nous apercevons que nous avions besoin de cette lumière. Comme le poète de Terezin, Franta, du fond de la nuit, aura témoigné de la splendeur du jour ».
Il faut, pour comprendre cette phrase, revenir à un passage du texte de Jean-Luc Chalumeau dans la partie « nécessité de la participation » :
Revenons au triptyque Pour le souvenir Témoin de 1994 dont le peintre a fait réaliser une réplique photographique sur toile d’une grande fidélité, que l’on peut voir dans son atelier. Il s’agit d’une des œuvres les plus importantes de Franta, sans doute son chef d’œuvre. Les conservateurs du musée de Nagoya ne s’y sont pas trompés, qui l’ont mis en valeur dans un vaste espace, non loin d’un tableau d’Anselm Kiefer, autre grand peintre expressionniste contemporain, lui aussi obsédé par les événements de la Seconde Guerre mondiale.
Les japonais voient dans Pour le souvenir... une allégorie d’Hiroshima, ce qui est compréhensible, mais il s’agit en fait du « souvenir » du camp de Terezin construit par les nazis en Tchécoslovaquie ; le « témoin », au centre de la compo¬sition, est un visage caché par des mains superposées, qui ne voit donc pas les cadavres entassés dans les charniers qui l’environnent. La mère de Franta a été internée à Terezin, et c’est là que le poète français Robert Desnos est mort, en 1945, peu après avoir écrit ceci : « ... du fond de la nuit, nous témoignons encore de la splendeur du jour et de tous ses présents. Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent. »
Il s’agit ici de mémoire individuelle autant que de mémoire collective, et il s’agit de la relation de la peinture au temps. Franta peint au présent un passé qui ne s’efface pas.
Ce dont il est question est une horreur indicible : je le vois bien, et pourtant j’éprouve d’abord devant ce triptyque le sentiment de la beauté. Est il possible d’ex¬pliquer comment le peintre a pu exprimer à la fois le fond de la nuit et la splendeur du jour ? Me revient en mémoire le fait que Franta s’était lié d’amitié, dans les années 6o, avec son voisin d’Antibes l’écrivain Graham Greene qui s’intéressait beaucoup à la façon dont le jeune peintre tchèque peignait des corps torturés, écrasés, parfois réduits à des masses indistinctes de chairs sanguinolentes (comme dans Ascension de 1969, par exemple, aujourd’hui au musée d’Art moderne de Pra¬gue). Greene fit un jour le rapprochement avec les crucifixions de son compatriote Francis Bacon, peu connu alors en France, dont Franta n’avait encore vu aucun tableau. Green était conscient de ce que les manières de peindre des deux artistes étaient très différentes, mais la similitude de leurs thèmes lui paraissait frappante : il offrit un livre sur Bacon à Franta qui, j’imagine, se jeta dessus (il l’a précieuse¬ment conservé, et le consulte aujourd’hui encore).
Au delà du thème de la chair souffrante, une parenté réelle semble en effet relier Franta à Bacon : tout se passe comme s’ils s’inspiraient tous deux de l’idée de la beauté selon Baudelaire, appliquée par Michel Leiris à l’œuvre du peintre anglais. Pour Baudelaire, écrit Leiris : « L’idée courante d’une beauté reposant sur un mélange statique de contraires se trouve implicitement dépassée : puisqu’il est nécessaire qu’elle contienne un élément moteur de premier péché, ce qui consti¬tue la beauté, ce n’est pas la seule mise en contact d’éléments opposés, mais leur antagonisme même, la manière tout active dont l’un tend à faire irruption dans l’autre, à s’y marquer comme une blessure, une déprédation. » C’est avec cette clef que Leiris lit les tableaux de jeunesse de Bacon, ceux en particulier qui s’inspirent en 1944 d’une phrase d’Eschyle où « sourit la puanteur du sang humain », avant même la libération des camps de la mort.
Cette clef pourrait ouvrir aussi à au moins deux interprétations de l’œuvre de Franta, postérieure quant à elle à l’ouverture des camps et s’y référant directe¬ment. Le visage au centre du triptyque est étrangement calme. Le personnage se cache t il les yeux dans un geste de déploration ? C’est possible, mais rien ne l’indique. Le peintre ne nous interdit pas non plus de penser que cet individu, témoin de mauvaise foi, ne voit pas parce qu’il ne veut pas voir les corps suppli¬ciés unifiés par un rose clair constituant plastiquement un tissu conjonctif qui efface tout détail anecdotique. Nous savons bien qu’il n’y a pas d’art sans ambi¬guïté. Dès lors, ces éléments : le visage masqué d’une part, les corps amoncelés d’autre part, ne sont pas seulement opposés, ils sont vraiment antagonistes. Le personnage semble nier l’existence même des charniers qui devraient, comme on dit, lui crever les yeux, mais il cache ces derniers : serait ce la figure du néga¬tionnisme ? Peut être. En tout cas, il y a ici présence de blessures, aussi bien intel¬lectuellement que plastiquement (violence des noirs et blancs du visage, suavité paradoxale de la couleur des victimes). De là naissent à la fois l’émotion et une
Etrange expérience de l’idée de beauté. (Jean-Luc Chalumeau, extrait).
Ascension
Dans le clip qui accompagne cette troisième partie, une scène où Franta, dans son atelier, montre « Pour le souvenir… » a justement été choisie… Mais « Ascension » est un autre chef-d’œuvre, où une belle synthèse de la « Métamorphose » de Kafka, cet autre tchèque, donne à voir comment la sensation du monstre – de la monstruosité – défigure, déforme, ce que nous appelons « le corps humain », et qui, en réalité, est la figure inconsciente de l’être, Kafka spécialiste en développements sur la difficulté d’être comme par exemple dans « Conversation avec l’homme en prière »… cette « ascension-là » est justement une chute absolue et répétitive, chute et rechute dans l’inaccessibilité de l’être, son néant, son anéantissement…
(A suivre)
Retrouvez les parties I, II, IV, et V de la Chronique 31 :
Chronique 31 : FRANTA (Part I)
Chronique 31 : FRANTA (Part II)
Chronique 31 : FRANTA (Part IV)
Chronique 31 : FRANTA (Part V)