Non, il n’y a pas de hasard dans l’œuvre plurielle
Mais alors, quel rôle a pu jouer la biographie d’André Verdet – particulièrement la guerre et la Résistance – dans son œuvre, surtout celle consacrée au Ciel, à l’interrogation sur la naissance de l’Espace ? S’agit-il seulement d’un intérêt pour la mécanique ondulatoire ? Jean-Claude Pecker, membre de l’Institut, Président du Comité d’Astronomie du Palais de la Découverte a répondu à cette question, et en rebaptisant André Verdet « Ariel de Buchenwald ».
Pour éclairer la rétrospective Verdet au Musée d’Art Contemporain de Nice en 1992 : revenir à Buchenwald comme source d’une vision du monde qui aurait été définitive. Jean-Claude Pecker qui, avec Michel Hulin, directeur du Palais de la découverte, avait accueilli « Cosmogonies », l’exposition de 1985… Ces cosmogonies-là auraient donc un rapport direct avec ce qui peut rester de vie lorsqu’on contemple un ciel étoilé à Buchenwald ? Oui, André Verdet l’a dit, l’a écrit. Et Jean-Claude Pecker l’a bien entendu. Donc :
Ariel de Buchenwald
J’ai longtemps cru, a-t-il écrit le 23 août 1991 (pour « Verdet pluriel », catalogue du MAMAC) qu’il n’y avait, à l’étonnant foisonnement de l’œuvre d’André Verdet, qu’une seule interprétation possible : œuvre multiple d’un homme gonflé de joie de vivre et de désir de créer, poèmes ouverts même à l’obscur, toiles d’où jaillissaient les mots et les nuances, pierres vives d’une vie de vivant, musiques éclatantes...
Mais la joie de vivre n’est pas un moteur inné. On ne se jette pas ainsi à corps et à cœur perdu dans une création si diverse, si peu calculée, si renouvelée, sans une plateforme à coup sûr différente de celle de tous ses amis, Prévert ou Picasso, Chagall ou Léger, Delache ou Arman, Restany ou Cocteau, Karel Appel ou Bill Wyman, sans un irrécusable tremplin, sans un lancement unique... Et que retombe où il pourra, le clown léger, sur telle cible, flèche vers tel cœur, d’un moment à l’autre autre cœur autre cible.
Non, il n’y a pas de hasard dans l’œuvre plurielle. Je vois, j’ai sous les yeux cette photographie vieillotte, militants, amis, parents, entourant au seuil de la gare de Nice le survivant de Buchenwald. Un étonnant survivant, engoncé dans un improbable costume de montagnard, enveloppé d’une chaude canadienne et souriant, souriant comme éjecté d’un autre monde, souriant à la vie retrouvée, à la victoire sur l’esprit de mort. Sur la peur, « tenace, gluante, puante », sur la course, par cinq, « à l’épouillage, aux latrines, à la carrière, au crématoire ».
Libéré, après quelles épreuves jamais dites vraiment. Et sans doute indicibles, que vouliezvous qu’il fît ? Toute minute était gagnée, toute œuvre était naissance, tout mot était nouveau, toute arabesque création. Buchenwald, plus sûrement que toute épreuve terrestre avait ramené à la nature la plus nue l’homme recréé, Orphée revenu de l’enfer, s’interrogeant sur le sens du monde et sur la valeur de la liberté. Un homme adulte, en pleine possession de son art, brûlant du désir d’un nouveau départ « à zéro », après l’exorcisme nécessaire des poèmes de Buchenwald. Brûlant du désir des découvertes, et comme en dehors de ce corps antérieur, disparu dans la tourmente, le corps du caporalchef de la Coloniale.
Je comprends mieux pourquoi j’ai si longtemps vu en André Verdet ce feu follet, Ariel ou Harpo Marx, émanation insaisissable et lunaire d’un homme invisible. L’homme en vérité est resté au pied des miradors. Il reste l’esprit, plus libre qu’il ne le fut jamais, plus proche de la Terreastre dans le ciel (et « bleue comme une orange »), plus proche du Ciel, « pulsions » dans l’infini, plus proche des arbres, du soleil quotidien, des odeurs et des couleurs, des sons et des bruits, plongé dans l’univers des perceptions, et passant du potage à la toile, du poème à la pierre.
Si bien qu’une « exposition » des œuvres peintes de Verdet c’est, nécessairement, une nouvelle étape de cette plongée dans la vision globale d’un monde perdu et retrouvé, cosmique et végétal, un monde de mots, de sons et de lignes.
Il est étrange et fascinant de suivre cette évolution depuis les premières toiles, celles du temps où Picasso admirait à la fois les formes noires de Verdet, bien à lui, et le soleil de son pinceau. Remarque nullement contradictoire, et qui mettait l’accent sur le nécessaire et vital contraste des ombres et des lumières. En effet Verdet, peu à peu, sortait de la nuit, et de la boue, et venait à la Provence et au ciel. Toute son œuvre est l’histoire de cette gestation.
Le thème fut d’abord d’une simplicité extrême, au plus près de l’émerveillement neuf de tous les matins. Dessins, plume ou fusain, la ligne noire s’apprêtait à contenir le monde, à accueillir la vie, à souligner la couleur. Lignes de crêtes, cyprès découpés sur un ciel nu, masses des forêts lointaines, et toujours le ciel très présent, lune ou étoile, nuées plutôt que nuages. La couleur s’installait vite dans cette géologie familière. Essentielle, cette géologie : Buchenwald aussi, ciel sur boue, comme la « craie » et le « silex », c’était une géologie sombre. Aux terres de la mort succède donc la terre vivante, en un naturel contrepoint, où la vie prend progressivement le dessus. Naturellement, la couleur envahit l’ombre et magnifie la simplicité sèche comme ascétique même, du trait d’encre noire. Le tracé dur s’ouvre. Pastels, gouaches, « bleus infinis, gris papillotants des mirages cosmiques, jaunes fauves des terres brûlées, verts vieux qui ont la patine des temps fabuleux » (André Miguel). On ne saurait mieux dire. Le « sortilège » de la nature découverte est présent ; et il est au présent. Ce n’est pas celui d’une résurrection, mais bien d’une naissance.
Comme s’il n’y avait rien avant. Une création. Celle de l’intensité de l’instant,
Le « soleil dans l’écorce » est le titreemblème d’une toile de Verdet : l’écorce, de boue séchée, craque ; et ne reste plus que l’astre éblouissant. Revoilà le peintre seul, face au ciel, et, comme vrilles ce sont d’abord les mots (ceuxlà même du poète) qui s’enfoncent dans les profondeurs de l’infini. La toile est plate comme le ciel.
La phrase s’incruste comme la pensée d’un astronome, dans la conquête voulue d’une troisième dimension ; elle y installe la durée ; elle y développe l’envol, comme elle y enveloppe la pudeur. Les lettres ont une rigueur pariétale, chacune métaphore d’ellemême, entre le symbole d’une géométrie dénudée à l’extrême et la vacuité de l’espace. Le silence éternel est à jamais banni par les cosmogonies de Verdet, trop terrestre pour pouvoir se taire.
Entre la nature quotidienne des premières œuvres, et la phraseclef des cosmogonies, c’est un dépouillement progressif, un rejet du local ou de l’accessoire : collages aux formes strictes, jeux de courbures et de cambrures, couleurs pleines et totales, figures de proue, idoles souveraines. Ce n’est pas l’abstraction qui s’installe, plutôt le peintre qui s’élève, qui prend du recul, comme pour soumettre le contingent à l’intransigeance de l’ordre du monde.
Mais enfin la phraseclef s’envole ellemême, par le trou bleu de la serrure, maintenant que l’azur s’est ouvert. La distance se multiplie. L’arabesque redevient le tracé primordial ; ce sont des volutes cosmiques, des ondes de pureté, des tourbillons d’ouverture. Du chaos de la vie au chaos de l’immense, le maelström sans fin emporte le peintre ; c’est bien Ariel, c’est l’esprit léger des airs, eaux, et du ciel. Libéré maintenant, laisseratil les Prospero que nous sommes sur leur île déserte, livrés à leur seul pouvoir très ordinaire d’hommes nus, privés de ses sortilèges et de ses magies douces ? Il nous reste lecture et regard sur les éveils de naguère et de toujours. Buchenwald est vaincu, provisoirement. Mais Ariel reviendra. Car Ariel revient toujours. (Jean-Claude Pecker, île d’Yeu, 23 août 1991)
Lire ce texte de Jean-Claude Pecker, c’est s’offrir une clé de l’œuvre d’André. Au milieu d’un long poème dédié au poète (les astronomes ne sont-ils pas souvent poètes ?) une équation simple : ce n’est pas l’abstraction qui s’installe, plutôt le peintre qui s’élève, qui prend du recul, comme pour soumettre le contingent à l’intransigeance de l’ordre du monde.
Bételgeuse
L’exposition « Cosmogonie » au Palais de la Découverte (4 juin-7 juillet 1985) qui a fait dire à Michel Hulin dans sa préface au catalogue « Cher André Verdet, soyez le bienvenu au Palais ! », et qui fut ponctuée, le 4, 5 et 6 juin, de soirées du Groupe Bételgeuse fondé par André (Gilbert Trem, Jon Anderson, Thierry Le Gall, Frédéric Altmann, André Verdet), avait encore dans son comité d’organisation Françoise Armengaud, qui écrivit, entre autres, dans le catalogue : « La dignité de la pensée s’affirme dans l’exercice du doute toujours recommencé et dans la conquête de dures certitudes. Lui faire place en poésie ? André Verdet la magnifie dans ses « Hommages », (L’obscur et l’Ouvert, Galilée, 1984) célébrant les grandes figures de la recherche en astronomie et astrophysique : Aristarque de Samos, Hipparque, Copernic, Giordano Bruno, Tycho-Brahé, Képler, Newton, Galilée, Herschel, Laplace, Einstein, Lemaître…
Or, au-delà des noms de quelques-uns, l’humanité, surmontant ses propres drames, mène la quête de ses sources et de ses destinées » (Françoise Armengaud, catalogue de l’exposition « Cosmogonie » au Palais de la Découverte, 1985).
… surmonter ses propres drames pour…
… surmonter ses propres drames pour trouver la « bonne distance », n’est-ce pas le seul moyen d’ouvrir (dans tous les sens du terme) à l’infini… c’est ce que, d’après moi, André Verdet a définitivement inscrit comme « morale », avec son titre : « L’obscur et l’ouvert »…
Retrouvez les parties I, II, III et IV de la chronique 29 :
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part I)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part II)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part III)
Chronique 29 : André Verdet le Résistant (Part IV)