Sacha Sosnowski dit Sosno repose maintenant à Villefranche, et non à Nice, et pourtant son nom restera accolé à ce que l’on appelle « L’Ecole de Nice ». Les rapports de tous ses ressortissants à cette « Ecole » sont singuliers, et Sacha n’y manque pas. S’il m’a attribué en l’an 2000 l’adjectif de « paradoxal » (qui a donné le titre de mon exposition rétrospective au CIAC « Le Paradoxe d’Alexandre »), je le lui renvoie, cet adjectif. Sacha fut paradoxal, et c’est en tant que tel qu’il a aujourd’hui sa place dans un mouvement étrange, plus sociologique qu’artistique, « L’Ecole de Nice », tant ses composants (les artistes) et ses composantes (les démarches) sont divers et variés, et même généralement dans une contradiction impressionnante. Et c’est peut-être Sosno, venu du reportage, et même du politique, si ce n’est de la politique (à travers Sciences Po, Langues O, le cinéma, la photographie, l’archéologie), qui incarne peut-être le mieux l’aspect « place de l’art dans son époque » de l’Ecole de Nice, réflexion sur le monde ambiant, d’un après-guerre qui n’en finit pas. L’Ecole de Nice est un serpent de mer. Marcel Alocco et Claude Gilli, acteurs de la première génération, étaient et sont d’avis que l’Ecole de Nice aurait dû se terminer vers 1970, si ce n’est avant ! Ils étaient, et sont, pour une définition stricte qui ne tient compte que des merveilleuses rencontres et recherches originaires. En 1967, quand, selon le terme d’Arman, j’ai fédéré l’Ecole de Nice dans ma galerie de la Place Godeau, à Vence, je montrai donc une Ecole de Nice « prise sur le vif ». Sosno n’était pas là. Il a vécu ici et là, pétrissant son rapport au monde, et rencontrant des bribes de civilisation dont il a fait sa vision du monde. Il a même été capable de s’absenter, en bateau, pendant des mois, alors que ses expos allaient bon train… Il a su tisser les rencontres et l’absence. Il y aura même une « Rencontre Saleya », en 1983, s’intitulant « Sosno absent »… Cela dit tout. C’est peut-être, dès le départ, dans sa vie, une saisie très sensible de la présence/absence. Etre là où il faut, mais surtout ne pas être là où il ne faut pas. La guerre, encore, dans l’enfance. Et l’Ecole de Nice est là, en 1961, pour lui… puis plus là. Et elle reviendra, pour de bon, cette fois. Je crois que Sosno a bien compris que l’Ecole de Nice est là où on la fait exister. L’une de ses pièces s’intitule « là où je suis, tout est là », quelque chose comme ça…*
En 1986, lorsqu’il expose chez moi « Variations sur la liberté », ça non plus ce n’est pas pour rien, Pierre Restany commence ainsi sa préface au catalogue : « Lorsqu’en 1972, je qualifiais Sosno de « révélateur moral », je pensais au bon usage qu’il ferait de sa méthode d’oblitération de l’image. Mais en fin de compte je ne croyais pas si bien dire car, dès le moment où Sosno a fait irruption dans la jungle des langages visuels, il savait où il allait. Ou, tout au moins, il avait pris la précaution d’établir les prémisses et d’annoncer la couleur de sa stratégie. C’est une stratégie simple comme l’œuf de Christophe Colomb et elle a donc toutes les chances de se révéler efficace. Il s’agit de l’éternelle dialectique du plein et du vide transférée en terme désormais tridimentionnel dont la puissance spectaculaire s’impose au premier coup d’œil ».
Serpent de mer, je disais, car, en 1972, lorsque le Studio Jean Ferrero organise une « Rétrospective de Ecole de Nice », où figure Sosno, c’est comme si déjà l’Ecole de Nice était enterrée. Mais j’ai poursuivi, avec mes expositions décennales (1977 ! point d’exclamation, 1987… points de suspension (où était Sacha), 1997. (avec point final), et en 2010, au Musée Rétif (Vence, retour à l’origine) à l’invitation de Mireille et Philippe Rétif. Sosno y était toujours. En dehors des expos de groupe Ecole de Nice, j’ai organisé 51 expositions d’artistes de l’EDN. Au-delà de la diversité, des présences/absences, je considérais que l’EDN était un repère intéressant, une sorte de cadre, productif.
Et, venu d’ailleurs, de l’autre bout de l’Europe – Sacha Sosnowski est letton comme je suis estonien, comme Emmanuel Levinas est lithuanien, Sacha voulait que nous fassions une exposition « balte », avec le lithuanien Tobiasse, nous aurions dû - Sosno, dont les multiples expositions furent plutôt rarement sous l’égide de l’Ecole de Nice, devait penser comme moi à la productivité du terme « EDN », car, comme Arman, il a toujours soutenu l’existence de cette « colle » comme dirait Jean Mas, toujours prêt à la définir et redéfinir, Sosno, toujours prêt à débattre, comme dans la séance du Mamac en 1997 qui accompagnait mon exposition « Ecole de Nice. ». A la « table ronde » il était présent, avec Lepage, Altmann, Alocco, Gilli, Pinoncelli, Serge III, Verdet…. En 1995 il avait été dans une « EDN » au Japon, le comité exécutif composé de Claude Fournet, Jacques Boulan et Frédéric Altmann avait organisé une exposition « Ecole de Nice » au Megaro Museum of Art de Tokyo. Sosno était présent, Sosno sur l’œuvre de qui, au long des années, un discours théorique consistant a été élaboré, par des critiques d’art, des philosophes, des psychanalystes, etc. Avec la question centrale de la place de l’art dans la cité, l’art qui fait le trottoir, etc. et surtout la question de l’autre, du spectateur, qui fait l’œuvre, qui la constitue : leçon de Duchamp parfaitement entendue et appliquée.
Ce n’est pas pour rien donc que Ben, commissaire de l’exposition « A propos de Nice » en 1977, au centre Georges Pompidou, ait situé Sacha dans « L’art sociologique » avec cette mention « 1972, Oblitérations ». Sosno appartenait même à un groupe d’art sociologique, à Paris, ayant inventé le « sosnoblit », appareil de brouillage du message : communication impossible, et vérité hors de portée. Il rejoint l’Ecole de Nice avec des photos à images amputées, brouillées, dites oblitérées… soustraites au regard horrifié. Des centaines de statues masquées ou percées vont naître de cette conception. « Si nous parlions de la beauté classique ? » titre Restany en 1986.
Ce n’est pas venu d’un coup, la graine avait été semée en juin 1961, juste avant l’inauguration du « Premier Festival du Nouveau Réalisme » organisé par Pierre Restany à la Galerie Muratore. Sosno – en tant qu’observateur - avait écrit sur « Les tendances du nouveau réalisme niçois ». C’était dans le numéro 108 bis de la revue Sud-Communications fondée par lui et Alex Lauro, avec toute une équipe dont Jean-Pierre Mirouze (qui lui avait écrit sur la musique concrète). Et en novembre de la même année, dans le numéro 113 bis, Sacha interroge Martial Raysse sur la situation artistique de la Côte d’Azur. (« Si l’on excepte le groupe restreint de l’Ecole de Nice, existe-t-il, sur la Côte d’Azur un milieu pictural ? »). Un peu plus loin il lui demande s’il existe à Nice une « critique d’art ».
Dans l’extrait du film (présenté en même temps que ce chapitre) tourné par France Delville en 1987 lors du démontage de l’exposition Sosno (Variations sur les espaces sensibles, 4 juillet/6 août 1987) dans ma galerie de Saint-Paul, Sacha évoque Sartre à propos de la notion d’analogon. Il me semble avoir aussi très bien saisi la notion sartrienne de situation. L’homme en situation, cher à Sartre.
Sosno aura apporté à l’Ecole de Nice, dans son œuvre et en acte, un regard sur le masque. Celui de l’humain, celui du visage selon Levinas… un regard sur la faille à l’œuvre dans la communication entre humains, cette belle blague ! La cérémonie de funérailles de Sosno s’est déroulée à la Citadelle de Villefranche, non loin de la mer, et cette proximité nous imposait la figure du navigateur qu’il avait été, bien sûr durant ce voyage en bateau avec Masha que France Delville a eu à cœur de lui faire raconter dans son livre « Traversée en forme de fugue ». L’œuf de Christophe Colomb ? a dit Restany ? Mais je laisse la parole à France Delville :
La mer à 360°
Oui, une Citadelle pour les funérailles de Sacha, Citadelle, lieu de toutes les guerres, j’ai été sensible à ce surcroît d’interprétation : Sacha m’ayant raconté, à l’occasion de ces « Dialogues autour du puits », que son père, trois fois milliardaire, trois fois ruiné, la première fois avait fait fortune dans le commerce des grains, en 1933 comme roi des métaux, il avait acheté des champs de bataille pour récupérer la ferraille, et, à partir de 1934, il avait refait fortune en ayant le monopole des pétroles en Estonie, Lettonie, Lithuanie… et que Cimiez (Sacha traversant une Europe chaotique avec ses parents pour rallier Nice, et le Régina, où vivaient des exilés du Nord… et Matisse) « était plein de grottes, de jardins, de maisons abandonnées, c’était un terrain de jeu immense, dans l’oliveraie des Arènes nous trouvions des mines, de vieux détonateurs, la petite odeur de caoutchouc brûlé me rappelait celle que j’avais connue pendant la guerre. Magie des déchets militaires, des maisons vides, sans propriétaires, nous les visitions.... »
Présence de la guerre dans la vie de Sacha et de cet après-guerre qui scandait « jamais plus », et, pour certains, l’idée de ne plus jamais être naïf. L’idée de penser le monde face au Pouvoir. L’œuvre de Sosno comme discours sur… mais paravent, parapet, pont-levis… Dans l’ombre de Sun Tzu, de Machiavel ? l’oblitération comme art de la guerre ? Au cours de nos entretiens, il parle du jeu de Go à propos des militaires japonais. L’oblitération comme Jeu de Go, certainement. L’oblitération et sa mise en place dans la pensée de l’autre, le Jeu avec l’Autre. Et la rencontre avec Emmanuel Levinas, par l’intermédiaire (considérable pour Sosno) de Françoise Armengaud, n’est-elle pas chargée du fait que le philosophe avait souffert du traumatisme de la Shoah ? Quand en 1990 j’ai lu « De l’oblitération », dialogue entre Levinas et Armengaud, je me suis souvenu que, dans le catalogue de l’exposition « Variations sur la liberté, Sculptures oblitérées », de Sosno, à la galerie Alexandre de la Salle, Saint-Paul (du 4 juillet au 6 août 1986) en compagnie de Pierre Restany et Robert Pincus-Witten, j’avais écrit qu’à la lumière des statues oblitérées, « être traversé, ouvert, percé, évidé devenait la modalité d’un nouvel état, d’une nouvelle position, d’un nouvel angle relativement aux astres et à l’horizon », et que Sosno faisait le point (je ne connaissais pas encore son aventure en mer) sur la non-puissance, sur l’écrasement de l’homme : « Comment l’homme est mis sur la touche, écarté, éliminé du cœur du réel, éloigné de lui-même. Tronqué, anéanti. Emmuré, amputé, comprimé, fragmentaire, aveugle. Comment il lui faut traverser des opacités, du compact, pour pouvoir, un tout petit peu, émerger. Travail de Titan. Encore et toujours soulever, remonter le rocher de Sisyphe. L’homme oblitéré, à qui on a enlevé sa lettre, sa signification. Qui joue à cache-cache avec son propre sens ».
Et donc, en 1990, j’ai décidé de répondre en quelque sorte au dialogue Levinas/Armengaud.
Françoise Armengaud absente
Françoise Armengaud qui était absente, à la Citadelle (quelqu’un a lu le texte qu’elle avait envoyé, très beau, où René Char était cité, sur la beauté), lorsque vingt colombes ont été libérées de leur cage. Difficile de libérer des mouettes évidemment, mais les oiseaux qui sont allés danser dans le ciel avant disparaître pour toujours, pour moi c’était les mouettes, ou les goélands, que Sacha et Masha avaient vus, pendant des mois, au-dessus de leurs têtes, lorsque leur bateau, le Go-West, était tout seul, tout seul un point minuscule dans l’infini de l’océan, un horizon de 360°. J’avais dit à Sosno :
FD - Tes « fenêtres » nous ramènent à ces paysages muets, le ciel perçant le marbre ré-envahit le discours pour un constat météoro/logique. Ciel et nuages volent la parole, mais ils n’ont rien à dire.
Il avait répondu :
Sosno - Ce que tu dis rejoint le grand silence de notre traversée de l’Atlantique, 26 jours pendant lesquels nous n’avons pas vu un seul oiseau, bateau, ou avion. La mer c’est 360°, et le bateau est au centre, un point qui se déplace sur une ligne brisée, par les bords que l’on doit tirer. L’Atlantique fait que pour une histoire technique d’alizés un petit voilier ne peut pas faire demi-tour, lorsqu’il part, il n’a qu’un jour ou deux pour changer de cap, le vent est tellement fort qu’une fois l’alizé pris, il ne peut pas être remonté. Nous étions obligés d’aller au bout de la route ».
C’est ce qu’il a fait.
(A suivre)