Une toile ne peut rester blanche
J’avais vu l’exposition « Claude Morini, La passion de peindre » organisée par Frédéric Altmann au CIAC en 2002, qui faisait partie de son désir de rappeler à la mémoire un certain nombre d’artistes de talent qui ne s’étaient pas reconnus dans l’Ecole de Nice, discours dominant de l’époque. C’est d’ailleurs ce que, dans le catalogue, développe Pierre Provoyeur, conservateur en chef du Patrimoine, qui était conservateur du Musée Chagall en 1973 quand il a connu Morini. Voici un extrait de son texte, particulièrement éclairant sur la démarche du peintre :
De ces deux cheminements, l’un douloureux dans la guerre, l’autre spirituel dans le silence du cloître, il (Claude Morini) recueille le sentiment d’une urgence de peindre. C’est cette ultime aventure qui peuplera désormais sa vie oui, l’essentiel est invisible « mais le peintre a besoin de la matière, une toile ne peut rester blanche ».
Se doutait il qu’en énonçant sa vérité, il risquait aussitôt de se voir opposer les tenants du vide en peinture, pour lesquels une toile qui reste blanche n’est pas mutisme mais expression ? Malevitch en 1919 avait conclu que le blanc constituait « la véritable représentation de l’infini » et montrait à la Xe Exposition d’Etat des tableaux « Blanc sur blanc ». L’invention par Yves Klein en 1947 du monochrome débouchait en 1957 sur les grandes surfaces désertiques mais non blanches de l’I.K.B. Enfin, les toiles de Robert Ryman de 1965¬-1970 jetaient les bases d’un art minimal où l’infini était moins en question que le non fini.
Suprématisme russe ou minimalisme américain n’étaient décidément pas de nature à satisfaire le brûlant désir de peindre de Claude Morini. En revanche, les recherches d’un Yves Klein avaient largement alerté des artistes installés sur la Côte d’Azur, singulièrement Arman avec lequel il entretenait une correspondance et une amitié, et dont il fera un portrait en buste (Mamac, Nice). De ce qui deviendra l’Ecole de Nice dans les années soixante c’est à dire lorsque Morini commence à peindre et qu’il est fixé définitivement dans cette région il se défie et n’y revendique aucune place.
Les démarches sont en effet différentes : celles d’Alocco, Arman, Ben, Malaval ou Raysse se nourrissent de toute nouveauté et d’une dose non négligeable de dérision : la conférence d’Arman donnée en 1956 au Club des Jeunes, où « tout était faux, tout était bidon. J’ai parlé des rapports ethnologiques dans l’histoire du jazz. J’inventais tout et les gens prenaient des notes », la boutique de Ben où, disait il, « j’avais pour principe très simple d’exposer tout ce qui me choquait, tout ce qui me paraissait contenir de la nouveauté » étaient des exemples à ne pas suivre, parce qu’ils étaient des lieux étrangers à celui qui, depuis Giotto, semblait à Claude Morini le lieu majeur de l’activité spirituelle : la surface peinte.
Curieusement, cette Ecole de Nice comptera aussi un créateur pour lequel la même surface peinte est objet de réflexion : Claude Viallat.
Mais c’est au sens propre de support et de surface qu’il raisonne. En 1966, il détache la toile du châssis et pose sur ses premières bâches la forme de la palette, qu’il emploiera systématiquement par la suite. Ce concept de la peinture résumée à ses composants physiques, ce sujet puisé dans le faire même de la peinture paraissent à Morini probablement réducteurs. Toutes les entreprises des artistes de ce cercle, celles des Alocco, Malaval, Noël Dolla et bien d’autres, le laissent froid : elles le renvoient toujours plus à lui même et tout en lui interdisant les attentions des chantres de l’avant garde, le confortent dans une sourde volonté d’avoir raison.
Cela ne veut pas dire que l’environnement artistique et pictural de la Côte d’Azur ne l’influence pas. En 1973 ouvre à Nice le Musée national consacré au Message Biblique de Marc Chagall. Cette peinture, qui colle au récit sacré et fuit cependant toute récupération confessionnelle, correspond puissamment à ses propres aspirations. Le conte, la fable trouvent là une forme somptueuse et une exposition sans honte. Le hasard voulut que je fusse le conservateur de ce musée. Chagall nous rapprocha donc.
Loin de l’Ecole de Nice qui se reconnut plus ou moins dans le geste sardonique d’un artiste de son cercle lorsqu’il saisit l’occasion de la pose de la première pierre du Message Biblique pour asperger le Ministre de la Culture d’un jet de peinture protestataire Claude Morini vécut donc les années soixante dix dans une relative clandestinité. Un destin ironique et cruel voulut que se produisit dans la décennie suivante un retour à la peinture, un art fait d’un châssis, d’une toile, de couleurs et d’un récit, mais qui ne lui profita pas : Lanneau, Saytour ou Castellas, pour ne parler ni de Baselitz et de Chia, ni de Blais ou de Garouste, firent l’objet d’études savantes pour nous prouver que le Bad painting, la Transavanguardia ou la Nouvelle Figuration n’étaient que les véhicules de nouveaux concepts, destinés à troubler les âmes naïves et probablement nostalgiques. Claude Morini n’était en tous cas pas l’un d’eux, et Michel Joyard, avec lequel il fit toutes ses gravures, se souvient que dans leurs conversations s’introduisaient des « avant gardes en peau de lapin qui parvenaient à entrer par surprise, repartaient bien vite, confondues, percées à jour ».
Claude Morini avait accepté une fois pour toutes qu’une œuvre d’art soit l’alliance d’une forme et d’une pensée, alors que tous autour de lui décortiquaient tantôt l’une, tantôt l’autre. Qu’un parti aussi tenace l’ait conduit droit à la galerie de Frédéric Altmann qui avait ouvert à Nice une galerie sous le nom « L’Art Marginal », est plus qu’une indication. Il y avait chez l’un et l’autre à l’époque un désir de donner au monde des exemples d’humilité et de poésie. Et c’est bien de cette dernière qu’il s’agissait en effet.
En peinture, matière, espace et récit contribuent ensemble à la naissance d’une poétique. Envisageons les séparément car ils révèlent chacun les partis de Morini.
De la couleur, matière première de la peinture, il a toujours tempéré l’éclat en pratiquant systématiquement les tons rompus, la déclinaison des ocres, des bruns, des gris. Jusque là, ces terres nous sont familières, elles avaient été assidûment fréquentées jadis par Velasquez, Le Nain et Rembrandt, puis par Manet. Synonymes d’austérité et d’exigence, de telles couleurs ne relèvent pourtant ni de la seule citation, ni du seul hommage. Elles sont, de tableau en tableau, les émanations d’une âme infiniment délicate, toutes proches en peinture des accords subtils d’un Morandi. A ce dernier font penser les roses, les verts et les bleus, ceux ci retournant au brun dans la toile de 1979, « Encore un secret », bâtie comme le firent tous les peintres du XVIle siècle, sur une préparation brun rouge.
C’est d’abord dans cette technique des glacis froids sur chaud que Claude Morini est un peintre classique. Poussin ne procédait pas autrement, ni les Vénitiens qui bâtissaient des ciels d’un bleu céruléen sur des préparations rouges.
Et peu à peu naissaient ainsi les lumières. A l’évidence, les coups de brosse, rapides plutôt que rageurs, ont pour mission de les arracher à l’obscurité. Toute la peinture de Claude Morini dit ces passages de l’ombre à la lumière, ces frontières incertaines entre un profil et l’espace qui l’entoure. La fluidité extrême de l’huile accompagne ces mouvements dans l’épaisseur de la couche picturale, disparitions et remontées qui créent aux frontières des plages de couleur d’infimes césures, des craquements dont il se sert à merveille, les donnant pour fortuits mais les organisant avec la plus grande autorité. Et puisqu’il s’agit bien de cela, il faut en venir aux noirs, qui comptent comme une couleur de plus exactement comme l’employait Picasso, bien au delà du dessin. Tantôt porte ouverte – « Le psychiatre vous attend », 1979 sur laquelle l’œil vient buter, tantôt cadre à la façon des épaisses moulures d’ébène de la peinture hollandaise – « Etude pour l’ascension », 1980 que le regard traverse, le noir remplit toutes les fonctions. Métaphore de l’infini, il est le sujet principal du « Peintre aveugle » de 1979, que ses lunettes opaques renvoient au monde intérieur. Et de cette obscurité qu’il nous donne à voir émerge un triptyque, qui à son tour montre un autre noir. De la juxtaposition de ces deux nuits, Titien autrefois avait fait un morceau de virtuosité dans « l’Homme au gant » (Musée du Louvre). Nous voilà ici bien loin des savantes compositions de la « Maniera » italienne : les noirs, chez Morini, véhiculent de la pure gravité.
De l’espace et de sa distribution, la couleur est cependant tributaire : constamment insérée dans des plans, contenue dans le cadre de la toile répété à l’infini, elle structure le tableau en effets kaléidoscopiques jusqu’au vertige. A raison bien souvent d’un ton par plan, elle donne à la perspective une part essentielle dans la vie de chaque œuvre, un rôle de construction qui nous renvoie aux origines de la peinture, aux Primitifs italiens.
Giotto, Sassetta : offerts à l’éblouissement du jeune artiste, le premier à Assise, le second au Louvre et dans les livres, ils se situent tous deux aux origines de la peinture. Qu’importent les sources, ne conservons que les images, celles qui firent des maisons et des temples que l’homme a conçus les lieux du drame mystique chrétien. C’est à eux que Claude Morini pense constamment : les murs aveugles de Sassetta surtout, accompagnés d’une porte et d’un escalier dans le célèbre élément d’un retable : « Le bienheureux Ranieri Rasini délivre les pauvres d’une prison de Florence », trésor du Musée du Louvre depuis 1965, sont une clé à plus d’un titre pour comprendre le sens des espaces de Morini.
Qui n’observera que dans l’œuvre de Sassetta, le saint franciscain, réduit à un buste volant, fait sortir les prisonniers non par la porte, pourtant ouverte, mais par le mur lui même, consommant ainsi le miracle, et affirmant le choix divin qui s’exprima à travers lui ? Les murs n’existent plus pour les prisonniers alors qu’ils occupent les deux tiers du tableau ; l’intervention du libérateur, mise en scène sur la paroi lumineuse (l’autre est dans l’ombre, juste assez pour donner de l’éclat à la porte ouverte à son flanc) éclate dans une économie de moyens toute moderne. Ces murs sont, à n’en pas douter, des personnages du tableau au même titre que le saint et ses miraculés. (Pierre Provoyeur, extrait)
(A suivre)