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Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part IV)

Le film « Fragments pour lui »

Et donc le film « Fragments pour lui » était une jolie rencontre entre une actrice censée être l’auteur du personnage d’Annie Ernaux elle-même dans son histoire avec Philippe V, mais qui avait aussi écrit une « Phèdre », alors qu’Annie Ernaux avouait dans « Passion simple » avoir lu « Phèdre »… et alors on tombait dans « Les ruines circulaires » de Borgès, où chacun rêvait et était rêvé… ici chacun écrivait l’autre et était écrit par lui (les véritables auteurs étant Gerges et Daniel…), d’autant que Didier Anzieu (fils de Marguerite Anzieu, la « Aimée » de Lacan) avait écrit dans « Lieux du corps » (Revue de psychanalyse n°3, printemps 1971) un article intitulé « Le corps et le code dans les contes de J.L. Borgès », dont ce passage :
Borges donne pour thème à son Pierre Ménard l’opposition entre l’œuvre visible et mineure d’un auteur de second plan et son œuvre majeure, invisible et non publiée. Il attribue à cet auteur ses propres intérêts visibles et mineurs : des poèmes, des essais, des traductions, la transcription en alexandrins des vers décasyllabiques du Cimetière marin, des monographies sur la Caractéristique universelle de Leibniz, sur l’algèbre de Boole, sur l’Ars Magna de Lulle, sur l’aporie d’Achille et la tortue, sur le jeu des échecs, sur le vocabulaire de la poésie, sur les lois métriques de la prose. Il donne à cet auteur supposé le nom d’un professeur de philosophie français, alors vivant, mais inconnu en Argentine, Pierre Ménard, auteur d’une Philosophie politique à la Renaissance, auteur également (plusieurs critiques ont cru pour cette raison, involontaire ironie borgésienne, qu’il existait deux Ménard distincts !) de Le vrai visage de Kierkegaard.

Capture d’écran du film de Georges Sammut et Daniel Cassini « Fragments pour lui » (1997)

On devine là l’interrogation sous jacente à ce premier conte de Borges
quel est le vrai visage de l’accidenté, du malade, de l’aveugle qu’il est devenu ?
La Bibliothèque de Babel (avril 1939, no 16), que nous étudierons davantage plus loin, introduit le lecteur dans une bibliothèque fantastique composée de tous les livres possibles. La disposition spatiale des salles reproduit une image du corps archaïque (chacune est un hexagone avec un réduit pour « dormir debout » (sic !) et des latrines). La loi combinatoire qui préside à la composition des livres est celle du code phonologique : les livres réalisent toutes les combinaisons possibles des vingt-cinq signes verbaux fondamentaux. En deçà de la bibliothèque paternelle où Borges enfant passait une moitié enchantée de son temps, la Bibliothèque de Babel représente une régression plus ancienne et plus créatrice, à la richesse infinie et aux règles structurantes du jeu des échanges verbaux avec la mère. L’autre moitié également enchantée de son enfance, Borges ne la passait il pas dans le jardin de la villa parentale, à l’abri des dangers de la banlieue environnante, à inventer des scénarios imaginaires et des jeux sur le langage et la logique avec sa jeune sœur Norah, substitut vraisemblable de l’image maternelle ?
Tlën Uqbar Orbis tertius (mai ig4o, no 17) déploie un festival de ces jeux dans le domaine métaphysique. Borges feint la découverte d’une encyclopédie qui décrirait la vie d’un cercle littéraire (analogue à celui que Borges constitue autour de lui), dont la principale activité consiste à imaginer des sociétés, différentes entre elles aussi bien que de la nôtre, et où la psychologie, la linguistique, la philosophie, la théologie seraient exclusivement déduites d’un double énoncé solipsiste : tout ce qui existe n’existe que dans notre représentation ; il suffit que nous nous représentions une chose pour qu’elle existe.

Capture d’écran

Les ruines circulaires (déc. 194o, no 18) applique ce dernier énoncé à l’homme : il suffit que nous représentions un être humain pour qu’il existe. C’est reprendre le thème de L’approche d’Almotasim en le poussant dans son extrême conséquence. Un mystique primitif arrive, par une ascèse de la conduite et de l’imagination, à rêver un autre être qui finit par acquérir l’apparence d’une vie indépendante. A ce moment, un incident (il traverse sans être brûlé un incendie) fait comprendre à l’auteur du rêve qu’il est lui même le rêve d’un autre.
Dans « Fragments pour lui », l’écrivain qui rêve (écrit, lance, accompagne) ses héros, a donc écrit un livre qui reste scellé sur la table de la Radio, et qui sera ouvert pour quelques lignes, plus loin, mais une fausse couverture Gallimard lui a été mise, avec un prénom et un nom inventé (le nom du grand-père) qui s’est avéré être porté par une femme dans le monde : il suffit que nous nous représentions une chose pour qu’elle existe…

Capture d’écran

Un certain Jeu de l’Oie

C’est ce genre de jeu qui semble joué dans « Fragments pour lui » particulièrement, car cette Phèdre qui était donc présente dans le vrai-faux roman « La revanche de Phèdre », si elle est mentionnée dans « Passion simple » comme lecture éventuellement conditionnante d’Annie Ernaux dans son enfance, Philippe Sollers, dans la revue « L’Infini » (l’un des points de ralliement de tout ce beau monde dans ce jeu étonnant), Sollers écrivait dans son article sur Artaud du n°56 que le cahier d’Artaud qui avait été volé à Beaubourg avait été assuré pour 400. 000 francs, et comme Paule Thévenin avait légué la totalité des cahiers à la Bibliothèque Nationale, 406 cahiers arrivaient à valoir 16 milliards de centimes et c’était l’équivalent de 16% du capital Gallimard. « Cette sorte de montée des prix est indépendante de ce qu’Artaud dit ou pas, parce que je peux aussi bien vous parler des partitions de certaines symphonies de Mozart, de manuscrits de Phèdre de Racine, des fables de la Fontaine manuscrites ».

Pourquoi Phèdre ?

Parce que, comme l’écrit Sylvia Monfort dans sa « Lettre à Monsieur Jean Racine », « Phèdre brûle en chacun de nous ». Et qu’elle lui suppose, à lui, l’auteur, l’expérience de la chose… « Monsieur. Vous avez écrit un chef-d’œuvre, Phèdre, je suis actrice, et je l’ai interprété. Si le travail des critiques, théoriciens et autres penseurs commence par la réflexion, pour nous comédiens c’est longtemps, très longtemps après le travail de la création que vient à nous le sens de l’œuvre. Et encore, pas toujours. Je me suis demandé, parfois, s’il n’en allait pas de même d’un auteur dramatique. (…) Vous avez trop fréquenté les actrices pour ignorer qu’elles traversent des semaines très dures au début du travail, lorsqu’elles demeurent désespérément en relation d’inintelligence avec leur rôle. Mais vous savez bien, vous, que c’est sans importance. Ce qui compte c’est qu’il y ait eu rencontre ; dans le mystère et dès la première lecture. C’est comme le désir, ou bien il est présent dans le regard qui le provoque, ou bien il n’y aura jamais fusion. Tous les avis, compétents, impérieux, singuliers qui me furent octroyés au sujet de Phèdre, et que j’écoutais intensément, n’eurent d’autre résultat sur moi que de me ramener à ma Phèdre, cependant longtemps brumeuse, avec l’évidence du pion regagnant sa case de départ au Jeu de l’Oie. Phèdre brûle en chacun de nous. Votre fils qui n’eut droit au spectacle qu’en son âge adulte, pour des raisons de pudeur, déplorait d’avoir mal pu suivre le déroulement de l’action tant ses propres tourments amoureux, remords et regrets, l’en avaient distrait.

Capture d’écran

Il s’était identifié à cet univers passionnel sans trop pouvoir démêler le théâtre de la vie. Tel est le prodige de Phèdre : l’aborder, c’est prendre son mal. J’exagère ? Vous même, après avoir vécu dans sa trop grande intimité, n’avez-vous pas dû renoncer au monde, vous retirer dans le mariage et la vertu ? N’est ce pas là votre dernière tragédie avant les œuvres de commande, ces œuvres pieu¬ses que sont Esther et Athalie ? Votre héroïne vous avait embarqué, mais vous n’étiez pas de sa trempe, vos amours étaient plus douteuses et vous avez su à temps vous mettre à l’abri ». (Sylvia Montfort, extraits)
Mais alors ce livre la « Revanche de Phèdre » qui était tapi sous sa fausse couverture et que nul n’avait jamais lu et dont la femme-écrivain du film avait confié quelques phrases aux adaptateurs dont elle ? Ce livre, elle avait voulu le laisser caché. Car en tant qu’actrice elle avait un jour joué le rôle de la Reine Marguerite de Gombrowicz et cette honte à avouer les sensations les plus secrètes qu’elle avait incarnée sur scène de nombreuses fois, c’est ce qu’elle décrivait dans ce livre qui était le rapport d’une expérience d’amour fou avec un moniteur de ski qui avait la moitié de son âge. Et c’était le garçon lui-même, cet Hyppolite nouvelle mouture, qui avait manifesté un tel coup de foudre, un tel choc face à elle qu’elle en avait été foudroyée, mais elle avait tenté d’y résister, elle y avait réussi mais au cours de l’expérience, et de son récit, étaient venues, à cause de lui (grâce à lui, grâce à ses mots), une description insupportable des champs magnétiques à l’œuvre. Heureuse de l’avoir vécue, mais en connaissant définitivement les dangers mortels, elle avait continué de vivre entre ce savoir et sa propre survie… Ce danger rencontré, elle l’avait retrouvé dans sa rencontre plus tard avec l’inconscient, qui faisait qu’elle n’avait plus osé aller nager pendant des années. Les monstres étaient à fleur de vagues, du même genre que le serpent de mer qui était venu chercher Hippolyte sous les yeux de Théramène…
Alors quels étaient ces passages de « La revanche de Phèdre » que particulièrement elle avait voulu soustraire à tout regard étranger ? En voici un extrait :
Et elle qui avait renoncé... Renoncer, cela ne se fait pas d’un coup. Ceux qui avaient été aimés par leur mère, ceux qui ne l’avaient pas été, tout ce monde-là courait après l’amour, reçu, pas donné bien sûr, car il s’agit de l’amour primordial, dans les bras douillets de l’univers. L’amour partagé était pour elle devenu un mythe – ce qu‘il est - comme un point d’acupuncture, ou un aleph borgesque, un point minuscule… et toute la puissance du monde et le monde lui-même : un petit point-feu de la magnitude, unité de mesure de l’éclat des étoiles.

Capture d’écran

Et elle Aurélia avait écrit des choses comme :… ce moment où il se fait un tel silence, où toute parole est perdue, où il s’agit de laisser monter la vision, son point culminant, et de s’immerger dans les champs magnétiques mêlés des deux sujets... Sujets ? Champs-creusets plutôt... Le cœur sombre des choses, leurs ténèbres, leur en-soi obscur venait à être irradié par de telles lumières adjacentes lorsque montait la phosphorescence et que se mettaient à briller les objets, qu’ils étaient de radium pur, ou de diamant. Alors le réel étincelait, il était un petit big-bang euphorique, tout s’immobilisait et une douceur nacrée envahissait intérieur et extérieur, les faisant communiquer comme des plis l’un de l’autre… Plus de miasmes, plus de scories, tout s’affinait, tout se fondait, même si les contraires s’affrontaient en chimismes interactifs. C’était du cœur noir du feu que s’élevait incandescence et vapeurs subtiles. Le grésillement était là pour rendre le silence plus aérien, le dur, le compact baignant dans un lac si aveuglant qu’ils devenaient invisibles. Etc.
Elle trouvait ça insupportable, et pourtant cela l’avait traversée… Et elle pouvait l’écrire en termes animaux et organiques aussi… Insupportable autrement… Il fallait oser l’écrire et elle était contente que certaines femmes le publient, comme par exemple Christine Angot une « Semaine de vacances » - génial, bouleversant, inoubliable - mais il était horrible le regard qui ensuite était posé sur l’œuvre et sur l’auteure dans des émissions de télévision pour la promotion, que de tels joyaux soient livrés à de telles vulgarités d’âme, à de telles médiocrités d’approche… on pouvait comprendre que Dominique Aury, elle, qui avait écrit « Histoire d’O », se soit d’abord cachée, et puis, dans l’Infini n°66, elle se dévoilait, mais l’article s’appelait Vocation : clandestine… Alors oui, va pour la clandestinité…
P.S. Dans le chapitre 74 intitulé « Colette Peignot ou la Laure de Gorges Bataille » figurait une liste non-exhaustive des films de Georges Sammut et Daniel Cassini, elle s’arrêtait à « Sur le chemin de Grand Midi » (Nietszche), depuis ont été réalisés :
En 2013, « Sombres Eclats » (28’10, une obsession névrotique : la chevelure), « Le souffle de Pandora » (36’00, et si une poupée incarnait le comique de l’amour !), en 2014, « Cordes sensibles » (20’00, silence d’un lieu et perversité d’un rituel corporel), et « Il était une fois... 1929 », (28’30, poèmes érotiques et blasphématoires d’Aragon, Péret et Man Ray sous la forme d’un calendrier de l’année 1929. Projeté à la Fac de Psycho dans le cadre de l’AEFL le 15 mai dernier)

Retrouvez les parties I, II, III et V de la Chronique 75 :
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part I)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part II)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part III)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part V)

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