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Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part II)

Avec « Fragments pour lui », de Georges Sammut et Daniel Cassini…

… une danse autour de la simple passion… une initiation au fait que « le corps humain n’a rien à voir avec un corps animal », comme dit Sollers encore dans son texte sur Artaud (Infini n°56) :
« J’insiste systématiquement sur le fait, qui est d’ailleurs tout à fait présent, que le corps humain n’a rien à voir avec un corps animal. Ce qui est déjà une chose qui n’est presque plus comprise par personne. Ce corps n’a rien à voir avec un corps animal qui, lui, périt et ne meurt pas, en quelque sorte. On peut comprendre ce qu’est le corps humain lorsqu’on réfléchit à cette différence entre le fait de périr et de mourir. Le corps humain implique un rapport à la mort et au néant. Deuxièmement, il faut voir, à la limite, que l’histoire se passe à travers le corps, qu’elle ne passe pas par les idées, mais à travers le corps. C’est pour cette raison que la littérature, l’écriture, est une chose si importante et en apprend si long sur l’histoire. Si l’on veut connaître l’histoire d’une époque, il faut lire les écrivains de cette époque. Marcel Proust vous en dit plus long sur l’histoire de son temps que les historiens, Balzac aussi, et Artaud exactement de la même façon. Et ce corps dont Artaud parle se rapporte au son de la langue. Tout se passe entre le corps et le langage. C’est d’ailleurs pour cela que l’histoire de l’incarnation pour revenir à ce sujet préoccupe automatiquement tous les écrivains. Qu’est ce que c’est que d’avoir un corps et un langage ? Un corps de langue, un corps qui passe directement dans le dit, dans le dire ? C’est là qu’est le problème : l’animal n’a pas un tel corps, un tel rapport à la langue. En revanche, la société nous présente un programme de plus en plus apha¬sique de destruction systématique du langage et de retour au corps purement animal. Je n’en veux pour preuve que les nouvelles procédures techniques de marchan¬disation des organes et des substances, notamment des substances reproductives. Car, de plus en plus, on pourra fabriquer de l’humain sans passer du tout ce qui est une mutation sans précédent par le contact sexuel. Je n’arrête pas d’insister là dessus, non pas pour diaboliser la technique parce que tout ce que la technique peut faire, elle le fera mais pour mettre l’accent sur ce que peut être une pensée juste par rapport à cet état de choses qui est tout à fait extraordinaire. C’est ce que dit Artaud au début de Pour en finir avec le jugement de Dieu. Il sait qu’on va fabriquer de l’être humain, il le sait. Et plus on vous fait de la naissance artificielle et technique, plus la mort comme par hasard s’irréalise »…

Capture d’écran du film de Georges Sammut et Daniel Cassini « Fragments pour lui » (1997)

Et Philippe Sollers ne connaissait pas encore les drones…

Alors…
Des gens qui ont voulu dire leur amour comme personne… « Nous avons fait l’amour un dimanche d’octobre, une feuille de papier à dessin étalée dans le lit, sous mes reins… »
Mais d’abord… attendre…
« A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi ». J’allais au super¬marché, au cinéma, je portais des vêtements au pressing, je lisais, je corrigeais des copies, j’agissais exactement comme avant, mais sans une longue accoutumance de ces actes, cela m’aurait été impossible, sauf au prix d’un effort effrayant. C’est surtout en parlant que j’avais l’impression de vivre sur ma lancée. Les mots et les phrases, le rire même se formaient dans ma bouche sans participation réelle de ma réflexion ou de ma volonté. Je n’ai plus d’ailleurs qu’un souvenir vague de mes activités, des films que j’ai vus, des gens que j’ai rencontrés. L’ensemble de ma conduite était factice. Les seules actions où j’engageais ma volonté, mon désir et quelque chose qui doit être l’intelligence humaine (prévoir, évaluer le pour et le contre, les conséquences) avaient toutes un lien avec cet homme :
lire dans le journal les articles sur son pays (il était étranger)
choisir des toilettes et des maquillages
lui écrire des lettres
changer les draps du lit et mettre des fleurs dans la chambre
noter ce que je ne devais pas oublier de lui dire, la prochaine fois, qui était susceptible de l’intéresser
acheter du whisky, des fruits, diverses petites nourritures pour la soirée ensemble
imaginer dans quelle pièce nous ferions l’amour à son arrivée.

Capture d’écran

Dans les conversations, les seuls sujets qui perçaient mon indifférence avaient un rapport avec cet homme, sa fonction, le pays d’où il venait, les endroits où il était allé. La personne en train de me parler ne soupçonnait pas que mon intérêt soudain intense pour ses propos n’était pas dû à sa façon de raconter, et très peu au sujet lui même, mais au fait qu’un jour, dix ans avant que je le rencontre, A., en mission à La Havane, était peut être entré justement dans ce night club, le « Fiorendito » que, stimulée par mon attention, elle me décrivait avec un luxe de détails. De même, en lisant, les phrases qui m’arrêtaient avaient trait aux relations entre un homme et une femme. Il me semblait qu’elles m’apprenaient quelque chose sur A. et donnaient un sens certain à ce que je désirais croire. Ainsi, lire dans Vie et destin de Grossman que « lorsqu’on aime on ferme les yeux en embrassant » me portait à imaginer que A. m’aimait puisqu’il m’embrassait ainsi. Le reste du livre, ensuite, redevenait ce que toute activité a été pour moi pendant une année, un moyen d’user le temps entre deux rencontres.

Capture d’écran

Je n’avais pas d’autre avenir que le prochain coup de téléphone fixant un rendez-vous. J’essayais de sortir le moins possible en dehors de mes obligations professionnelles dont il avait les horaires , craignant toujours de manquer un appel de lui pendant mon absence. J’évitais aussi d’utiliser l’aspirateur ou le sèche cheveux qui m’auraient empêchée d’entendre la sonnerie. Celle ci me ravageait d’un espoir qui ne durait souvent que le temps de saisir lentement l’appareil et de dire allô. En découvrant que ce n’était pas lui, je tombais dans une telle déception que je prenais en horreur la personne au bout du fil. Dès que J’entendais la voix de A., mon attente indéfinie, douloureuse, jalouse évidemment, se néantisait si vite que J’avais l’impression d’avoir été folle et de redevenir subitement normale. J’étais frappée par l’insignifiance, au fond, de cette voix et l’importance démesurée qu’elle avait dans ma vie. S’il m’annonçait qu’il arrivait dans une heure – une « opportunité », c’est-à-dire un prétexte pour être en retard sans donner de soupçons à sa femme -, j’entrais dans une autre attente, sans pensée, sans désir même (au point de me demander si je pourrais jouir), remplie d’une énergie fébrile pour des tâches que je ne parvenais pas à ordonner : prendre une douche, sortir des verres, vernir mes ongles, passer la serpillière. Je ne savais plus qui j’attendais. J’étais seulement happée par cet instant – dont l’approche m’a toujours saisie d’une terreur sans nom – où j’entendrais la voiture freiner, la portière claquer, ses pas sur le seuil de béton ».

Capture d’écran

Terreur de l’apparition, terreur phénoménologique

Si banal, et de la pure tragédie grecque. La terreur de l’apparition. De l’autre. De l’Autre. Contre cela, l’exorcisme : la sublimation, c’est-à-dire la « création », ne plus être passif mais actif, co-créateur du monde.
Alors ce qui a intéressé les adaptateurs des deux textes d’Annie Ernaux, ce fut évidemment ce rapport privilégié « corps-écriture » que la psychanalyse reconnaît dans sa réflexion sur un « marquage du corps par la lettre », marquage à situer sur une représentation adéquate du corps propre par le sujet », comme le précise Nathalie Charraud dans « Lacan et les mathématiques ». Vous avez dit « mathématiques » pour parler de sensualité ? Oui, car, comme le montre Lacan dans Radiophonie, tout calcul est foncièrement calcul sur la jouissance, et donc jouissance elle-même… et … cette découverte de la psychanalyse concerne le marquage du corps par la lettre, marquage à situer sur une représentation adéquate du corps propre par le sujet »… Parler du corps c’est tuer l’intuition pour accéder à un autre statut, celui d’existence, et… pire encore s’il s’agit de peinture ? est-on là dans un « pur réel » ? la psychanalyse ayant à courir sur les traces de l’art, ce que démontre au plus près le cinéma de Georges Sammut et Daniel Cassini ?

Ecrire et faire l’amour…

Dans ce film-ci, « Fragments pour lui », l’une des premières phrases évoquées est la dernière des « Fragments autour de Philippe V. » :
« Ecrire et faire l’amour ». Je sens un lien essentiel entre les deux. Je ne peux l’expliquer, seulement retranscrire des moments où celui-ci m’apparaît comme une évidence ».
Il y aura donc le récit, après-coup, intitulé « Passion simple », récit de la simplicité avec laquelle la femme s’abandonne à la rencontre, au désir sexuel, à la dépendance, à l’invasion de l’autre en elle qui crée une sorte d’exclusivité autour d’un « au-moins-un », récit en poupée russe qui se remémore les récits auxquels elle s’adonnait, lui parti, lui devant revenir, lui devant partir pour toujours ? Deux récits, en fait, à quelques années d’intervalle, de la même histoire si l’on veut, mais où est l’histoire ? existe-t-elle vraiment, hors ces récits ? On sent une expérience derrière mais ce ne sont pas les mêmes hommes à chaque fois, l’un semble plus jeune dans une sorte de « Phèdre », l’autre est marié, plus âgé… comme pour masquer un véritable protagoniste mais il est intéressant que ce soit deux avatars d’un Homme, d’un prototype… avec, donc, une écriture qui « devrait tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stu¬peur, une suspension du jugement moral ».

Capture d’écran

Pas de jugement moral : d’un côté un élève, une sorte d’Hippolyte, de l’autre, un homme marié. Mais l’amour comme transgression, face à la terreur, face à la mort. L’angoisse comme dette à la perte annoncée, la transgression comme défi face à l’incontournable séparation. La passion simple c’est alors le fait en soi, qui tombe dessus, sans recherche de cause première, mais… « Passion simple », 1991, « Fragments autour de Philippe V. », 1996… aurait-il fallu un temps d’hésitation pour en venir au fait qu’il était étudiant et elle professeur, ce qui n’apparaissait pas dans le roman, et même si aucun accent n’est mis sur une culpabilité à la Phèdre, celle-ci est mentionnée en passant, comme une clé à deviner ? Mais alors, à l’inverse, de nos jours l’interdit de l’inceste qui serait levé ? Plus de Vénus manipulatrice (ô toi qui vois la honte où je suis descendue, implacable Vénus, suis-je assez confondue !), mais cette liberté de choisir son objet à la face du ciel vide ?

(A suivre)

Retrouvez les parties I, III, IV et V de la Chronique 75 :
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part I)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part III)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part IV)
Chapitre 75 : Fragments pour lui (Part V)

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