« L. ou la sainte de l’abîme »
Et donc, au cours du séminaire 1999-2000 de l’AEFL, à la Fac de Psycho de Nice, le film « L. ou la sainte de l’abîme » fut projeté, et Daniel Cassini en fit ce commentaire, édité dans les actes dudit séminaire :
Ce texte est l’hommage amical d’un homme à la multiplicité d’une femme appelée Colette Laure Lucienne Peignot. Toujours dans le cadre de ce séminaire, nous aurions aussi bien pu choisir d’évoquer et d’honorer une autre Colette, Colette Thomas, taraudée par Antonin Artaud comme Laure le fut par Georges Bataille.
Sous le pseudonyme masculin de René, Colette Thomas publia dans les années 50 un livre aussi singulier que désormais introuvable et dont le titre et le contenu font rhizome avec les écrits de Laure : Le Testament de la fille morte.
L’épigraphe de cet ouvrage figure au tableau :
“If the devil tells you something is too fearful to look at, look at it. If he says something too terrible to hear, hear it. If you think some truth unbearable, bear it ! » G. K. Chesterton
C’était la règle dans les familles bourgeoises : Colette Peignot avait étudié la musique. Avant que d’abandonner cet art, elle passait dans sa jeunesse des semaines entières de Bach à Debussy, de Schuman à Ravel, de Rameau à Manuel de Falla, de Mozart à Stravinsky. Stravinsky dont elle écrit qu’il était toute sa fièvre, Bach sa seule morale.
Fugue de mort
De la vie sans égards de Colette Peignot l’on peut s’autoriser à dire, après coup, qu’elle est construite comme une fugue. Une fugue de mort, avec un motif central qui s’amplifie, s’enrichit sans cesse, rencontre, s’assimile, rejette, et puis demeure à la fois intact et changé. Une fugue dans laquelle un thème, la mort et ses imitations successives forment plusieurs parties qui semblent se fuir et se poursuivre l’une l’autre. Une fugue de mort au plus près de la répétition et de la douleur d’exister.
Triebulation
J’avance ici un terme qu’il convient d’accueillir simultanément en allemand et en français, celui de Triebulation. Triebulation ou les aventures et les dérives de la pulsion de mort que Colette Peignot, à l’instar de Mara et de son Journal d’une femme soumise, de Nico la tzigane junkie, d’Unica Zum, la sombre compagne d’Hans Bellmer, ou d’Anna di Gioia, l’inoubliable héroïne de « Diabolus in musica » ont souverainement incarnée.
« Le chemin qui conduit à notre ciel personnel, écrit Nietzsche dans le Gai savoir, passe toujours par la volupté de notre propre enfer ».
C’est à l’occasion du départ au front de son père que Colette Peignot associe le plus complètement sa notion de sacré, terme essentiel de sa mythologie et qui met en communication deux éléments distinctifs : la notion de mort et le partage avec d’autres.
La petite fille a douze ans en 1915 lorsque son père Georges et ses deux oncles André et Rémi meurent à la guerre. Un an après, le député Louis Barthou, ami de la riche famille Peignot intitule « Contagion sublime » l’éloge funèbre qu’il prononce en souvenir des frères Peignot. A cet éloge, digne d’une envolée du maire de Champignac, on nous pardonnera de préférer « L’épigraphe sur un monument aux morts de la guerre » que Benjamin Péret envoya au concours de l’Académie française et qui, une nouvelle fois, consacre la lucidité du poétique sur le politique mais qui, dans cette assemblée, en doutait ?
Le général nous dit
Le général nous a dit : le doigt dans le trou du cul
L’ennemi
est par là. Allez
c’était pour la patrie.
Nous sommes partis
Le doigt dans le trou du cul »
Là où, suprême d’élégance et d’ironie un Jacques Vaché écrit dans l’une de ses plus belles lettres qu’il « objecte à être tué en temps de guerre », innombrables sont ceux qui, tels le père de Colette Peignot, ont fait délibérément le sacrifice de leur vie pour faire jouir en martyrs un Autre qui n’existe pas, objecteront les mauvaises langues que répugne à l’horizon de toute vie de groupe le sacrifice total qu’exige la Patrie de ses enfants.
Si l’on a toujours raison de se révolter, l’on a par contre toujours tort de ne pas se mettre à boîter quand d’aventure l’on entend une marche militaire. Boîter n’est pas pécher, vous le savez.
« Toutes ces douceurs de la famille endorment trop l’idée du sacrifice à la patrie... Comme les poitrines doivent se dilater plus librement sous la mitraille » professe Georges Peignot qui ne veut pas être considéré comme un demi français, un embusqué, alors même que son frère préféré, André, a été tué en septembre 1914, dans la Somme. « J’envie ceux qui se battent, j’envie ceux qui souffrent, tellement ils me paraissent grandis par la dure vie qu’ils mènent pour une si belle cause ».
Pour lier cette perte brutale, la petite Colette compose une comptine, une ritournelle par laquelle elle marque le territoire qu’elle s’en va, à travers un jeu identificatoire et fantasmatique, occuper et frayer sa vie durant.
« Ils sont morts, morts, morts
André et Rémi
Ils sont morts, morts, morts
Papa, André et Rémi ».
A la jouissance du tragique, cette ritournelle répétée ad nauseam par la jeune fille, allie le tragique de la jouissance dans les affinités que celle ci entretient avec la souffrance. Au sacrifice du père et de ses deux frères, répondra en écho, en é-corps, la dépense sacrificielle de Colette Peignot, ce qu’on pourrait appeler son masohéroïsme, cette jouissance sur laquelle elle ne cédera jamais, elle qui, bien plus tard, ira jusqu’à désigner crânement son agonie du terme de « corrida fleurie ».
Le 6 août 1934, à 31 ans, Colette Peignot est hospitalisée dans une maison de santé à St- Mandé, la clinique Jeanne d’Arc. Pour « dépression avec angoisse et anxiété ». Cette crise grave que traverse la jeune femme est déclenchée par la relation amoureuse qu’elle vient de nouer avec Georges Bataille et alors qu’elle vivait depuis plusieurs années une relation stable avec Boris Souvarine, le rigoureux et intègre fondateur de la « Critique Sociale », la revue du Cercle Communiste Démocratique.
« Le difficile pour l’heure, écrit Souvarine, c’est qu’elle a un complexe de culpabilité à mon égard et que ma vie suscite en elle une sorte de remords bouleversant, donc le contraire du calme ».
Cet épisode tardif que vit douloureusement Colette Peignot la renvoie à un autre, vécu dans son adolescence et sur lequel, dans l’ordre de ses triebulations, il convient de s’arrêter.
Boris Souvarine dit à ce sujet : « Au cours des scènes effroyables du lundi, tout le passé lui est remonté à la gorge, et notamment l’abbé Pératé, cause originelle de tout le mal ».
Après le choc provoqué en 1915 par la disparition de son père et de ses oncles, Colette doit en affronter un autre au moins aussi dévastateur. Celui de la confrontation contingente avec la jouissance de l’Autre. Ce traumatisme que va encaisser Colette Peignot, ce réel impossible à supporter, inassimilable, qui vient faire effraction et saturer ou excéder les capacités d’élaboration et de défense d’un sujet adolescent, cette jouissance qui, dans son fond, renvoie à la chose irreprésentable a pour origine un homme de religion. Dans l’univers compassé de foi chrétienne et d’argent qui est celui de la famille Peignot, un abbé est venu, surtout après la disparition de Georges Peignot, occuper une importance grandissante auprès de Suzanne, la veuve. A la fois confesseur, confident, homme de confiance et pique assiette, le religieux séduit d’abord la sœur aînée de Colette, Madeleine, qui a 17 ans, avant que de porter ses regards et ses mains sur l’adolescente.
Dans « L’histoire d’une jeune fille », Laure écrit ceci : « Cette question d’abbé me causait une gêne intolérable, un dégoût dont je n’osais parler à personne. Que pouvais je dire ? Quels mots employer ? J’avais de grandes inquiétudes sexuelles qu’aucun dictionnaire ne satisfaisait j’ignorais même comment on fait les enfants », mais je n’identifiais pas mes inquiétudes avec les manœuvres du prêtre ». Soumise à plusieurs reprises aux attouchements de l’abbé, Colette dit encore : « Je m’accusais à lui de mauvaises pensées sans oser dire que lui même les provoquait par son attitude avec ma sœur surtout quand elle restait dans sa chambre jusqu’à deux heures du matin et revenait le peignoir tout défait auprès de moi qui n’avais cessé de grelotter de peur...
J’étais traquée de tous côtés
J’étais traquée de tous côtés. A qui parler ? Comment parler ?
A cette édifiante vignette qui ne doit à aucun moment masquer la forêt du fantasme, il faut ajouter pour la bonne bouche, si l’on peut dire, le meilleur, à savoir le pire : une capture signifiante de l’ordre de celle qui peut infléchir le cours d’un destin, en masquer l’horizon, en déterminer, entre la logique du tout et du pas tout, la structure. L’abbé dont l’emprise funeste s’est étendue très longtemps, sur toute la famille Peignot, s’appelait, rappelez vous ce qu’écrivait Boris Souvarine : Pératé. Qu’il y ait eu du père dans cet abbé lubrique et peloteur, du Pératé de surcroît, voilà bien ma foi une fourberie très réussie et pas drôle du tout, dont Laure inconsciemment a pâti, jusqu’à la rejouer dans les propos délirants, où domine l’autodestruction, qu’elle tient durant plusieurs semaines dans la maison de santé, avant que d’entreprendre une thérapie avec Adrien Borel, membre fondateur de la Société Psychanalytique de Paris, et qui, ironie des images détournées, tient dans notre film le rôle de l’infâme Pératé.
(A suivre)