Suite de l’interview de Georges Sammut et Daniel Cassini dans le catalogue de l’exposition « Beau comme un symptôme » (CIAC, 2007)
Daniel Cassini - … Chacun, avec son symptôme qui semble malade ou ressassé, dispose de quelque chose d’absolument unique. Finalement c’est un message d’espoir, avec une dimension d’humour bien entendu. C’est-à-dire « ne vous laissez pas aller à vos passions tristes, mais sachez que, de votre symptôme, vous pouvez faire quelque chose ». Tu évoquais la perversion tout à l’heure, il y a ceux qui échouent dans la lourde perversion, dans l’ennui pervers. Je ne porte pas de jugement de valeur, chacun fait ce qu’il veut ou ce qu’il peut. Et il y a les autres…on pense à Molinier, Bataille, Joyce, différemment, qui en ont fait quelque chose. De la même manière chacun peut dépasser sa souffrance, qui n’est pas une programmation. Une ouverture est possible, et c’est cette ouverture que nous proposons. En espérant que des gens, avec humour, s’en saisiront.
Georges Sammut : Une des caractéristiques de ce travail, c’est que tout cela a été fait avec un manque absolu de moyens matériels, techniques. Nous avons soutenu quelque chose de notre désir, avons montré que l’on pouvait malgré tout proposer quelque chose, d’infiniment critiquable peut-être, mais où cela « parle »… Faire quelque chose de ce négatif, une autre forme de récupération. Et que chacun, à son niveau, pouvait le faire. C’est un peu le sens de cela.
France Delville : Sur le mode de l’inconscient, vous faites des associations, laissez les choses s’enchaîner ?
G.S. : A propos de « Traversée de Maldoror », on m’a parlé d’un long fondu enchaîné de signifiants. Ou bien on glisse sur cette chaîne, ou bien on tente de la dénouer, et on débouche alors sur l’art de l’interprétation en analyse.
F.D. : Comment procèdes-tu au montage ?
G.S. : Un peu comme les DJ actuels… une nouvelle composition à partir d’éléments déjà utilisés. Je fouille dans un stock d’images et de sons, je fais de la récupération en tous genres, je combine des sortes de sampling…des emprunts, et mes propres images, j’en fais des collages, je les « déchire » pour les détourner de leur sens premier. Là, pour l’expo, c’est nouveau, ce sont des vidéos expérimentales de cinq à huit minutes. De plus, elles sont déjà mises en scène par leur diffusion même à l’intérieur d’une structure. C’est différent d’une projection normale. Pour ces films, j’ai souvent travaillé sur les 25 frame qui constituent une seconde d’image, fait pas mal de surimpressions, cela ouvre à une narration plus complexe par couches mêlées de signifiés. Mais il y a certainement un fil conducteur, cela ne part pas en tous sens…
D.C. : Avec ce travail, installations, dessins, films, nous avons voulu élever le symptôme à la dignité d’une œuvre d’art, comme furent élevés à cette même dignité un urinoir, un porte-bouteille, une boîte de soupe ou un paquet de lessive. Le symptôme est quelque chose de beaucoup trop important pour le laisser aux seuls médecins psychiatres et psychanalystes !
Cela vaut la peine aussi de donner la liste non-exhaustive de leurs films de puis 1996 :
1996 : Mon nom mon ombre sont des loups (26’20) pour le séminaire de psychanalyse de l’Association des Études Freud Lacan (A.E.F L.) : « Le cas de l’Homme aux Loups ».
1998 : L. ou « La sainte de l’abîme » (51’40), une évocation de la Vie et des « Écrits de Laure ».
1998 : Mémoires d’ombres (46’40) autour de la Fondation de l’Internationale Situationniste.
1999 : Les goûts de la langue (24’40) sur trois textes de Ghérasim Luca.
1999 : Love in progress (36’20) pour le séminaire de psychanalyse de lA.E.F L. : « Le discours amoureux ».
2000 : Mort à l’arraché (44’40) fiction sur un texte de Marius Marc Roux.
2001 : L’Excès (30’10) d’après « Le Mort » de Georges Bataille.
2002 : Ivres du vin d’aimer (32’50) Guy Debord raconté par une intime.
2002 : Le pli central (39’40) un cas de délire mystique.
2003 : Jacques Vaché. L’éclaireur indocile (40’30) d’après « Les Lettres de Guerre » de J. Vaché.
2004 : Traversée de Maldoror (47’30) un libre parcours dans le texte des « Chants de Maldoror » de Lautréamont.
2005 : Giacinto Scelsi. Le passeur de sons (22’20) évocation de l’univers musical de G. Scelsi.
2007 : L’autre Vincent (28’00), à partir d’extraits de « Van Gogh le suicidé de la Société » d’Antonin Artaud.
2008 : Roger Gilbert-Lecomte phrèrange irrémédiable (24’30) le destin tragique du co-fondateur du Grand Jeu.
2009 : Sirène de la terre (18’00) un conte africain
2010 : Lire Soubresauts (32’00) d’après le dernier texte écrit de Samuel beckett
2011 : Beau comme un symptôme (Remix, 20’00) vidéo-art sur cinq « éclats » de psychanalyse.
2011 : Les normes chambrées (39’30) hommage à l’hystérie
2012 : Diabolus in musica (46’10) fiction sur une Diva après un internement psychiatrique.
2012 : Les Loups de Mortola (56’00) fiction adaptée d’une nouvelle d’Haruki Murakami.
2013 : Sur le chemin de Grand Midi (28’00) sur le chemin où Nietszche a écrit un chapitre de Zarathoustra.
L. ou « la sainte de l’abîme »
L. ou « la sainte de l’abîme » est un film magnifique, joué par une actrice extraordinaire, Lisa Patrignani, d’après les célèbres « Ecrits de Laure ». Sur son lit d’agonie, minée par la tuberculose, écrivent Daniel Cassini et Georges Sammut, Colette Peignot (1903-1938), plus connue sous le nom de Laure, évoque les moments forts d’une existence placé sous le double signe du sacré et de l’excès.
Marquée par la mort de son père et de ses trois oncles durant la Grande Guerre, cette militante exaltée contre Stalinisme et Fascisme traverse, au cours de ses voyages incessants, les conflits majeurs de ce début du vingtième siècle.
De plus, la passion violente qui l’unit à Georges Bataille fait d’elle un personnage souverain de l’univers et de la vie de l’auteur de « Madame Edwarda ». Avec lui, elle partage la même quête de l’Impossible et une vie érotique dissolue.
Ce film tente de rendre hommage à celle qui fut très justement appelée par son grand ami Michel Leiris « La Sainte de l’Abîme ».
Laure (Jeanne ou Colette Peignot, dite)
Jeanne ou Colette Peignot, dite Laure, est décrite ainsi par Gérard Legrand dans Le Dictionnaire Général du Surréalisme et de ses Environs (PUF, 1982, sous la direction d’Adam Biro et de René Passeron) :
Très tôt attirée par une vie en rupture complète avec son éducation bourgeoise et catholique, elle fréquente les milieux d’avant-garde, visite l’Allemagne et l’U.R.S.S., rêve d’un engagement révolutionnaire. Elle aura sur Michel Leiris et sur Georges Bataille une profonde influence par le caractère d’exigence extrême qu’elle apporte dans sa révolte et par sa soif d’absolu. Tenus pour scandaleux, en raison de l’analyse qu’elle y ébauche de sa sexualité, ses écrits n’ont que tout récemment fait l’objet d’une publication quasi complète (sa correspondance, d’un haut intérêt, est encore dispersée). Bien qu’elle se soit tenue à l’écart du Surréalisme, Breton lui rendra hommage en 1959 dans le Lexique succinct de l’érotisme en reproduisant quelques lignes émouvantes de Leiris à son sujet. (G. Le)
Sensibilité, éthique d’un Sujet et violence de l’Histoire
Une femme, donc, qui a eu la plus grande influence sur deux hommes de la pointure de Bataille et Leiris, ne pouvait pas, semble-t-il, laisser indifférents Georges et Daniel, intéressés qu’ils sont, dans leur œuvre tout au moins, par la dimension féminine de l’individu, ce que Lacan a appelé « jouissance autre », et qu’ils prennent du côté de l’art, pour dire ce qui va avec : la torture qu’inflige le discours social à cette « jouissance féminine », c’est-à-dire une sensibilité presque « maladive » qui revendique une existence de sujet face au rouleau compresseur de l’Histoire, et des histoires, avec ses hypocrisies, guerres, viols…
Une fois de plus ici la violence est ici matérialisée par la guerre – de 1914 – et dans un contexte ou le communisme et l’idée de révolution offrent l’idée d’une utopie libératrice. Utopie qui a travaillé beaucoup de surréalistes, produisant des textes, films, peintures impérissables.
Colette Peignot est, jusqu’à l’agonie, l’incarnation d’une révolte extrême, exprimée en des termes qui peuvent choquer mais aussi bouleverser, métaphysiquement parlant. Toute douleur extrême, et les solutions qu’y apporte le Sujet sont dures à affronter, mais lorsqu’il s’agit de solutions tissées dans l’art – c’est-à-dire sublimées – elles sont d’un enseignement particulier. Et ce n’est pas pour rien que Georges et Daniel ont mis en scène aussi bien Van Gogh que Joyce, Artaud, Beckett, Vaché, Debord, Gilbert-Lecomte, Scelsi, Duras, Lautréamont etc. tous ces « poètes maudits » par lesquels le tragique de la vie vient à nous à travers une expression sublime, et, du point de vue psychique, à travers cette prise de risque « border-line » qui ne fait que nous désigner la « frontière ». Merci encore à Georges et Daniel pour ce travail « osé » qui est du même coup une mine d’initiations.
(A suivre)