Work in progress
Une œuvre s’accomplit au fil des jours, à Nice, depuis des années, que j’évoque ici de temps à autre, il s’agit de l’œuvre, commune, de Georges Sammut, vidéaste, et Daniel Cassini, scénariste, psychanalyste, et donc écrivain, sous la forme de films, aujourd’hui vidéo, mais leur collaboration est ancienne. Et l’exposition « Beau comme un symptôme » au CIAC (Centre International d’Art Contemporain du Château de Carros, 27 janvier- 8 avril 2007) en est l’un des jalons, et j’ai déjà, ici, par deux fois, commenté la qualité de l’installation dont il s’agissait. Rappelons-en le thème, sous la plume de Daniel (extrait) :
Variations d’interprétations
Le groupe d’artistes constituant le Quartel opère avec humour et le plus grand sérieux un renversement de perspective : ce n’est plus Freud qui s’intéresse à un célèbre tableau de Léonard de Vinci ou au Moïse de Michel-Ange mais l’œuvre d’art elle-même qui met en scène, en Autre Scène, le corpus analytique.
Le Quartel privilégie le support contemporain du vidéo art, mais pas seulement, pour exposer une collection d’œuvres qui offre une relecture détournée de l’Histoire de la peinture.
Chaque salle, dans un style différent, raconte une variation autour d’une même histoire – la séance analytique – conçue comme une mise en scène d’images, de sons, de dessins et de sculptures. Tout au long d’une déambulation ludique et interactive, le visiteur est invité à découvrir et à participer à une aventure originale entre rêve et poésie.
A priori, aucune connaissance particulière de la psychanalyse n’est requise, mais simplement le désir de s’ouvrir, le temps d’une visite, à la rencontre de l’analyse.
Est-ce l’inconscient qui génère l’art ou l’art qui manifeste l’inconscient ? (…) Ici, n’en déplaise aux gardiens du sérail, la psychanalyse sera considérée comme un des Beaux-Arts. « La science de l’esthétique étudie les conditions dans lesquelles on ressent le « beau » mais elle n’a pu apporter aucun éclaircissement sur la nature et l’origine de la beauté… Malheureusement c’est sur la beauté que la psychanalyse a le moins à nous dire. » (Sigmund Freud. Malaise dans la civilisation)…
… Dans un style qui en assure la singularité, le QUARTEL a décidé d’élever le symptôme, ordinairement voué à l’avilissant diagnostic médical, à la dignité incomparable de la sublimation.
Voilà ainsi, par exemple, reconstituée la rencontre fortuite de la fameuse machine à influencer les schizophrènes telle que rapportée par Victor Tausk, et de la machine à inspirer l’amour d’Alfred Jarry : « La machine la plus insolite des temps modernes, la machine qui n’était pas destinée à produire des effets physiques, mais à influencer des forces considérées jusqu’à ce jour comme insaisissables. » N’hésitant pas à réhabiliter le symptôme que traite la psychanalyse dont le corpus théorique est également ici convoqué et détourné, ce groupe d’artistes le fait figurer dans un parcours d’Installations vidéo. Le visiteur trouvera ainsi, de salle en salle, un encouragement à accorder à ses propres symptômes toute l’attention et la valeur insigne qu’ils méritent. (Daniel Cassini, extraits)
Dans le catalogue de l’exposition « Beau comme un symptôme » (janvier 2007), une interview de Georges et Daniel rendait compte de leur rencontre, et de leur approche commune du cinéma, ce qui est sans doute utile pour mieux comprendre l’esprit de l’un de leurs films « L. ou la sainte de l’abîme » (51’40, 1998), dont ils m’ont permis de donner ici deux extraits.
France Delville : Daniel et toi, vous vous êtes rencontrés comment ?
Georges Sammut : Par le théâtre. Nous en avons fait ensemble en 1975-76, et à partir de là nous en avons beaucoup parlé, nous aimions la littérature. Pendant mes études littéraires, j’avais un peu lu sur la psychanalyse, les bases sans plus. Nous nous sommes rencontrés sur certains auteurs que, d’ailleurs nous avons traité vingt à trente ans plus tard : Lautréamont, Vaché, Laure, et surtout Bataille, plus tous les autres qui sont encore à découvrir !
F.D. : Il y avait une incroyable longueur d’onde entre vous, une dimension de révolte, de résistance ?
G.S. : Une complicité avec les Grands Singuliers comme on dit. Qu’on trouve aussi dans les personnages de l’art brut, mais surtout dans la poésie, chez Ghérasim Luca, Gilbert Lély, ou Scelsi, et dans la musique contemporaine. Nous avions aussi pensé faire quelque chose autour de Cravan, Rodanski.
F.D. : Vous semblez plonger dans la matière du monde, et fouiller des ombres singulières pour creuser une image qui s’ouvre sur une autre, et ainsi de suite. Daniel, comment définirais-tu le style de ces films ?
Daniel Cassini : C’est un travail de fragmentation qui s’oppose à une saisie rassurante des images, puisqu’on sait bien que les images, c’est ce qui fait mur, ce qui élude le plus la castration. Devant les films de Georges, les gens disent qu’au premier abord ils se sentent un peu perdus, que ces films exigent d’être vus plusieurs fois ; car il y a cette trouée, cette impossibilité de les saisir… c’est comme une sorte de construction totalement hétérogène, voilà oui... et puis essentiellement de l’impureté, on pourrait dire un côté trash dans le fond et la forme, une vitesse particulière faite de ruptures surprenantes. Il faut accepter de se laisser aller, de se laisser accueillir, déranger…
G.S. : Ce qui gêne souvent, c’est le manque apparent de didactisme. Nous ne voulons pas faire la biographie de Vaché, de Debord, ou de n’importe qui d’autre. Nous proposons aux gens de ressentir avant de comprendre…C’est une langue d’images un peu différente, qui donne à voir les traces poétiques de ce qui fait la singularité de nos histoires.
F.D. : Le féminin a une grande place dans votre répertoire ?
G.S. : Oui bien sûr, il y a eu ce film fait à l’intention du séminaire de psychanalyse sur le Discours amoureux, « Love in progress », où une jeune fille parcourt les quatre discours de Lacan pour inventer un nouvel amour. Il y avait beaucoup de chansons d’amour, d’extraits de films sur le couple, la danse, et même les lathouses lacaniennes. On allait du cliché amoureux, de la porno, à la sublimation esthétique, au Cantique des Cantiques. Je me suis bien amusé en le montant.
D.C. : La « fourberie drôle » de ce film, c’était, en épilogue, la lettre d’amour obscène, longuement censurée, de Joyce à sa femme Nora. Cela jetait un trouble.
F.D. : Je me souviens, c’était une évocation de ce qui, dans le monde, s’offrait à la jeune fille ; elle va « choisir » - c’est le « choix du symptôme » - et nouer inconsciemment ce qui produira sa structure. C’était à la fois technique et émouvant, esthétique, érotique, et incroyablement original. Après le film sur « L’homme aux loups », freudien, un film à partir des discours de Lacan ! Qui d’autre a osé cela ! En plus d’un montage rythmé sans temps mort, vous étiez au plus près des enjeux théoriques, et le féminin y figure, ce qui est notable de la part de deux hommes.
G.S. : Et par le biais de certaines figures féminines qui ont existé, qui ne sont pas pure fiction : Laure surtout, la maîtresse de Bataille. Qui nous permettait de travailler sur des thèmes batailliens, mais cette fois, vécus par une femme qui, dans son parcours…un vrai curriculum mortis…excède, et fascine, Bataille lui-même.
F.D. : Ce que vous apportez d’original, également, c’est que, de ce qu’on appelle pervers, ou psychotique, vous montrez la créativité. Si ceux-là veulent échapper à la castration, ils en font quelque chose : leur délire est poésie. Si cela les fait tenir, c’est aussi, pour eux, pour autrui, un savoir privilégié. Sur la vérité, comme le disait Daniel tout à l’heure. Une vérité récoltée au bord du gouffre, tel Artaud. La question de la mort n’est pas évitée, chez eux elle est une obsession.
D.C. : Les Grands Singuliers ne s’intéressent qu’aux limites.
G.S. : Il est à remarquer que les gens sur lesquels nous avons travaillé tissent entre eux un lien évident, ce n’est pas un fruit du hasard : Lautréamont reconnu par le Surréalisme et Debord, Vaché, l’initiateur du Surréalisme, rencontrant Breton par la lecture de Lautréamont, Lacan-Bataille, par leur épouse commune, Sylvia, Laure, la maîtresse de Bataille etc.
F.D. : C’est une famille ?
G.S. : Peut-être… ces gens-là se parlent entre eux à travers le temps. Deux autres vont bientôt les rejoindre, Artaud et Van Gogh. Nous allons poursuivre la chaîne.
D.C. : Ce sont des personnages qui ont quelque chose à nous enseigner sur ces limites, comme les grands mystiques... Là où c’est insupportable pour la majorité des gens, nous trouvons matière à création, à interrogations.
F.D. : Par quel glissement le sujet de vos travaux est-il devenu le symptôme lui-même, ou l’inconscient ? Non plus pour un « simple » film, mais pour une « installation », genre très prisé par nos musées actuels ? Comment en êtes-vous venus à cette exposition ?
G.S. : C’était pour expérimenter une autre manière. Nous avons commencé à en parler avec Daniel début 2000. Nous avons mis le temps. Au départ il devait y avoir 19 écrans en référence à l’adresse viennoise de Freud, avec des films plus longs qui s’entrecroisaient, se répondaient dans un espace donné. Puis nous avons eu l’idée de proposer au spectateur un parcours, une sorte de labyrinthe, de train fantôme. Peu à peu le projet a pris de l’ampleur, un peu trop car nous avons dû sans cesse le réduire pour le faire entrer dans un espace possible d’exposition. Puis Sylvie, et plus tard Kô, ont accepté nos propositions, et se sont mises à délirer avec nous. Le CIAC de Carros nous a offert la chance de le réaliser. Et nous avons tout réadapté en fonction du lieu.
D.C. : Ça n’a pas été facile de s’autoriser de « cela ». Il y avait des résistances, de nous-mêmes, du Sujet, à laisser advenir quelque chose… je pense à ce qui a pu autoriser Fontana à se mettre à lacérer ses toiles, à les crever à coups de poinçon. A ce qui peut autoriser un artiste à produire du monochrome bleu, un autre, avec humour, à vendre de la merde d’artiste, etc. Tout ce qui, à un moment, fait qu’une singularité surgit, dans notre cas de croiser l’art et la psychanalyse, de faire ce qui n’a jamais été fait dans ce domaine-là. Comme s’il y avait nécessité d’opérer une sorte de renversement, à savoir que la psychanalyse s’est arrogé depuis un siècle le droit d’interroger les œuvres d’art, avec plus ou moins de pertinence, toujours est-il que ça s’est fait, et que ça continue à se faire, justement le renversement consiste à dire que c’est peut-être aujourd’hui à l’art d’interroger la psychanalyse, ce corpus magnifique, ce corpus baroque et complètement hétérogène. A partir de là, pour nous, quelque chose s’est formé sur la nécessité, l’exigence, de faire apparaître, justement, cette dimension symptomatique.
(A suivre)