Jean Mas comme bonne nouvelle pour l’art, selon Eric Mangion
Puisque Monsieur Eric Mangion, directeur du centre d’art de la Villa Arson, a préfacé le catalogue d’Eric Andreatta « Décoffrage » qui accompagne l’exposition du même nom au Centre International d’Art Contemporain de Carros (CIAC), il est remarquable qu’il ait aussi préfacé le livre paru en 2010 aux Editions Ovadia écrit par Alain Amiel sur les « Performas » (40 ans d’art d’attitude) de Jean Mas. La performas de Jean Mas au sein même de l’exposition d’Eric Andreatta se charge ainsi d’un surcroît de pertinence.
Mais dans le catalogue presque exhaustif des performances de Jean Mas, que je viens d’évoquer, Eric Mangion fait une synthèse assez remarquable du parcours, en ces termes :
Il semble presque impossible de revenir sur l’œuvre complète de Jean Mas, tant ce dernier a réalisé depuis la fin des années 60 un grand nombre de performances qu’il est difficile de décrire une par une. Puisque nous sommes au début de l’hiver 2009, autant commencer par celle qui ouvre le bal il y a 40 ans exactement. On ne peut pas mieux débuter sa « carrière » artistique par une action qui consiste à construire un igloo avec quelques amis en pleine montagne et en plein hiver. En résumé, Jean Mas achète un manuel pour fabriquer un igloo. Il invite des amis à l’aider dans son entreprise (Ben et Annie Vautier, ainsi que Serge III et un marin russe ramassé saoul sur le port de Nice). La camionnette de Ben pour seul véhicule. Mais la température est finalement trop peu élevée malgré l’altitude. Du coup, l’igloo ne tient pas sur ses assises. Il fond au fur et à mesure de sa construction, et surtout ne permet pas qu’on y passe une nuit tel que c’était prévu au départ. Un texte de Ben atteste du geste sans que l’on comprenne s’il a eu lieu en mars 1969 ou le 10 janvier 1970. Mais cela n’a aucune importance. On retiendra les deux : l’une avec image et l’autre sans.
Il y a quelque chose de sisyphien dans cette performance absurde, poétique et dérisoire à la fois. Je ne sais pas si un film de la construction de l’igloo existe, mais le projet en tant que tel a quelque chose de très ciné¬matographique, pictural, également dans cette idée de construire une sculpture de neige en pleine neige. Un igloo blanc sur fond flanc.
Cette performance sans public et dépourvue de toute grandiloquence dit à mon sens déjà beaucoup de choses de l’univers de Jean Mas. Par son sens de l’absurde, elle inaugure bien sûr sa Cage à Mouches en 1973, dont le seul titre en dit long sur ses prétentions, comme l’ensemble de ses Performas.
La psychanalyse joue un rôle essentiel dans chacun de ses mots. Le jeu, les échecs aussi. Mais ce qui est le plus frappant à mes yeux est la récurrence de la notion de disparition. Il faut relire ses Quatre Lettres Pour Rien de 1978 qui ne font que bouleverser la notion du réel au travers de son propre effacement. On a tou¬jours l’impression que ce qu’il nous montre n’est pas ce que nous voyons. Cette propension va jusqu’à la ruine des objets les plus énormes, comme dans la série A Vendre (1996) où il se permet de poser sur toutes sortes de lieux symboliques, des panneaux « A Vendre » comme on en trouve régulièrement sur des façades d’immeubles ou de villas. Sauf qu’ici, chacun des lieux choisis est par définition invendable (une plage, un musée, des arènes antiques, un pont sur un fleuve, une gare, un temple...). Une fois de plus, le geste est ab¬surde, poétique et dérisoire. Mais ce coup ci, il est également grandiose par sa puissance d’évocation, par sa vanité même.
Une action de Jean Mas peut paraître pour certains anecdotique. Analyser l’ensemble de son travail sur 40 ans comme le permet cet ouvrage permet d’en comprendre le sens et la portée dans le temps. Il ne faut pas rater cela afin de bien noter que Jean Mas n’est pas qu’un artiste de l’École de Nice. Il est surtout une très bonne nouvelle pour l’art tout court. Aucune mouche ne vous dira le contraire.
(Éric Mangion Directeur du Centre National d’Art Contemporain de la Villa Arson Nice)
Jean Mas le sé-ment-ticien
Oui, Jean Mas a interrogé la notion de réel, mais avec tout ce qui va avec, les mots, la fissure, l’objet, l’inaccessibilité de l’objet, alors il casse, à coups de « mas », pour voir ce que recèle le ventre de la poupée. Et il tombe sur ce « rien », qu’il a aussi si bien dit, médit, mi-dit. Il sait que les mots mentent, et s’en va jouer dans leur labyrinthe, promenant les mots autant qu’il s’y promène… Dommage que Gilles Deleuze n’ait pas connu Jean Mas, qu’en aurait-il dit ? J’ai envie de rapprocher du travail de Jean l’extrait fameux des Dialogues de Gilles Deleuze avec Claire Parnet, où il invente cette géniale notion de bégaiement pour dire la capacité à aller chercher… l’inaccessible, justement... ce bord dérisoire pour indiquer la direction du trou… mais… un envers du trou, une sphère de matière noire ? ce qui, invisible, tient le monde ?
Un style, dit Gilles Deleuze, c’est arriver à bégayer dans sa propre langue. C’est difficile parce qu’il faut qu’il y ait nécessité d’un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue. Faire une ligne de fuite. Les exemples les plus frappants pour moi : Kafka, Beckett, Ghérasim Luca, Godard.
Ghérasim Luca est un grand poète parmi les plus grands : il a inventé un prodigieux bégaiement, le sien. Il lui est arrivé de faire des lectures publiques de ses poèmes ; deux cents personnes, et pourtant c’était un événement, c’est un événement qui passera par ces deux cents, n’appartenant à aucune école ou mouvement. Jamais les choses ne se passent là où on croit, ni par les chemins qu’on croit.
On peut toujours objecter que nous prenons des exemples favorables, Kafka juif tchèque écrivant en allemand, Beckett irlandais écrivant anglais et français, Luca d’origine roumaine, et même Godard Suisse. Et alors ? Ce n’est le problème pour aucun d’eux.
Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même ; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue à soi comme un étranger.
Proust dit : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux ».
C’est la bonne manière de lire : tous les contresens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère... »
C’est la définition du style. Là aussi c’est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes. (Gilles Deleuze).
L’enfance de l’art
A propos d’enfant, Jean Mas n’imite pas l’enfant, ne fait pas l’enfant, mais son dernier travail revient aux coloriages de maternelle, à ces dessins aux contours tout faits qu’il faut remplir de couleurs, traits-ready-made qui, en ne laissant aucune liberté, invitent à une liberté interne, à ce « peu » de liberté qui change tout, si on s’en saisit. Est-ce la prison sartrienne, la liberté en situation, qu’a sous-entendue Jean Mas avec ces « coloriages » ? Lui qui cite Korzybski à propos de Serge III (la carte n’est pas le territoire)… mais non, je ne crois pas, Jean Mas digère tout, en intensité, dirait Deleuze, et vous restitue de la poésie pansémiotique à base de pâtes fraîches, une sorte de pataphysique à lui…
A propos de Serge
Et d’ailleurs, comme pour tous les membres de l’Ecole de Nice, tout a commencé par le bistrot… ce que rappelle Jean (en 2001) dans un hommage à Serge III à l’atelier-galerie Soardi (Nice), intitulé : « A propos de Serge ».
J’ai rencontré Serge à l’Eden bar, à Nice, lieu de réunion des artistes Fluxus qui fréquentaient la galerie de Ben dite B.D.T., Ben Doute de Tout.
Le premier geste de ralliement consistait dans ce lieu à lever la main droite bien haut et à dire « Un demi ! ». Les demis de bière m’ont « peu à peu » conduit à me considérer comme un demi dieu, mais laissons cela...
Dans l’esprit de Robert Filliou, nous rendions régulièrement hommage, tous les soirs, aux génies de bistrot. Dans l’expression d’un « Art Total », Serge a coulé du plâtre dans des bidons de deux litres d’huile Total, puis dans divers contenants (armoire, ampoule, verre ... ), ceci pour signifier que le contenu est plus important que le contenant, en citant le Comte de Korzybski : « la carte n’est pas le territoire », en bref : faut pas nous prendre pour des cons.
Serge avait horreur de toute forme d’autorité, la subversion des codes demeurant son mode essentiel d’expres¬sion. Le détournement d’un bus marque, me semble t il, l’apogée de cette attitude. C’est dans ce sens qu’il aurait fait quelques écritures de Ben (dixit Ben), des vrais faux Ben. Mais je persiste à croire qu’il s’agit de récupération... Les barbelés expriment aussi une nécessaire distance, contenir, « concentration d’images », qui nous submergent de médiocrité dans la littérature à 4 sous, la pièce « Arlequin » étant une remarquable pièce de collection qui illustre fort à propos cette démarche. Nous avons fait un échange Cage à Mouches contre Arlequin, et c’était d’ailleurs bien dans l’esprit de l’époque : Hercule contre... Marxiste contre... etc.
Serge faisait très peu d’échanges, car disait il : « je ne mange pas les œuvres d’art ». Sa situation était parfois pré¬caire, mais il avait une très bonne résistance pour ce qui concernait son activité de peintre en bâtiment. Plus tard, il a réglé catégoriquement le problème de la couleur, ne peignant plus qu’en blanc, et ce, en dépit du désir de cou¬leur de ses clients, qu’il savait convaincre. Cette période correspond à ses gestes « Vinyle blanc » sur toiles d’artistes : vous lui ameniez une peinture et il vous la couvrait de peinture blanche... (était il un Russe blanc ?)
Notre première collaboration : igloo de Jean Mas en 1969.
Chez Serge : il y avait beaucoup de douceur dans ses déterminations, le charme slave... Question : Qu’est devenue sa 2 CV ?
(A suivre)
Retrouvez les parties I, III, IV et V du chapitre 73 :
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part V)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part IV)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part III)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part I)