L’exposition d’Eric Andreatta à la Chapelle de la Miséricorde de Vallauris en 2010 m’a donc évoqué ce texte ancien : « Hommage à la compassion qui voit les errants comme vides d’existence inhérente bien qu’ils semblent exister en eux-mêmes, comme le reflet de la lune sur l’eau. » Et j’ai écrit un article pour le journal Le Patriote Côte d’Azur dont un extrait a été reproduit dans le Catalogue « Décoffrage », sous le titre « Eric Andreatta, hors les murs » :
Autre aspect des activités de l’Atelier 49, lorsque l’un de ses membres expose ailleurs que dans ses murs, il aime à le faire savoir, comme pour l’exposition Eric Andreatta à la Chapelle baroque de la Miséricorde.
Malheureusement terminée à cette heure, elle montrait une table gigantesque où étaient disposés des milliers de verres emplis d’eau, petits lacs scintillants dans la demi obscurité, ou plutôt le clair obscur. Si Andreatta déclare que sa récupération de matériaux est indifférente, qu’il ne se limite à aucun, au vu de son installation « Les verres d’eau » l’on devine que ses trouvailles ne sont pas assemblées au hasard mais viennent répondre à l’esprit du lieu. Car ce miroir ondulant, musical, on croit que c’est lui qui fait vibrer les scènes religieuses peintes au-dessus du maître autel. Que cet effet magique soit obtenu par un procédé optique (quelque chose de cassé dans le projecteur qui fait penser aux verres cannelés de Raymond Hains il y a longtemps), peu importe, l’effet sur le visiteur est d’une espèce d’hologramme troublant et pourquoi pas gentiment diabolique ? Pouvoir hallucinatoire des matières qui jouent avec les nerfs, avec la raison. (Le Patriote du 26.03 au 1.04.2010, France Delville)
Intéressantes, les retrouvailles avec un texte, expression d’un moment, car je constate que l’effet un peu menaçant du travail d’Eric Andreatta n’est pas nouveau dans ma perception. Et pourquoi ? Le prestidigitateur est toujours soupçonné de manipulation, et donc d’un pouvoir nuisible à la liberté du sujet. Et pourtant Eric a plutôt l’air d’un humaniste jouant avec des miroirs pour nous avertir, nous demander de nous en méfier, ainsi qu’Orson Welles à la fin de « La Dame de Shangaï »…
Son petit jeu de « pièce à monter », au centre du catalogue (« Le Pli », pièce à monter) est d’ailleurs caractéristique. Cela paraît simple, mais, une fois réalisée, la chose est stupéfiante : quel esprit structuré il faut, et de manière scientifique (à la manière d’un Moebius ou d’un Escher) pour avoir concocté trois plans qui vont n’en faire qu’un. Et ce qui est très séduisant, c’est qu’Eric Andreatta soit parti de la rencontre directe avec l’objet - sa technicité - et non de ce qu’en peuvent dire les écoles d’art, à moins qu’aujourd’hui elles ne se soient mises au goût du jour, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, l’objet se rencontre dans de drôles d’endroits, un peu mal famés, comme les cuisines, les débarras…
« Rencontres du 3e type » pourrait être le titre emblématique de toute l’œuvre. Et le projet d’aller tracer un trait sur les routes au fil de ses roues de bicyclette me rappelle un film méconnu de David Lynch, admirable, où un vieil homme, pour aller retrouver son frère avant sa mort, part en tracteur (il n’a rien d’autre), et finit, une fois celui-ci accidenté, en tondeuse à gazon.
Mais Eric Andretta, verres de cristal obligent, me fait surtout penser à Cyrano de Bergerac, pas celui d’Edmond Rostand, quoique très sympathique, non, il s’agit de l’écrivain Hercule Savinien, qui, pour que son héros puisse aller dans la lune, lui entoure la taille de fioles de rosée qui l’élèveront dans le ciel et au fur et à mesure de leur évaporation…
Les panneaux très techniques qui accompagnent les œuvres - Etiquettage selon les directives européennes relatives à la santé, à la sécurité et à la protection de l’environnement, Symbole et classification de la substance (Aucun), Limitation de mise sur le marché et d’emploi (Aucune), Mesures nationales (Aucune) - jure par rapport à la liberté gestuelle avec laquelle ladite substance (carbonate de calcium) a été étalée en une calligraphie dont la jouissance apparaît à l’œil nu : celle d’un enfant qui pastisse son environnement, et là c’est permis c’est l’art qui veut ça, et Soulages a montré la voie, goudronneuse quelquefois… de plus cet admirable lessivage en volutes marines respire le jardin zen, cet espace où le « pneuma » selon Jean Mas revient comme respiration du « flux »…
Fils de Duchamp, ces deux-là - et d’autres à Nice - ont bien compris les règles, et bien compris qu’il faut les réinventer… Alors, avec au moins ces deux-là, on va de surprise en surprise, il suffit de se laisser guider dans une sorte de carrousel, je dis cela parce que parfois on a le vertige, et on aime ça, pas besoin de prendre de la marijuana…
Question de la lumière
Alors tout de même, il y a la question de la lumière. Qu’est-ce qui dans la vie d’Eric lui a fait contracter cette passion ? Restons dans le mystère, mais, de manière manifeste, cette lumière est « l’objet », et passe par l’objet. Objet-langage, objet-photon, jusqu’à ce point minuscule, dans le noir, petit micron de l’Aleph de Borgès, où le monde entier est concentré, toutes énergies ramassées en un trou d’épingle ? Science-fiction ? Ou « La jetée » de Chris Marker, avec ses mondes communicants ? Beau monde onirique en tous cas, où les objets les plus incongrus se rejoignent (rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie…), mais cette fois dans l’espèce de rituel contemporain face aux poubelles, l’animal humain étant celui qui en produit le plus sur cette terre. Le déchet, l’anodin, s’opposent au « précieux », comme dans Beckett, Fin de partie… design épuré jeté dans le chaos… c’est grinçant et pourtant réjouissant, comme équation de l’incontournable ambivalence…
Alors la lumière ? cette lumière-là est en rupture avec celle de l’ancienne génération, comme celle du GRAV (Morellet, le Parc, Sobrino, Garcia Rossi, Yvaral et Stein), qui voulait, par contrastes, rapprochements, en donner l’illusion, de la lumière.
A Padoue, en juin 1984, sous le titre : « Horacio Garcia Rossi/ La couleur comme matière de la lumière », Giorgio Segato écrit :
C’est depuis le début des années soixante que Horacio Garcia Rossi s’est intéressé à la couleur lumière en tant que problématique unifiée en produisant une série d’œuvres à trois dimensions et cinétiques (série : « Boîtes Lumineuses à Lumière Instable »). A partir de 1970, après la longue période de l’expérience au sein du G.R.A.V. (Groupe de Recherche d’Art Visuel) qu’il avait contribué à fonder et à animer de 1960 à 1968, il retourne à des œuvres à deux dimensions en réalisant de nouvelles expériences sur la couleur qui le conduisent, à partir de 1978, à des résultats très originaux fondés sur la fusion de la lumière et de la couleur dans une unité indissoluble.
Garcia Rossi est l’artiste qui sans doute a su conduire au plus haut degré d’expression lyrique la recherche scientifique autour des états d’harmonie entre la lumière couleur et l’espace en restant néanmoins fidèle à un concept artistique opérationnel, entendu comme une recherche continue, inépuisable et ininterrompue. Sa méthode sollicite et oriente l’émotion qui est portée de la donnée purement sensorielle au plan de la parfaite coïncidence intellective. Dans une harmonieuse coexistence de mesures précises et d’allusions lyriques, de complicité scientifique structurante et de poésie libératrice et inventive. Ceci répond parfaitement aux demandes de l’homme contemporain projeté vers des enrichissements qui sont la base des capacités intuitives, perceptives et logiques.
Les formes lumineuses de Garcia Rossi ne sont donc pas des symbologies abstraites qui renvoient à des significations au delà de l’expérience en elle même, elles sont encore moins le résultat « magique » des jeux esthétisants ; il s’agit plutôt de parfaites constructions syntactiques autour du rapport forme couleur et à leur solution « unitaire » obtenue par des moyens visuels qui finissent par stimuler et accentuer notre capacité perceptive de l’espace et de la forme. Très au-delà des exercices picturaux d’autres auteurs qui restent seulement attachés au goût d’un équilibre de la composition toujours gratuit et même hasardeux, Garcia Rossi utilise la géométrie pure comme une séquence de formes qui n’hésitent pas à se présenter dans toute leur beauté raffinée et qui dessinent le rythme et le champ d’une intention de recherche… etc. (Giorgio Segato)
Lumière des ténèbres ?
Intéressant de comparer cette démarche - Horacio Garcia Rossi est emblématique de tout un monde d’analyse rationnelle des éléments afin d’en provoquer et déduire des effets, ce qu’avait initié le Bauhaus - avec ces rencontres improbables avec la lumière, la phosphorescence, l’éclat, la vibration, telles que les met en scène, après qu’il en ait été, semble-t-il, comme « frappé », Eric Andreatta. N’est-ce pas, pour le marcheur du monde, et dans la belle nuit étoilée, une attention aux signaux, aux fanals, un accueil de ces messages venus de la matière même, au-delà de l’arbitraire de la forme ? L’objet tel que le désigne Eric Andreatta, il y a belle lurette qu’il s’est échappé pour retourner au non-sens, et alors il revient pour interroger Orphée… l’objet-chimère… Quelle puissance de langue étrangère émane aussi de ces ajustements, installations … On installe, et puis… on ne sait pas trop ce qu’ils font, la nuit, quand il n’y a plus personne…
En tous cas, cette exposition ne serait-elle pas une démonstration silencieuse – et non voulue, mais qui sait ? – de la différence entre l’art abstrait et l’art concret ? C’est rarement aussi net !
Donc un cas d’école ? belle revanche ?
Retrouvez les parties I, II, III et IV du chapitre 73 :
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part I)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part II)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part III)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part IV)