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Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part IV)

Suite du texte d’Eric Mangion dans le catalogue de l’exposition “Décoffrage” d’Eric Andreatta au CIAC de Carros :
Pour la suite du parcours (sur une dizaine de salles au total), l’artiste a modifié quelque peu l’architecture des salles du château en construisant des cloisons, perturbant ainsi le sens de la circulation traditionnelle des visiteurs. On y découvre une projection de lumière sur du blanc d’Espagne, une barre de fer tendue sur un carreau de verre, de la poussière traversée par un rayon laser, une table renversée et recouverte de deux fauteuils en vis à vis, deux rangées de chaises en aluminium serties dos à dos, des tôles galvanisées servant de socle, et enfin des cigarettes dansantes. Rien n’est alambiqué. Il parle lui même de « pièces immédiates ». Néanmoins, il a lui a fallu quinze mois pour concevoir cette exposition, véritable temps de maturation pour évacuer le gras de la friture, ne garder que ces gestes purs pour les 600 m2 de surface d’exposition. Tout ou presque a été produit pour l’occasion. Le titre Décoffrage, renvoie à un jeu de mots quasi lacanien que l’on pourrait interpréter comme le reflet de la nature même de l’artiste (selon l’expression « brut de décoffrage »), comme un protocole traditionnel de chantier, mais aussi comme la métaphore du geste de retrait du coffre, du moule qui enserre la matière. On dit toujours que c’est au moment du décoffrage que le contenu du bâtiment se révèle.

Première page de « l’autobiographie illustrée” d’Eric Andreatta dans le catalogue “Décoffrage”

Mais ce qui est le plus frappant dans l’œuvre d’Eric Andreatta n’est pas tant l’exercice de la tension, ni l’essence du geste et de la forme, mais l’expérience même de son travail. S’il a pris le temps d’apprendre l’art dans les livres, puis d’aller visiter des expositions, son vocabulaire n’appartient à aucun registre référencé, et cela fait du bien à percevoir et à entendre. Tout autant qu’il ne sur joue pas le statut du bricoleur malicieux, il n’a pas gommé sa personnalité géo chercheuse. Il fait partie de ces artistes dont la lignée est infinie qui vivent l’art comme une expérience de (et dans) la vie, ces fameux « génies sans talent » évoqués par Robert Filliou pour qui manipuler un bouche évier, remuer des planches de mélèze ou ramasser des feuilles de papier au sol peut engendrer l’amorce d’un geste artistique. Nul besoin de théorie pour comprendre qu’il s’agit là d’une enfance de l’art toujours revisitée. Une enfance qui, loin d’être puérile, livre le plus sérieux de la création en la ramenant à ce qu’elle est vraiment : un territoire de créativité dans lequel les artistes inventent des mondes qui leur sont propres, des idiosyncrasies. Ce n’est pas pour rien qu’Eric Andreatta a choisi de produire son catalogue d’exposition sous le même principe éditorial que le journal de la commune. Il ne souhaitait pas une publication autonome, coupée du monde. C’est d’ailleurs dans ce monde qu’il va partir l’été prochain avec deux jeunes compagnons parcourir les routes de France avec des mobylettes récupérées dans un stock de La Poste. Ces dernières seront équipées de longues craies qui traîneront au sol durant tout le long du parcours. Les routes goudronnées de France serviront ainsi de toiles. C’est con comme la lune, peut être absurde, mais tellement métaphysique. Tirer un trait, tel est le titre suggéré par Andreatta pour cette aventure estivale qui s’annonce comme un long périple sous le signe du dessein et de l’effacement à la fois. La disparition de la craie et ces longues lignes tracées le long des kilomètres parcourus forment tout un état. Le geste parfait ! (Eric Mangion, Nice, février 2014)

Eric Andreatta dans le catalogue “Décoffrage”

Et peut-être aussi « geste parfait » cette biographie artistique illustrée, style roman-photo, qui nous soustrait à l’ennuyeuse liste obligée habituelle. Ici, un bricolage sensible, puisque subjectif, commençant – pas idiot – par une carte d’identité.
Cela débute donc à Antibes, à la galerie AO, exposition Andretta/Van Luijk, et continue en 1989 avec la 7e rencontre des artistes contemporains, Palais des Festivals, Cannes, et Art Jonction avec la galerie AO… les expositions se succèderont, à noter une collaboration avec la galerie Eterso de Cannes, puis quelque chose d’aussi judicieux qu’original, en 1992 : « 4 artistes contemporains, manifestation technique et scientifique de l’agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, Sophia Antipolis ».
Il y a là quelque chose, effectivement, de très fort, qui est d’entrer de plain-pied dans la consistance matérielle, énergétique, du monde, ce que l’on appelle la nature, dont on sait que l’humain a voulu la domestiquer, mais à quel prix, et c’est peut-être de cette dette que nous parle Eric Andreatta, pour le meilleur et pour le pire. Dans l’obscurité de son exposition, un « obscur » apparaît, une sorte de magnétisme dont le danger d’irradiation peut être ressenti, quelque chose qui aurait à voir avec l’idée d’« yeux bandés », quelque chose de « l’apprenti sorcier » comme on dit… le frôlement d’on ne sait quoi, une manière de s’approcher d’une centrale nucléaire, du noyau, comme on dit que le chat est notre possibilité d’approcher le tigre. Exposition-métonymie, pas si légère que cela.
Mais voyons ce qu’en dit Jacques Lepage, apparemment en 1991, serait-ce dans un « Andreatta » chez Z’Edition ?

Catalogue “Décoffrage”

La fugacité ensorcelle t elle l’œuvre de Andreatta ?

La fugacité ensorcelle t elle l’œuvre de Andreatta ? écrit Jacques Lepage, la monumentalité et le tarabiscotage qui en sont l’appa¬rence ne sont ils pas un masque pour dissimuler à l’examinateur la réalité éphémère de l’événement ? Que sont les fers en U. en I, en T, les gouttières, plaques métalliques, poutrelles sinon moyens de détourner l’attention des vapeurs et autres manifestations, de l’effusion de la vie qui mute en mort ? Rien n’est ponctué. La durée est vapeur et la brûlure ou l’acide travestissent le corps initial en exhalaisons aussi atomisées que l’âme évacuant sa baudruche !
Fugacité disions nous ? Mais le mythe de la translation est peut être notre prototype : les carcasses ossifiées, les mécanismes traumatisants, ne pourraient ils figurer notre société qui, vertigineusement, élabore une collectivité concentrationnaire où l’esprit se consume, se résorbant en vapeur, odeurs, nuées.
Evitons le transfert. On peut se satisfaire de ce qu’à première vue se découvre un rail sur lequel une larme d’eau coule et s’évapore, mais suffit il de dire devant la Vénus de Milo : « Pauvre femme, elle a perdu ses bras », ¬Andreatta ne nous pardonnerait pas telle ellipse ! (Jacques Lepage)

Catalogue “Décoffrage”

Jacques Lepage

Jacques Lepage qui, dans une « Carte blanche » au MAMAC invita Eric Andreatta. Les vidéo « L’heure du pétard » (1994) réalisées par Eric Andreatta et le photographe Harold Van Luijk annoncent que leur statut est : Feu, Humour, Objet, Performance, et pourquoi est-on tellement content de voir exploser des choses ? N’est-ce pas, comme chez l’enfant, le soulagement d’exorciser la violence en sachant qu’à la fin il n’y a pas de bobo ?

Chapelle de la Miséricorde, Vallauris, 2010

Scènes de nuit

Dans « Scènes de nuit », une multitude de lampes, un bruit de papier agité, une ventilation au sol qui fait onduler un rideau de calque sur des fenêtres ouvertes dans l’épaisseur d’un tableau. Entre les images (projections de diapositives et d’objets) et nous, un écran fluide. Le calque s’approche et s’éloigne, les images projetées se distinguent, se mélangent, disparaissent et reviennent. Le dispositif voile, fait disparaître le sujet. En quelques secondes, ce qui est aperçu, ce que l’on a cru reconnaître, n’est déjà plus rien.
(Porte de réfrigérateur/ampoule/diapositive/objets divers/calque/ventilateur 70 x 140 cm) (Catalogue « Décoffrage »)

Couverture du Catalogue du CIAC « Décoffrage »

Instabilité de l’objet

Autant dire que les objets dit usuels n’ont rien de stable en soi, que la seule stabilité vient de notre désir vital que le monde soit stable, pour ne pas en mourir. C’est donc la toute-puissance-infantile qui nous anime tous ? Oui, dès le départ, contrôler le monde pour espérer être épargnés, et qu’un Grand Autre nous ait voulu sur cette terre. GA, Dieu, Nature, Conscience Universelle, Atman… avec tous les noms qu’on voudra donner à une instance imaginaire et symbolique que l’humain a génialement inventée pour pouvoir se croire fondé, légitime.

Reflets de la lune sur l’eau

En 2010, j’ai rencontré, dans la chapelle de la Miséricorde à Vallauris, une sorte de « reflet de la lune sur l’eau », expression inoubliable de Tsong Khapa (1357- 1419) dans son « Hommage à la compassion envers les êtres » :
« L’hommage de Chandrakirti à la compassion envers les phénomènes dit : « Hommage à la compassion qui considère les errants comme évanescents ou disparaissant par moments, comme une lune dans de l’eau agitée par la brise. »
Son hommage à la compassion envers l’incompréhensible dit :
« Hommage à la compassion qui voit les errants comme vides d’existence inhérente bien qu’ils semblent exister en eux-mêmes, comme le reflet de la lune sur l’eau. »

(A suivre)

Retrouvez les parties I, II, III et V du chapitre 73 :
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part V)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part III)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part II)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part I)

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