Jusqu’ici et pas plus loin…
… est la formule de Frédérik Brandi, directeur du CIAC, concernant Eric Andreatta. Une formule lapidaire pour dire, encore une fois, le « réel » comme art du possible, sinon c’est lui qui a votre peau ? La « peau de l’eau », de Salvador Dali ? Pas très loin des « lamelles » d’Eric, dans la transparence des jours… Ecume, même, il y a du beau monde dans cette famille de troubadours…
Ne se réclamant d’aucun groupe, écrit Frédéric Brandi, Eric Andreatta apparaît comme un artiste singulier, savamment autodidacte, dont les œuvres peuvent dans un même élan susciter l’étonnement et un grand sentiment d’évidence.
L’immédiateté et la simplicité qu’il revendique nécessitent, à l’abri des murs de sa maison atelier comme au contact direct du spectacle du monde et de ses incidents quotidiens, de longues périodes de maturation des projets, en prélude à la révélation du Décoffrage.
Pour son exposition au CIAC de Carros, l’artiste a imaginé un parcours qui c’est une première contraint en la perturbant la circulation habituelle des visiteurs du château. Il s’agit d’investir le lieu en y déployant une suite d’installations stimulant tous les sens et entrant en résonance avec les caractéristiques du site.
De l’énergie poétique en mouvement, voilà le fil qui anime et nourrit ce processus, dans lequel il n’oublie jamais la justesse et la mesure nécessaires au maintien de l’unité du sens de l’art et du sens de la vie.
Jusqu’ici et pas plus loin... (Frédérik Brandi, Directeur du CIAC)
Pièces immédiates
Comme je l’ai annoncé plus haut, Eric Mangion a développé une jolie étude du travail d’Eric Andreatta, sous le titre : « Pièces immédiates ».
Dans un film réalisé par Muriel Anssens en 1993 à l’occasion d’une exposition au MAMAC (Musée d’Art Moderne et d’Art Contemporain) de Nice, on voit Eric Andreatta régler en plein musée des combustions d’alcool à brûler fixées à une demi douzaine de sculptures verticales. Plus loin une corde se consume d’elle même provoquant un effet d’entropie, un goutte à goutte d’eau salée perfore une plaque de cuivre chauffée à blanc, tandis que de l’eau coule de manière sinueuse (afin d’éviter un point de chaleur) sur un HPN posé à la verticale. Presque vingt ans plus tard, en 2010, Andreatta installe près de 2500 verres emplis jusqu’à ras bord sur plusieurs tables en plein cœur de la Chapelle de la Miséricorde à Vallauris. Les tables sont mises à niveau avec des livres de philosophie dont les pages sont arrachées en fonction des variations du sol. Hormis l’effet d’optique et l’effet miroir qui se conjuguent (grâce aux reflets provoqués par les verres et à la mise en place d’un éclairage spécifique) dans l’espace baroque de cette église désacralisée, c’est surtout la tension qui prédomine. Comment peut on ajuster tous ces verres ensemble, par quel équilibre peuvent ils tenir et vont ils résister au temps de l’exposition ?
En 2012 enfin, à la galerie Helenbeck (Nice), c’est une autre tension qui prédomine, celle d’une plaque de verre légèrement teintée de Blanc d’Espagne reliée par une cordelette à un madrier en bois posé sur le sol. Là aussi l’effet est saisissant. On se demande également comment la plaque va résister à l’épreuve de l’exposition.
Bien sûr on ne peut pas résumer tout le travail d’Eric Andreatta par cette seule mise en scène de la tension. Mais on y trouve les bases d’un vocabulaire formel qui confronte des matériaux, des objets, des forces et des énergies qui a priori n’ont rien à voir ensemble, sauf de se retrouver au cœur d’une expérience artistique singulière. Il faut dire qu’Eric Andreatta n’est pas un artiste comme les autres. Il ne sort d’aucune école d’art, ni d’une quelconque formation artistique traditionnelle. Très jeune il bosse dans des ateliers de mécanique automobile, le soir à Antibes, pour gagner un peu d’argent de poche, pour échapper à un destin auquel il n’a pas envie d’appartenir. Il se sent bien quand il bricole, dans ce temps passé à réparer, mais aussi à inventer. C’est justement en inventant des objets hybrides qu’il se fait remarquer et commence à exposer dans les années 1980. Pendant ce temps il échange un hébergement contre la réfection entière de la maison d’un ami dans la colline de Golfe Juan. Puis, des années plus tard, il construit lui même sa propre maison sur près de 150 m2 à Vallauris. Il faut l’avoir visitée pour comprendre l’ampleur du chantier. Et pourtant ce n’est ni le Palais du Facteur Cheval, ni le panthéon d’un mégalomane chargé de désirs de grandeur. Tout ici est ingéniosité et bon sens. Point de rêves surréalistes ou de délires psychotiques. Andreatta ne fabrique pas de l’art brut, et encore moins des installations emberlificotées qui séduisent les touristes sur les bords de route. Il se contente d’équilibre et de justesse avec trois fois rien d’éléments.
Sa maison familiale est aussi son atelier, situé dans une sorte de sous sol ouvert sur la nature. C’est là qu’il stocke des objets par centaines, récupérés ici ou là, la plupart du temps dans des déchetteries publiques. Il récupère ce que le monde rejette, des objets déclassés de la consommation courante qui ont tous connu un premier usage domestique. Les choses s’accumulent. Et pourtant, son atelier est loin d’être un capharnaüm, juste un lieu de stockage et de production. Rien n’est vraiment compulsif dans la manière de classer les objets récupérés. On sent tout simplement que chacun d’entre eux attend un nouveau destin, l’idée qui leur permettra de se lier à d’autres objets également en attente. Eric Andreatta est, selon la célèbre expression de Jean François Lyotard, un artiste « transformateur » (entendu par le philosophe comme celui qui exerce une inversion du regard tout en inventant des procédures de modification de la matière). Une porte de frigidaire devient un monochrome blanc sur lequel il appose des bandes magnétiques afin de perturber la planéité de la surface (Pose Magnétique, 2000). Une dalle en béton perd de sa lourdeur en décollant légèrement du sol grâce à quatre chaussures de chantier qui lui servent de portants (Béton sur chaussures, 2011). Des objets ménagers (cafetière, fer à repasser, aspirateur, etc.) deviennent des véhicules virevoltants grâce à des explosifs activés pour une chorégraphie campagnarde (introduction à l’heure du pétard, 1995). Aucun système complexe n’est imposé, aucune cuisine technique n’est mise au jour. Le grand mérite d’Andreatta est de ne pas tomber dans le piège du bricoleur qui veut à tout prix étaler son savoir faire. Il ne joue pas non plus à l’ingénieur, inventeur de pseudo bidouillages scientifiques. Car l’art du bricolage peut très vite tomber dans sa propre posture, dans un registre autoréférentiel étouffé par sa musique interne, sans aller plus loin que la bonne idée ou la bonne invention. La poésie des matériaux d’Andreatta ne se situe donc pas dans la machine débordante, ni dans la productivité de signes ou de symboles technologiques, mais dans la pratique courante, dans le geste simple, le trait d’esprit formel. C’est le witz du self made man, aller à l’essentiel et à l’essence des choses tout en jouant avec les glissements de sens et de formes.
La machine produit son image
C’est ainsi que pour son exposition au Château de Carros, Eric Andreatta a souhaité proposer au public un parcours tenu par l’exigence du geste. Une caisse de spectacle un flight case-ouverte vers l’intérieur trône dès l’entrée du bâtiment. Cet objet incongru induit une proposition de déambulation par sa seule mise en exergue au point de départ. S’ensuivent deux images, celle de la structure intérieure d’une ampoule aux motifs irisés (la machine produit son image), puis celle de la cathédrale Notre Dame de Paris projetée sur son double, telle une sorte de mise en abîme dans laquelle un pli apparaît. Dans les deux cas l’illusion est parfaite. Quelle est la nature originelle de l’image, son statut ? (Eric Mangion, « Pièces immédiates »)
(A suivre)
Retrouvez les parties I, II, IV et V du chapitre 73 :
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part V)
Chapitre 73 : « Décoffrage » d’Eric Andreatta au CIAC (Part IV)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part II)
Chapitre 73 : Jean Mas et les Cougourdons d’artistes (Part I)