Sheila Reid, une place dans le futur
Sheila Reid habite et travaille à Vence depuis un certain nombre d’années, mais elle est américaine et a commencé son parcours artistique ailleurs qu’en France. Ce qui est frappant c’est l’importance accordée à son œuvre par de grands musées dans le monde, par de grands collectionneurs, de grands critiques, et qui contraste avec l’aspect presque secret de sa vie ici. Il faut dire qu’elle y a mis du sien, s’étant depuis toujours posé des questions sur le rapport d’une œuvre avec sa médiatisation, avec sa place dans la Cité, avec son rôle dans la Communication. Elle a même tenté de répondre à ces interrogations par un genre nouveau d’expositions, genre qui a provoqué des débats avec les conservateurs de musées, les étudiants, les journalistes, les critiques d’art, le public. Des réflexions obtenues, elle a fait des livres. Aurait-elle voulu couvrir tous les postes, régler toute seule toutes ces questions-là ? Absolument pas car dans son œuvre en quelque sorte la participation d’autrui est incluse. Mais avec le projet particulier d’une sorte de recherche de « pureté » de la création, qu’il fallait d’abord incarner, puis « enseigner », un peu comme Rainer Maria Rilke s’adressa aux « jeunes poètes ». Et cela à un détriment voulu de la célébrité et de l’argent. Dans une recherche d’anonymat qui fut celle d’autres mouvements contemporains, mais qui reste paradoxale, car pour Sheila Reid comme pour beaucoup d’autres, l’anonymat en question est trahi par la constitution d’une « signature » encore plus aveuglante.
Aujourd’hui les publications de Sheila Reid qui ont accompagné l’élaboration de son œuvre plastique constituent une sorte de « catalogue raisonné » en plusieurs tomes, pour le bonheur du spectateur et du lecteur. Pas d’anonymat, donc, et l’étude de son œuvre est passionnante par tous les angles dont elle a voulu la doter. Il faut donc s’y plonger, car Sheila représente de manière si forte cette nouvelle génération d’artistes dont l’art inclut directement leur réflexion sur l’art qu’elle pourrait presque en devenir le paradigme. Un autre éclairage est encore à l’œuvre, celui de cette dimension intime, irréductible au « mondain » (dans tous les sens du terme), que l’on appelle « spiritualité ». Pas une spiritualité folklorique, mais celle dont parlaient Kandinsky (le spirituel dans l’art) ou Paul Klee, et que plusieurs fois Vicky Rémy a relevée.
Il faut écouter Sheila, car, quoique réservée et pesant chaque syllabe, elle sait ce qu’elle veut, a des choses à transmettre, particulièrement un « surtout fais ce que tu veux, ne te laisse influencer par personne, sois seul ». Encore faut-il méditer sur ce que peut bien signifier ce « sois seul », ou ce « fais ce que tu veux ».
Sheila a beaucoup parlé aux publics de ses expositions dans les musées, répondant de bonne grâce aux questions, et c’est à un moment, dit-elle, que quelqu’un lui a suggéré d’écrire tout ce qu’elle improvisait. Ce fut fait. Ses publications sont très vivantes, aussi structurées que son travail plastique, et toutes aussi poétiques. En voici quelques titres :
Art without Rejection
“Art Without Rejection” (1993), “Uncensored” (1992), “Thirteen Triangles” (1991), “Pensées Sans Mots” (1989), “New American Art” (1988), “Libby Newman” (1988), “Sheila Reid - Utah Museum Of Fine Arts” (1987), « Songs » (entre 1999 et 2001), “Artists Books” (entre 2006 et 2010, sur 49 artistes), “Celebrate life” (2007), et, en 2011, deux énormes livres en anglais (Rush Editions), l’un intitulé “A place between Thoughts, The art of Sheila Reid”, l’autre “Art & Memories, the life & works of Sheila Reid”, et, toujours aux Rush Editions, bilingue, traduit par Anne Marchou, en 2013, “Au-delà des pensées, L’art de Sheila Reid”. Ces livres sont à la fois très méthodiques et très libres. Articulés comme des biographies, diachroniques, mais croisés synchroniquement avec tous les contextes se réfèrant aux « stades » où l’Autre – les autres- viennent prendre leur place dans la Création. Une place dans le futur, comme dirait Sheila, tant son genre de travail, à coup de « bribes », peut apparaître comme une pêche à la ligne lancée et relancée vers les possibilités à l’infini. J’avais, sur elle, en 1996, écrit quelque chose dans la revue des « Universités du XXIe siècle », et elle a eu la gentillesse d’en placer un extrait en 4ème de couverture de son livre « Au-delà des pensées », voisinant avec un texte d’Anne Marchou.
Les deux clips qui accompagnent ce chapitre sont tirés (avec l’autorisation de son auteur) d’un très beau film d’une demi-heure de Pierre Marchou sur Sheila Reid, intitulé « Une place dans le Futur »…
Au-delà des pensées ?
Sheila raconte que les gens ont commencé à la traiter en artiste lorsqu’elle avait neuf ans, et qu’elle dessinait les membres de sa famille d’une manière reconnaissable quoique sous une forme animale ! Et elle pense que sa mère a dû le savoir encore plus tôt, qu’elle serait une artiste, puisque, aussi loin que remontent ses souvenirs, sa mère lui a donné des tubes de peinture, des pinceaux et tout ce qui pouvait stimuler son imagination et satisfaire son obsession de dessiner et de peintre. Etre artiste, pour elle, c’est être obsédée par la fabrication des images. Pourtant Sheila n’était pas si excitée que cela par l’idée d’être une artiste, quand on est pragmatique et qu’on a de bonnes notes en classe, une autre profession signifie sûrement une vie plus facile. Mais chez elle il y avait cette nécessité dévorante, ce besoin de peindre, de dessiner, de construire des choses, elle n’a pas eu le choix. Et sans une confiance particulière en elle-même : c’est son frère qui l’a pressée de présenter un portfolio au CCS (Center for Creative Studies, Université de Détroit), et elle eut a la surprise de se voir sélectionnée. Le talent est-il l’élément le plus important pour être un bon artiste ? La ténacité, le courage et la force morale de travailler dans la solitude lui apparaissent comme essentiels. « Le courage de faire des choses que les gens ne comprennent pas est absolument nécessaire. Et il m’a fallu du temps et l’aide d’un professeur talentueux, Leo Mardarosian, pour apprendre à croire en moi et à obéir à ce que je voyais en imagination. En 1972 je quittai Detroit pour me rendre à Milan, en Italie. J’y passai quelques années à y faire mes premières peintures en relief et à apprendre à me laisser aller à l’art innovant que je sentais poindre en moi. Cela me prit du temps, mais j’appris à fermer les yeux, à tourner mes regards vers l’intérieur et à faire confiance à ce que j’y voyais ».
A Milan, des gens aiment ses premières peintures géométriques en relief, elle gagne un prix qui lui permet d’acquérir quelque assurance, et vend beaucoup de ces premières œuvres. Mais elle commence à ne plus se sentir à l’aise dans l’espace déterminé, limité, de la toile. Et un jour de 1974, elle a une sorte de « vision », des « soft patterns » lui apparaissent. Elle ne sait pas ce que signifient ces panneaux et cylindres légers qui se mettent à flotter dans l’espace… « C’était presque comme un rêve érotique sauf qu’ils semblaient tout à fait réels ».
Avec le recul elle pense que ce qui la rendait surtout différente de la plupart des artistes américains de l’époque, c’est qu’elle accordait plus d’importance à son travail de recherches qu’à sa carrière. Ceux qui croyaient en elle et voulaient soutenir cette carrière ne l’ont pas compris. Surtout lorsque, les « Soft Patterns » ne se vendant pas aussi bien que les premières « Peintures en Relief », pour gagner sa vie elle s’est mise à dessiner des motifs pour l’industrie du tissu. Et c’est à son rythme qu’elle a pu alors créer ses installations et structures. Mais dessiner pour des tissus l’amusait, et elle a pu travailler en indépendante avec Etro, Marina Ferrari, Genetto Boromeo et d’autres, et prendre plaisir aux défilés de mode. Ce qui n’a pas empêché son « vrai » travail d’être exposé dans de nombreux endroits, à commencer par le Palazzo Arengario à Milan en 1977.
En 1980, elle s’installe à Paris, et, en 1983, commence à penser à un « Tour of America » - une série de manifestations aux Etats-Unis – qui sera réalisé, et sera un succès. En 1987, cent quarante de ses « Hieroglyphics » entreront dans la Collection Permanente du Musée Guggenheim à New York.
Autour d’elle tout le monde est persuadé que Sheila va entrer dans une ou des galeries New-yorkaises, mais c’est tout le contraire, c’est là qu’elle décide d’arrêter de vendre son travail. C’est une décision radicale, mais elle sait maintenant qu’elle crée beaucoup mieux lorsque rien n’interfère dans son propre rythme, qu’il n’y a aucune pression d’aucune sorte. Elle est aujourd’hui persuadée que c’est grâce à cette décision que son travail a énormément progressé, ce qui a été relevé par maints critiques.
Et lorsqu’elle a terminé de nouvelles séries, elle en fait une brochure, qui atteint des musées et centres d’art, on lui propose des expositions. Depuis 1980, Sheila travaille douze heures par jour. Par contre elle a décidé de recommencer à vendre son travail, se sentant assez forte pour résister à une pression des goûts de l’acheteur.
Les “Soft Patterns” (1974-1978)
Sa première installation, « Soft Patterns », fut pour elle une découverte, sans doute liée à un son désir profond de sortir des limites de la toile. Le public fut surpris, mais les musées enthousiastes, et cette série prit place dans de nombreuses « Collections Permanentes », comme au Musée d’Art Moderne de Saint-Etienne (dans la Donation Vicky Rémy), et en Utah, au Museum of Fine Arts, à Salt Lake City, etc. etc. Voici le texte que Pierre Restany écrivit sur elle :
Sheila Reid par Pierre Restany
Il était une fois une grande fille du Michigan qui avait des pensées de neige et des souvenirs d’espace qu’elle traduisait en collages ou en jeux d’épaisseurs. La ville l’a prise au piège de sa technologie et le piège s’est révélé le déclencheur du langage. Les ormes de plastique qui sont à la base des structures les plus diversifiées de notre environnement industriel et urbain constituent les éléments de son lexique visuel.
Fragment d’emballage en polyuréthane expansé, boîte à œufs, bac à glace, voilà quelques objets de son répertoire. Leur empreinte répétitive sur le tissu crée une infinie variété de textures et de modulations rythmiques. Les Soft Patterns de Sheila Reid sont à la peinture ce que la main est au computer : un prêté pour un rendu. Maintenant, Sheila est engagée dans l’univers de ses propres signes. Elle développe sa sémiotique structurale de la tenture murale au rouleau dans l’espace. Elle tient son langage entre ses mains. C’est un ouvrage de dame qui est fait pour aller loin dans l’univers des hommes.
(Pierre Restany, Catalogue Sheila Reid, Palazzo Arengario, 1977, extrait)
(A suivre)