Tour of America
Sheila Reid - Je commençai les expositions du « Tour of America » avec un artiste néerlandais et un artiste français, et les terminai avec Suzanne Reece Horvitz, une artiste de Philadelphie. Cinq mois à voyager tout autour des Etats-Unis. Nous arrivions dans chaque ville fatigués par le voyage et la conduite du camion, mais nous nous rendions aussitôt à la galerie ou au musée pour jeter un coup d’œil aux salles d’exposition, et y déposer les œuvres. Nous avons souvent passé la première nuit à réfléchir à l’accrochage, dès le matin nous pouvions ainsi mettre à exécution nos idées. Pendant l’exposition, nous faisions des conférences, donnions notre opinion sur le travail artistique d’étudiants en fin d’études, discutions avec les étudiants des universités et des établissements secondaires, et fîmes plusieurs interviews télévisées. Je n’avais jamais parlé en public auparavant, mais c’était intéressant. Le « Tour of America » fut enrichissant en grande partie à cause des gens rencontrés. J’ai beaucoup appris en voyageant à travers les Etats-Unis, en prenant contact avec des artistes Américains, des conservateurs de Musées et des professeurs. Ils avaient des perspectives tout à fait différentes de celles des artistes que j’avais connus à Milan. Cela a changé ma vision sur beaucoup de points. Je suis revenue en France pleine d’impressions nouvelles et d’énergie pour reprendre mon travail. Parce que beaucoup d’artistes et de professeurs me l’avaient demandé, je commençai à écrire un livre sur l’indépendance de l’artiste, et l’art sans rejet. Cela m’a pris six ans, j’ai appelé le livre « Art Without Rejection ». Cent cinq universités aux Etats-Unis l’utilisent pour enseigner aux étudiants de quatrième et cinquième année des Ecoles d’Art.
Exposition sur une exposition
Les traces de cette série d’expositions autour des Etats-Unis, Sheila Reid les a organisées comme elle organise ses « spectres » d’objets usuels, et cela rappelle très précisément certaines « récupérations » voulues par le mouvement Support-Surface. Mais en panneaux, comme elle le fait souvent. En relations : ce sont les liens justement, et leur juxtaposition, qui font sens. Et ces panneaux prirent la suite dans son histoire d’artiste en devenant « History of Exhibition » (1986-1987). Démonstration que la structure, la structuration de toutes choses, y compris de lettres et de documents, peuvent, dans une certaine optique, devenir esthétiques.
Sheila Reid
Une des choses intéressantes concernant les panneaux « History of an Exhibition », fut qu’ils m’amenèrent à un examen plus sérieux de l’expérience artistique d’aujourd’hui. Ils me firent me questionner sur la façon dont les artistes communiquent avec les musées et les galeries, et particulièrement sur la précieuse alternative de choix que les artistes ont si rarement. Ils me mirent aussi sur la voie d’une exploration de ma propre façon de travailler sans rejet. Pour plusieurs raisons j’avais une attitude différente selon qui déciderait de ce qu’il advient de mon travail. Je pense que le rejet diminue grandement la créativité d’un artiste. Tout le monde ne le croit pas, beaucoup de gens pensent qu’un artiste doit souffrir pour créer. Moi je pense que la vie elle-même nous fait assez souffrir. Ainsi finalement ces panneaux furent-ils un prélude à mon livre « Art Without Rejection ». C’est toujours intéressant pour moi de voir comment le travail artistique fonctionne de lui-même après qu’il soit achevé. En, fait il me rend plus proche un problème ou une idée. L’art semble avoir une vie propre. Il me conduit dans des endroits où je ne m’attendais pas à aller. Dans ce cas précis, il m’a poussée à examiner toute l’organisation qui nous amène à montrer notre travail au public. Nous vivons dans un monde où la documentation est devenue exagérément importante. Quelquefois il semble qu’elle soit presque plus importante que l’art lui-même. « History of an Exhibition » est donc une série de quatorze panneaux hauts de trois mètres. Ils font l’historique de la préparation des expositions du « Tour of America ». Les six premiers sont une sélection de lettres qui se sont échangées avec les directeurs des galeries et musées durant l’organisation. Les panneaux - vaste collage de ces lettres - sont recouverts d’une feuille de plastique, et ce sandwich a une inhabituelle apparence boursouflée, comme s’il était sur le point d’éclater. Je les « vis » suspendus dans l’espace, en biais, presque comme des bannières dans un supermarché. Ce n’était pas pour rendre triviale l’importance de l’organisation dans une vie d’artiste, mais plutôt pour poser la question de ses limites. Le second groupe de huit panneaux présente des photographies, souvenirs et coupures de presse provenant des expositions qui ont eu lieu. Ils font l’historique de toute l’expérience du « Tour of America ».
Uncensored 1992 - 1996
Michel Giroud
Sheila Reid, par son projet « Uncensored », s’inscrit dans une tradition inaugurée par Dada et plus tard Fluxus, et fait exposer les dernières limites du système des valeurs. Reid touche une question cruciale, au cœur du drame de notre société actuelle : quels sont nos critères de valeur, sur quoi sont-ils fondés ? Elle propose, par son action, une esthétique ouverte, illimitée, sans principe préalables. Une telle attitude ébranle le système sélectif actuel où seulement certains ont le droit de s’exprimer. Elle interroge notre société et ses critères de hiérarchisation, fondés sur un système patriarcal et pyramidal, où quelques rares élus ont droit à la reconnaissance. Le droit à l’acte créatif ne doit-il pas devenir un des droits fondamentaux de l’être humain, pour une société « sans censure » ?
(Michel Giroud, Directeur de Rédaction de Kanal Europe Magazine)
Alexandra Tuttle - Parlez-moi de « Uncensored », ces œuvres envoyées aux musées sans être présente, en restant anonyme ?
Sheila Reid – C’est cela, et sans les vendre. J’avais le sentiment que notre monde de l’art était en déséquilibre. Je voulais même arrêter d’exposer. J’avais un réel désir de rester « anonyme », de trouver un moyen pour que mon travail entre en interaction avec le public sans faire un « show ». « Uncensored » est vraiment un travail qui se défend tout seul.
Thirteen Triangles 1986 - 1989
Sheila Reid
Un beau jour, en 1988, j’étais songeuse et j’ai « vu » les premières images des « Thirteen Triangles », j’ai clairement vu mes hiéroglyphes courant sur la face intérieure de chaque triangle, et lisible. Cela ressemblait à une incantation ou à un message codé. Il semblait exister un sens spécifique, qui m’était inconnu, suivant la progression des signes. Ce qui avait commencé en simples empreintes de plastique ou motifs s’était métamorphosé en lettres, en un alphabet de langage inconnu, éventuellement en symboles. Ou peut-être l’évolution ne résidait-elle pas dans les signes eux-mêmes mais dans la compréhension que nous avions d’eux ? Peut-être était-ce notre lecture qui avait changé avec le temps ? Les « Thirteen Triangles » ont une autre dimension, plutôt indicible. Ils transfèrent une inexplicable énergie sur la personne qui se tient à l’intérieur. Tout le monde n’y est pas sensible. Mais pour celui qui peut le ressentir, l’effet bénéfique est indéniable. Cela peut être une expérience merveilleuse mais assez incompréhensible.
Alexandra Tuttle - Y a-t-il un art qui vous attire, avec lequel vous avez des affinités ?
Sheila Reid - J’ai été très émue par les peintures rupestres en France, et toujours aimé l’art Egyptien ancien. Vicky Rémy pense que j’ai dû vivre dans des civilisations anciennes et que toute l’information que j’ai rassemblée est stockée dans mes gênes depuis ces vies antérieures. Cela est-il possible ? Je n’en sais rien. Quand j’utilise des couleurs, même si ce sont des couleurs modernes métallisées, il est vrai qu’elles ressemblent un peu aux couleurs de l’art Egyptien ancien, mais c’est peut-être juste la façon dont je les « vois » en esprit ? Pourtant mes « Hieroglyphics » semblent avoir une sorte de lien avec les fresques anciennes. De quel genre de connexion s’agit-il ? Je n’en sais rien.
Alexandra Tuttle - En quoi les triangles diffèrent-ils du reste de votre travail ?
Sheila Reid – Pendant le « Tour of America », je ne pouvais pas travailler, alors je remplissais des carnets de croquis de dessins abstraits bizarres. C’était frustrant de ne pas pouvoir en faire quelque chose, aussi j’utilisais des couleurs étranges, laides, inhabituelles, du violet glacé, du vert. Quand je vis en esprit le « Blue Triangle », tous ces petits dessins y étaient, en une longue rangée (environ 12 mètres de long), c’était une étroite bande de toile et tout le collage était couvert de plastique. De retour dans mon atelier, je fis ce premier triangle et l’installais du sol au plafond.
Triangle Drawings 1990-1993
Ils étaient tellement à l’opposé de tout ce que l’on m’avait enseigné qu’il me procurait un délirant sentiment de mal faire. Les « Triangle Drawings » sont une combinaison de dessin, de peinture et de collage. Mais ils étaient spontanés, et non programmés par des visions comme d’habitude. C’était comme une grande libération, mes premiers dessins depuis tant d’années ! Parce que, lorsqu’une installation ou une structure est déjà achevée dans ma tête, le travail physique consiste seulement à trouver des matériaux appropriés et la façon adéquate de le construire. Mais dessiner, c’est différent. C’est une sorte de libération joyeuse, il n’y a pas l’obligation de suivre une image précise vue dans la tête. Je laisse seulement le dessin jaillir comme il le veut. Mes dessins sont spontanés et libres. C’est vraiment bien. (Sheila Reid)
(A suivre)