Suite de « La ligne illimitée de Fritz Levedag » où il était question de Marcel Alocco (1998)
Alocco dit aussi : « Chaque geste crée sa part de pertes… ».. Sous le titre « Une certaine incertitude », Raphaël Monticelli commente : « C’est à la construction de ces espaces tremblants, incertains, sur lesquels nos traces hésitent entre leur statut de signe et leur réalité de fait, entre image et marque, qu’Alocco fait œuvre ». Il encore dans ses « Fragments d’un lexique d’une pratique du fragment », à la rubrique Fluxus, qu’à y participer, à ce mouvement, Alocco avait découvert-exploré « la fragilité des frontières ». Et, à la rubrique « Limites, frontières, encadrement », ceci : « Encadrement et frontière symbolique. Encadrement et affirmation d’une identité d’une différence… »
Plus loin : « La limite du fragment se marque par l’absence de toute intervention et par le risque de l’effilochage, elle appelle ainsi doublement la couture absente, et inscrit donc doublement le Fragment dans le Patchwork virtuel... Travail, donc, d’illimitation - le Patchwork est potentiellement sans fin - ce pourquoi n’en peuvent être montrés que des fragments (Gérard Durozoi, 1986) Incertitude des frontières... fussent-elles symboliques. Les bords appellent le débord. Peinture qui déborde : peinture de contrebandier ». (Raphaël Monticelli)
Pierre Chaigneau
Appâtée par les réflexions de Pierre Chaigneau sur le travail de Marcel Alocco le jour du vernissage de « Lisières Arlequin » à la Galerie Alexandre de la Salle (9 septembre 1988), je suis allée chercher ce qu’il avait bien pu écrire dans le catalogue de l’exposition « Treize fragments ou la Quarantième » qu’il lui organiserait en 1993 au MAMAC, en tant que Conservateur… et…non : pas de texte de lui. Alors comme j’ai envie d’entendre sa voix, je relis ce qu’il écrivait dans le catalogue de l’exposition « Ecole de Nice… 20 ans, 1967, 1977, 1987 », texte de Pierre Chaigneau : « Dans ce cheminement qui est le mien et qui se déroule depuis un quart de siècle de l’Ouest au Nord de la France, me voici concerné et au centre de cette fameuse Ecole de Nice. Je suis naturellement très intéressé de découvrir les racines et les bourgeons qui caractérisent la manière de créer de cette Ecole.
Art aux multiples facettes en flirt avec le Pop Art et autres courants internationaux, elle repose par étapes successives sur des bases solides : la Modernité et les Nouveaux Réalistes. Elle a suscité ou accompagné des variantes qui portent pour noms : Support-Surface, Conceptuel, Fluxus, groupe 70 etc. qui ont forgé ou participé à des chapitres importants de l’histoire de la peinture et de la sculpture de la seconde moitié du XXe siècle.
Cette Ecole a deux mérites : la longévité de la création et surtout de n’être jamais prise au dépourvu, car elle sait se renouveler en permanence avec des temps forts et des soupirs. Féconde, elle ne cesse d’étonner. Depuis l’époque des peintres de la lumière et de la tradition française, elle a forgé sa renommée à travers les soubresauts telluriques. Ainsi la Ville de Nice a engendré des artistes dont les œuvres sont toujours indiscutablement à la pointe de la recherche grâce à des moyens nouveaux dans le domaine plastique.
Cette ville - et ses environs - ne peut donc se passer de créer en permanence : c’est sa vocation. Elle dispute avec succès à Paris l’originalité d’une création très diversifiée, comme seule ville de France qui affirme avec frénésie sa puissance picturale.
A ce point qu’à travers le monde artistique des Etats-Unis, Nice et Paris représentent les seuls noms connus Outre-Atlantique de notre pays. D’ailleurs, un certain nombre d’artistes d’origine niçoise partagent leur existence entre New-York et leur pays d’origine, ce qui confirme les liens qui peuvent unir les deux villes.
Aussi la conception et la préparation de ce grand projet de Musée annoncent des lendemains en perpétuels mouvements, qui intéressent beaucoup nos amis américains annuellement fidèles à ce havre de création. Cela m’est d’autant plus agréable qu’étant en ce moment à New-York, le mot Nice résonne très souvent à mes oreilles au cours de mes rencontres.
Pierre Restany écrivait il y a dix ans que Nice fonctionnait comme un « soupir-relais » dans le système « d’inspiration-expiration » parisien. En effet, mais quel soupir, car il s’agit d’une grande bouffée d’air frais dans le domaine de l’innovation. Les découvertes plastiques de cette ville sont des plus étranges car elles viennent en contre-pied de celles des autres villes des provinces françaises.
Alexandre de la Salle reste depuis plusieurs décades le défenseur de ce mouvement. Sa fidélité à cette ponctuation, comme l’écrit quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’estime, doit être respectée. De son côté Jacques Lepage s’interroge sur la transition du point d’interrogation à celui d’exclamation ! Mais pourquoi pas celui de suspension qui nous laisse l’espoir de la continuité de l’ardeur de la création, car Nice est un centre à sa propre dimension, qui sur cette planète influence le monde. (P.R. Chaigneau, New York, juin 1987)
Gérard Durozoi
Mais l’année précédente, en juillet 1986, c’était l’exposition « Marcel Alocco, trois cent fragments du Patchwork » à la Galerie Alexandre de la Salle, dans le catalogue Gérard Durozoi écrivait « Présenter… », une très belle préface à dimension éthique, surtout dans la dernière partie, la partie anti-fétiche :
... Transformer, c’est, dans la pratique sensible, changer d’abord les formes : les découpes, les bords, les limites, les supports en même temps que les images, les couleurs simultanément aux graphes. Travail, donc, d’illimitation (le Patchwork est potentiellement sans fin ce pourquoi n’en peuvent être montrés que des « fragments ») que l’on peut symboliquement originer dans les réflexions sur la « détérioration d’un signifiant » de 1968 : exercer la détérioration, c’est anticiper le procès d’apparition (sociale, culturelle) d’un signifiant autre, l’enfouissement progressif de l’image dans un support déterminant, comme son négatif, l’étude de ses conditions de maintien et de prolifération.
L’illimitation, ce peut être aujourd’hui la plus efficace mise en question du fétichisme, s’il est vrai que ce dernier consiste à privilégier, comme porteur métonymique du sens, un élément isolé d’une totalité. En la pratiquant dans toutes les dimensions du travail artistique, Alocco s’en prend dès lors à tous les modes du fétiche. Celui du regard culturel : tous les éléments, d’origine « noble »ou non, sont mis à plat, Matisse, Lascaux, l’idéogramme chinois et le sigle des P.TT cohabitent sans respect des codes admis. Celui de l’activité artistique elle¬-même, chez lui distendue de l’artisanat du réparateur de filets de pêche aux techniques les plus subtiles de la mise en couleurs. Celui de l’œuvre « finie » : il montre, à côté de ses toiles et composants comme leur arrière pays, l’accumulation de leurs « déchets » (La peinture déborde). Celui de l’individu séparé : la « neutralité » qu’il vise n’est pas pure dé subjectivisation, mais au contraire s’élabore sur un effort du peintre pour connaître ce qu’il est, ici et maintenant, saisi dans un réseau complexe où circulation des images, des souvenirs et des connotations s’effectue incessamment (« Il se passe qu’un homme refuse d’être l’infirme qu’on attend, l’étroit spécialiste d’un objet peinture, ou société, ou mouvement, et qu’il bouge, pense, reflète » ... 1974).
Illimitation, décentrement : il n’y a pas de discours univoque. La monstration n’a lieu que grâce à la mise en œuvre d’éléments qui, s’ils sont opposables d’un point de vue conceptuel ou critique, trouvent dans le faire pictural l’occasion de s’enrichir par le jeu de leurs différences : image et support, totalité et fragmentation, peint et écru, hérité et inédit, bombé et tracé, plan et relief, distancié et proche, tissé, déchiré et (re)cousu... Tous ces termes peuvent être, sans doute, référés à un moment particulier de l’histoire de l’art contemporain ; la singularité d’Alocco (ce qui confère à son travail le statut d’avertissement ou de mauvaise conscience pour les amateurs de solution définitive) consiste à prouver que ce qui dépend de chacun d’eux n’a d’efficacité qu’à la condition d’être confronté aux autres déductions, instaurant comme Work in progress un ensemble variable de relations différentielles qui se révèle d’une étonnante productivité. Alors que la majorité des peintres se contente de fabriquer du sens, Alocco fait travailler dialectiquement la signifiance. (Gérard Durozoi, Février 1986, Catalogue « MarcelAlocco, trois cents fragments du patchwork » Galerie A. de La Salle, Saint Paul de Vence, Juillet 1986).
Au fil de l’espace, au fil du temps…
A l’occasion de cette exposition j’avais écrit pour la revue « Go » (comme régulièrement) un article intitulé « Au fil de l’espace, au fil du temps ». La revue « Go » s’est arrêtée exactement à cette date-là. Ce texte a donc 27 ans, il est inédit, je l’ai relu avec curiosité, comme écrit par quelqu’un d’autre, c’est banal. En voici un extrait :
Ils étaient nus, face au ciel nouveau, ils débutaient. Ils poussaient des cris, et saisissaient des fruits de leurs mains non manucurées. Plus tard, ils prirent des lianes, des lamelles d’écorces, et les assemblèrent pour se vêtir. Et déposèrent sur des croisillons lissés des signes d’écriture. Les croisillons furent affinés, réduits à des fibres minces, l’entrecroisement devint plus régulier, la trame et la chaîne se rejoignirent dans de beaux angles droits, épousant de parfaites verticales et horizontales. Le tissu se mit à vivre, intime avec les humains. Protecteur et témoin sur lequel on inscrivit le battement d’aile de l’événement, la rapide capture de l’oiseau-histoire, bon ou mauvais augure, l’éphémère signe du présent qui s’envole. (France Delville)
(A suivre)