Marcel Alocco et la « grammaire »
En 1971, Catherine Millet traitait de la question du langage à propos de Marcel Alocco, et lui-même – aussi dans l’un de nos entretiens – rappelle qu’il a commencé par écrire. Sauf quand même, et ce n’est pas pour rien, qu’en 1952, sa première trace d’un travail artistique est un nu couché en argile vernie, non daté. Vraiment très beau, et qui semble le prototype de la « femme-crabe » évoquée dans l’un des clips accompagnant ce chapitre, et ce début de l’œuvre coïncidant avec un « début des temps » pourrait être la clé de tout le reste. La paléontologie nous parle de nous comme nés dans l’eau, au départ une simple croûte de bactéries, et puis du vivant qui va devenir amphibie, alors ce crabe est parlant, comme « mère des 10.000 êtres » selon Lao-Tseu, une matrice se dessinant à partir du vide qui déjà s’accroche, et où l’être s’accroche, quelque chose de merveilleux - la vie - et de terrifiant – la mort qui va avec. Dans le vocabulaire de Marcel Alocco, la Femme est du côté de la Terre, mais ne contient-elle pas cette Mer (Mère) qui irrigue ?
Et alors, dualité adéquate à la grande division première, Marcel Alocco ne peut que s’investir, j’ose cette hypothèse, dans la mise en visibilité de son rapport le plus intime, au monde, que de manière structuraliste (lui n’aimera pas cette étiquette, parce qu’il n’aime pas les étiquettes, il les renvoie à leur principe d’incertitude, il a raisons), et donc, en même temps - de manière synchronique – et tenter de penser sa propre pensée. Ou ses propres pulsions ? Et, en dehors d’œuvres séduisantes – car cela ne se voit peut-être pas au premier abord, mais il sait très bien peindre, dessiner, modeler etc. sauf que le but n’était pas là - cela donne des « registres » (après tout, le mot divan vient du persan diwan qui signifiait, entre autres, registre… s’analyser n’est-ce pas d’abord se classifier soi-même, première opération de la science, mais au prix de la reconnaissance de l’arbitraire du signifiant ?), des sortes de cahiers de notes parallèles où l’œuvre s’écrit autrement, c’est-à-dire en amont, mentionnant sa source, ses outils, et ces cahiers font partie de l’œuvre, non seulement comme Dürer inscrivait ses comptes quotidiens, qui aujourd’hui éclairent sur l’homme et sa situation dans sa vie, mais surtout du côté de Fluxus et de Support-Surface, où rien ne fut plus à jeter, tout venant s’associer.
Il y a un côté « journal de bord » dans « In-scription d’un itinéraire », et on pense aussi à l’Ethique de Spinoza avec ces titres : Préface, Idéo-grammaire, 1968 Chapitre deuxième, Commentaire I ou « le degré zéro plus x », Commentaire II etc.
Plus tard, en juin 1989, dans la collection « Voir comme on pense », aux Editions « Voix de Richard Meier », un petit livre intitulé « Images pré-texte au travail du Patchwork », est un vrai bijou, de par sa texture raffinée, la précision de ses renseignements (enseignements ?) et son charme technique (presque au sens d’un nuancier de droguiste pour choisir une moquette), fait de « fiches » relatant les circonstances de la création. Certificat de naissance, de baptême ? Plutôt fiches de références de manuscrits du patrimoine alignées dans des caves inaccessibles où on ne lit qu’avec des gants blancs. Les images-types y sont alignées : Matisse (Le Nu bleu, le Nu noir et or, la Danse), Ecritures, Fluxus, Logo des PTT, Mondrian, Elan attaqué (Perse), Adam et Eve, Printemps (Botticelli et Cranach), Japon, Picasso, Feuilles et fleurs (probablement Bali), Taureau (Leroi-Gourhan), Autruches (peintures rupestres d’Afrique méridionale), Campeur (de Fernand Léger, sous forme de carte postale), Pinocchio, Mickey, Perse (toujours les Mèdes et Achéménides de Roman Ghirshman), Cheval (Leroi-Gourhan), Klee (« L’un des peintres-repères mais qui apparaît peu dans le travail. Pourtant sans doute la toute première référence directe au Musée dans ma démarche), Tubes (Arman), Code (Route Glissante, Manuel d’apprentissage du code de la route)…
Pourquoi la lecture de telles fiches est-elle passionnante et presque bouleversante dans son « objectivité » ? Sans doute parce que le sujet humain y atteint au lieu de ses questionnements sur les sources de sa pensée, de sa pulsion de faire, de récupérer du côté de l’Autre des in-formations (formes déjà-là mais vacillantes, à cueillir pour soi-même, à récolter pour se nourrir), capable d’avouer ces sources, de les remercier, comme en ces rituels anciens où les dieux étaient suppliés d’épargner le cercle de la civilisation, clairière tracée pour repousser les forces obscures, remerciés d’avance pour la fécondation et de la terre et du ventre des femmes. C’est la naissance du sacré, l’œuvre de Marcel Alocco y est-elle étrangère ?
D’une manière plus « scientifique », le lecteur se sent invité dans la salle des machines – l’atelier - invité à co-créer, comme l’artiste co-crée le monde avec le créateur, quel qu’il soit. S’il y a de la créature, il y a de la création, rien de plus, mais c’est ce tenir sur la frontière de l’énigme absolue. Tout le Patchwork de Marcel Alocco comme question métaphysique sur la limite de notre savoir sur la vie/la mort, l’Autre ? et mise en scène de cet autre côté de l’image ? Quelqu’un a rappelé à propos d’Alocco que l’eidos est image plutôt qu’idée… Mais l’idée pour les Grecs étant quelque chose d’une découpe de l’objet dans la lumière, elle est aussi un miroir. L’envers impossible du monde. Mille et mille idoles du soleil dit Valéry dans le Cimetière Marin, chaque vaguelette comme réfléchissante du soleil. Cela va loin, mais coupe court à tout jugement d’attribution… Le Patchwork comme impossibilité de l’idée entière, le Patchwork comme perte à chaque coup d’aiguille, à chaque coup d’épingle dans le contrat inconscient de l’être humain avec une totalité promise, paradisiaque. Et qui ne tient pas ses promesses.
Alors, la plaquette « In-scription d’un itinéraire » - il y en a une autre du même type, « LA (Dé-) TENSION » - est précieuse en ce qu’elle a la beauté de l’inscription justement, de la marque décidée, du planning pour le futur, cela s’appelle un Projet. Cela s’appelle le Symbolique. En voici le début :
In-scription d’un itinéraire IN-SCRIPTION D’UN ITINÉRAIRE 1965 1970
TEXTES
PRÉFACE
1965 1966 : les Bandes objets
Il s’agit de phrases, impliquant la transformation d’un objet ou d’une relation d’objets en mouvement (anecdote, geste, etc...) et un temps de déroulement, présentant plusieurs états ou relations d’un même objet (la lecture se fait de gauche à droite ou globalement).
1966 février : « Doubles répétitions »
Collages de figurines semblables (découpées par superposition des feuilles de papier) sur une surface quadrillée en relief.
IDÉO GRAMMAIRE
1966 1967 : Chapitre premier
1 Reprise du problème à la base par abandon de l’objet (et de l’anecdote que constitue tout cas particulier). Recherche d’une gamme de significations élémentaires : il s’agit d’aboutir à un ensemble de signifiants fondamentaux abstraits, à la fois précis et ambivalents, capables de rendre compte de tout événement mental (ou effectif) à transmettre ou à proposer.
Méthode : projections colorées de formes confrontées à des associations de mots.
Résultats : détermination de six « imaginaires » signifiants (proches de la figuration stylisée.) Quatre correspondent aux éléments traditionnels : Mer (eau), Femme (terre), Oiseau (air), Soleil (feu) ; un élément lien (terre eau air) Arbre. Enfin un élément ambivalent destruction fécondation Cham¬pignon nucléaire Phallus.
2 Travail parallèle sur Io stylisation des signifiants et la vérification de leur fonctionnement dans des « Exercices ».
1968 : Chapitre deuxième
1 Passage expérimental du signifiant imaginaire encore « naturaliste » à l’écriture sans référence au réel, en quatre étapes :
a) abandon des couleurs référentes au réel.
b) monochromie blanche ; description du contour blanc.
c) réduction à un signe d’écriture idéogrammatique minimum.
Résultat théorique : constitution d’un modèle abstrait du langage idéogrammatique.
2 - Travail sur la diffusion d’un signifiant
a) par répétition : détérioration d’un signifiant.
b) par diffusion simultanée de deux signifiants ou plus :
interférences.
c) par diffusion sur un champ uniformément occupé :
brouillage des signifiants.
(Avril 1968)
PS 1970 : Cet itinéraire ne tient pas compte de travaux « en dérivation » tels que les jeux objets Fluxus (1966), les boîtes inverses (1966), les « poèmes objets » du « Tiroir aux Vieilleries » (Galerie B.D.T., Nice, Juillet 1967) et des boîtes « Seule vraie peinture » (1968 : « exposition de Vérités », Galerie B. D. T.).
(A suivre)