Fond perdu ? – Qu’est-ce à dire ?
Les années 1960 ont été friandes de ces mises en pages modernistes avec des
photographies débordant du cadre de la page et partant à la coupe. Le musée imaginaire s’est ainsi ingénié à
recadrer les oeuvres, à fabriquer des détails en taillant dans leurs reproductions. Le fond perdu, soustrait ainsi au
regard, ne peut se retrouver qu’en poursuivant par imagination les lignes de l’image à l’extérieur du champ de la
page. Le procédé est au fond le même que celui du hors champ en photographie ou au cinéma. Si l’hypothèse du
fond perdu est un dispositif emprunté au graphisme, il est ici mis au service d’une entreprise qui se déploie dans
les trois dimensions, en y ajoutant profondeur, lumière et modulation.
À vrai dire, cette hypothèse fut explorée par Cécile Bart dès ses premières peintures/écrans des années 1986
et 1987, des peintures abstraites qu’elle disposait devant des fenêtres. Le motif en provenait de la tradition du
collage : comme si des mains promenaient des surfaces découpées, les faisaient entrer ou sortir de la feuille, et
parfois se superposer. Peints sur les écrans, cela donnait des zones monochromes, souvent marginales, où deux
couleurs pouvaient en produire une troisième, grâce à la magie de la transparence.
Cette métaphore des mains,
déplaçant des surfaces découpées, introduit d’emblée à une mise en mouvement de la peinture. Non pas une
exploration de son champ, mais un franchissement de ses limites, un oeil qui voyage en dehors du cadre et se
laisse distraire par l’environnement, mais aussi qui le traverse en profondeur et peut faire le va et vient entre la
surface peinte et le réel.
Comme au jeu de Go, où une règle unique (celle des quatre libertés de chaque pierre) engendre des combinaisons
enchevêtrées, l’intervention de Cécile Bart repose sur un seul principe (celui de la disposition aléatoire de rectangles
peints en transit) qui dans sa mise en oeuvre n’en est pas moins producteur de complexité. Elle a réservé les
peintures/écrans monochromes aux murs latéraux, ceux des couloirs et ceux des fenêtres. Ces peintures/écrans
passent parfois devant les fenêtres. Le côté des cloisons de refend qui fait face à l’entrée est traité, lui, en négatif :
des murs, côté fenêtres, aux cloisons de refend, une couleur de rectangle peut ainsi se transformer en couleur
de fond, et vice versa. Les rectangles peints sur les murs se superposent en se masquant ; ceux qui sont peint sur
les écrans se superposent en transparence. Sur les cloisons traitées en négatif, les rectangles sont blancs, sur les
murs latéraux c’est la lumière qui blanchit les peintures/écrans vues à contre-jour. Etc., etc.
L’art de Cécile Bart est un art où les images se prolongent et les murs se traversent, où l’oblique remplace
l’orthogonal, où les spectateurs sollicités par le jeu de la lumière et de l’ombre se déplacent au même titre que les
figures qui transitent dans l’espace. C’est un art de la migration voyageuse qui se joue des frontières, avec une
attention renouvelée aux êtres et aux choses.
Pour réaliser son exposition, Cécile Bart a fait rouvrir fenêtres ou passages obturés par des expositions précédentes, en mal de murs d’accrochage.
Elle a voulu un climax soumis
aux aléas de la lumière du jour et non un espace clos, une ambiance artificiellement reconstruite. Car elle ne sépare
pas l’art de la vie, la peinture du milieu extérieur, bien visible depuis les salles d’exposition – un extérieur milieu
dont elle recherche les interférences.
Son monde n’est pas une utopie enfermée dans une image qui renverrait à des lendemains qui (dé)chantent, non
plus qu’une dystopie se lamentant par anticipation sur un avenir funeste. C’est un monde ici présent, fait de peinture
et de dispositifs, mais aussi de hors champ, de spectateurs et de réel, c’est-à-dire un monde hétérogène qui fait fi
de la pureté prétendue du monde de l’art : une hétérotopie en somme. Et telle est bien l’exposition de Mouans-
Sartoux dont il faut savoir entendre les accents politiques.