Alias « Spécial Xénophobie » début 1992
Le n°10 (début 1992) d’Alias, spécial xénophobie, dans son éditorial comportait d’abord un texte de Julia Kristeva :
La xénophobie, le racisme, l’antisémitisme deviennent la pornographie manifeste des mœurs sociales. Condamner, s’indigner, punir ? Absolument. Nécessairement.
Je crains cependant que le jugement ne soit pas la meilleure façon de liquider la perversion raciste et nationaliste et qu’au contraire, à simplement souligner le mal, on risque de l’authentifier et de le fixer.
Il est urgent de trouver des pensées et des actes qui refusent les oppositions schématiques – à vous le racisme et le nationalisme, à nous l’humanisme et le cosmopolitisme) et cherchent les causes de la crise politique et morale ». (Julia Kristeva)
Redéfinition de l’étranger ?
Puis un texte de Carol Shapiro :
« Est-il possible d’aborder la question de la xénophobie et du racisme sans se situer dans un espace ouvert. Une approche transdisciplinaire qui juxtapose, confronte, allie des perceptions différentes et revisite les outils conceptuels, impose le dépassement des diverses appartenances qui définissent l’étranger. L’exploration des fondements de la xénophobie, la compréhension de sa place dans la constitution du psychisme, révèlent aussi les limites issues des dogmatismes et cloisonnements. Ce colloque Les pouvoirs de l’abject, en réunissant des psychanalystes, psychiatres, sociologues, philosophes, politologues, historiens… et artistes, inaugure un nouveau champ d’investigation qui peut rendre compte des interactions entre le collectif et l’individuel. Avec ce numéro spécial, Alias souhaite s’inscrire dans cette nouvelle réflexion, qui, au-delà des jugements préétablis ou moralisateurs, met chacun de nous face à son étrangeté intime et à ses apparences. Les pouvoirs de l’abject s’arrêtent-ils là où l’étranger ne peut plus se définir comme une menace ? Peut-être dans la reconnaissance d’une incernable ressemblance qui accepte d’être nommée… » (Carol Shapiro)
C’est parce que je ne veux pas qu’ils me changent, moi
Suivait une fable d’Elie Wiesel :
« Il était une fois un Juste qui avait décidé qu’il fallait absolument sauver une cité pécheresse. Cette cité s’était condamnée elle-même par la conduite de ses habitants. L’érudit allait de rue en rue, d’une personne à l’autre, en disant : Souvenez-vous, ce que vous faites est mal. Les années passaient et personne ne l’écoutait. Il amusait les gens. Un jour un enfant l’arrête et lui demande :
-Ne vois-tu pas que tu cries pour rien ?
Et le Juste de répondre :
-Mais si, je vois.
-Alors pourquoi continuer ? questionne l’enfant.
-Au début, dit le Juste, en venant, j’étais convaincu que si je criais assez fort je réussirais à les changer tous. Maintenant je sais que jamais je ne les changerai. Mais si je crie de plus en plus fort, c’est parce que je ne veux pas qu’ils me changent, moi ». (Elie Wiesel)
La xénophobie serait-elle une norme psychique ?
Le colloque « Les pouvoirs de l’abject » (La xénophobie serait-elle une norme psychique) a eu lieu à la Faculté des Lettres de Nice les 7 et 8 mars 1992, organisé par Elisabeth Blanc, Jean-Louis Rinaldini et Patrick Amoyel, a fait entendre une cinquantaine d’intervenants, entre autres Jacques Derrida, Jean-Pierre Faye, Gérard Haddad, Jacques Hassoun, Julia Kristeva, Monique Schneider, Henri Laborit, JMG Le Clézio, Emmanuel Levinas, Jean-Marc Lévy-Leblond, Christian Loubet, Ali Magoudi, Charles Melman, Jean Oury, Hubert Reeves, Jean-Pierre Rumen, Georges Semprun, Philippe Sollers, François Tosquelles, Bernard This…
… et le numéro 10 d’Alias l’annonçait par des articles, entre autres, de Michel Butor, Jean-Pierre Faye, Jean-Pierre Joly, Jean-Louis Rinaldini, des interviews de Cornelius Castoriadis, Albert Jaccard, Edgar Morin, Elie Wiesel, des textes de Jacques Lepage, Christian Loubet…
« Quand On parle, Je doit dire »
Sous le titre « Quand On parle, Je doit dire »… voici le texte de Jean-Pierre Joly…
Celui-ci se trouvait dans l’atelier de Carol Shapiro le jour où je l’ai filmée, en février 2000 (voir clips), car il s’intéressait beaucoup à son travail :
Dès sa fondation, l’être humain est confronté à ce qui existe au-delà de ses frontières encore impalpables. L’élaboration d’une pensée et d’une image du corps telles qu’elles pourront s’exprimer par un « Je » s’établit dans la construction de strates intégrant des événements relationnels chaque fois plus distants. Axe digestif, peau, parents, famille, cité, pays, autant de pelures d’oignon l’image est freudienne qui assurent cohérence et sécurité pour les fluctuations identificatoires. C’est que ce « Je » qui ne se borne qu’à la fin de son existence évolue jusqu’à ce terme dans une mouvance qui ne manque pas d’inquiéter parfois.
Violence des affects naissant dans l’état de danger potentiel causé par l’immaturité du nourrisson, violence du discours qui ne semble jamais trouver le verbe qui détruira l’autre, violence des gestes qui se leurrent, eux, en détruisant des enveloppes alors que les symboles s’échappent. Qu’est ce que l’autre a, que je n’ai pas, qui lui permettrait de prendre ce que j’ai ? Comment le reconnaître dès lors, pour le tenir à distance, voire, si son mimétisme venait à troubler un confort illusoire, le faire disparaître. De la Loi interne aux lois sociales, de l’inscription biologique aux significations des langages, des mythes aux fantasmes, le métissage est sans cesse. Rompre les fils de ces aller retour expose à l’avènement des forteresses vides.
« Où ça était, Je doit advenir », dans ce paradigme de la psychanalyse freudienne s’inscrit l’inavouable des monstres les plus intimes et le dire d’une humanité fragile. Humanité qui contient le sens « d’apprendre les lettres classiques » ; faire ses humanités n’est pas brandir sa culture comme étant la seule à porter une parole vraie. Entendre le mot culture et sortir son dictionnaire pour découvrir que les mots, par leur histoire, sont porteurs d’autres cultures encore. Apprendre pour retrouver le sens propre de la curiosité : « Qui à soin de… » (Jean-Pierre Joly, psychiatre, psychanalyste)
Y-a-t-il un diagnostic de la xénophobie ?
Gilles Kepel, chercheur au CAAS, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, avait déclaré à Isabelle Delmont :
Le phénomène xénophobe me semble être l’un des plus importants aujourd’hui. Non seulement dans son acception traditionnelle de rejet de l’étranger, de l’immigré, du métèque... mais, également dans sa dimension plus large. C’est à dire le rejet de ce qui est « autre ». Je crois que, au grand désarroi de notre société actuelle, les idéologies sont en perte de vitesse ; les identifications traditionnelles à la nation... aux partis, n’ont plus de sens. C’est pourquoi la construction de solidarités communautaires fortes, sur des bases ethniques, tribales... ou micro nationalistes, se nourrit, comme corollaire, d’une très forte attitude de rejet que l’on peut qualifier de xénophobie.
C’est aussi bien le fait des blancs contre les noirs que des noirs contre les blancs, des corses contre les arabes, des corses contre les continentaux, des continentaux contre les corses... etc. Mais, me semble t il, c’est un phénomène qu’il ne s’agit pas simplement de décrier ou de condamner. Il faut surtout, d’abord, l’ana¬lyser. Et là, on est en panne de véritable capacité d’analyse de ce type de mouvement.
On constate les symptômes d’une recrudescence de la xénophobie mais le diagnostic manque. Je crois que c’est pour ça qu’il est important d’y travailler et d’y réfléchir. (Propos recueillis par Isabelle Delmont)
La confusion de l’autre
Et l’article de Jean-Louis Rinaldini commençait ainsi, sous le titre : « La confusion de l’autre » :
Le problème de la Xénophobie dans sa dimension la plus vaste tourne tout entier autour de cette large question de l’altérité qui demeure centrale et dont il sera débattu dans ce colloque. L’idée d’assimilation est pour beaucoup la seule solution à ce problème de l’impasse avec l’autre. Assimiler, c’est rendre semblable, mettre l’un et l’autre sous le signe du même qui les habite, et de ce qui serait semblant, (ressemblant, rassemblant) au-dessus d’eux. La question de l’assimilation à l’autre ou de l’assimilation de l’autre à soi n’a t elle pas comme même conséquence la vacuité de l’indifférence ? Car les tenants de l’assimilation, de l’intégration, finissent toujours par constater le retour de la différence qui était oubliée. Comme si la différence, elle, n’oubliait pas...
Sans doute on s’assimile toujours au fantasme d’un « autre », ou à son propre fantasme projeté sur l’autre. On veut s’assimiler à ceux ci et on se retrouve assimilés à leur fantasme, ou à l’objet de leur désir et de leur peur. Mais il y a toujours du reste, et la question est de savoir ce que devient ce reste, l’inassimilable, l’irreprésentable, ce qui se dérobe aux représentations. Autrement dit, que devient ce qui en nous ne ressemble à rien ? (…) Alors qu’aimer la différence c’est oser l’aimer parce qu’elle échappe et surprend, c’est renoncer à l’accaparer, à la croire bonne ou hostile. Elle existe et c’est cela qui évite de s’assimiler à « l’autre », ou d’exiger qu’il s’assimile à lui-même, c’est à dire qu’il soit prévisible. Que des « autres » puissent s’assimiler et ne le fassent pas suffit à leur en vouloir. Leur en vouloir de donner corps à ceci que toute origine est en tant que telle inassimilable. (Jean-Louis Rinaldini, psychanalyste, Nice, membre de l’ALIAM)
(A suivre)