Carol Shapiro, peintre, chercheur, poète… et j’en passe…
Carol Shapiro a toujours été la discrétion faite femme, pourtant la belle réussite de « Caravancafé », lieu associatif antibois créé en 2004 par elle et Isabelle Viennois me fait me souvenir d’une autre de ses créations géniales, la revue « Alias », fondée par elle en mai-juin 1990 (avec l’aide entre autres de Paule Stoppa, Gilbert Baud et Jean-Louis Charpentier), et dont le dernier numéro parut en juin-juillet 1992. Malgré la brièveté de l’aventure - deux années - cette publication fut, pendant douze numéros, non seulement une sorte d’agenda incontournable des événements déterminants des Alpes-Maritimes, mais la concrétisation peu commune d’un état d’esprit d’ouverture et de recherche.
J’ai donc eu envie de relire cette revue, et j’y ai redécouvert des choses passionnantes, un peu magiques car ces deux années ont correspondu à une mobilisation éthique un peu exceptionnelle… et du même coup la peinture de Carole m’est revenue, démarche éthique également, dans un autre sens, le sens du souci de l’au-delà des apparences.
Et de fil en aiguille j’ai retrouvé la date d’une exposition, que j’ai organisée, de ses tableaux, à la Coupole de La Gaude, en compagnie de Verka et Camille Petry Amiel, et alors j’ai ressorti la vidéo que j’avais tournée dans son atelier d’Antibes en février 2000, et qui, jointe à celles tournées sur Verka et Camille, ont été projetées au cours du vernissage.
L’exposition s’intitulait « Les voix du secret » : ces trois femmes, toutes trois discrètes, faisaient résonner comme sous l’archet d’un violoncelle l’allitération discret/secret…
Les Voix du Secret
C’est ainsi que l’exposition s’annonçait :
« La peinture n’est ni masculine ni féminine, mais elle est un medium par lequel des êtres sexués disent leur représentation du monde, de l’amour, de la douleur, de la séparation, de l’énigme du monde etc. La peinture, ou le dessin, ou la gravure, lorsqu’ils atteignent un certain degré de liberté, permettent de délivrer ce qui bouge dans les zones réservées de l’individu, dans l’intime. De ce secret là le peintre se fait secrétaire. Le langage même en est énigmatique, à décrypter. Sauf que cela fait signe, qu’il suffit au spectateur de se laisser porter par son œil, intérieur, le laisser suivre un fil invisible. La manière dont cette chose voilée scintille fait appel aux propres perceptions subtiles du regardant, touché alors dans ses propres zones secrètes.
La peinture est un silence bruissant, elle est d’abord le silence qu’écoute le peintre lui-même, où grésillent les formes qui viennent dire son désir profond – terme qui n’a rien à voir avec les désirs - sans qu’il sache d’emblée le décrypter. Et puis il y a l’écoute de ceux qui vont regarder. Car, interroger le secret de l’autre permet d’améliorer l’accès à ses propres nappes phréatiques...
Ecoutons ces nouvelles voix de peintres, ces voix intimes nécessaires à notre époque, peu encline à la méditation…
Mais Alias ?
Le premier numéro d’Alias, de mai-juin 1990, avait comme couverture un dessin de Gérard Serée « Thank you very much », et comme titre « Des zèbres et des girafes… Arts, Sciences, Spiritualité, modernité. Les Rencontres ».
Dans l’éditorial Carol Shapiro écrivait :
Ici, sur ce coin de planète, entre palmiers et cerisiers, des villes à lumière de charme...
Des habitants en mosaïque, des rivières, des galets, quelques jardins à senteurs ocres.
Les gens se croisent, parlent haut, comme disent les voyageurs. Nous sommes dans le vent des mers et des légendes, chaleur caressante et ouatée, écumes et montagnes jeunes… certains cherchent racine, c’est bien, parlent une langue qu’ils connaissent, d’autres recherchent le thym, c’est comme ils veulent ! Bonne chance aux niçois et aux autres… Ici, on m’a dit, cherche la particularité ! On la voit, on l’entend, dans les mots, le rythme, le passage. On la trouve dans l’esprit de certains, dans l’humour, la parade. Cette sorte d’ironie écumeuse qui peint les murs en chaud. Mais ce n’est pas tout…
Il y a dans le vent une métamorphose, certains disent « l’âge du verseau », peut-être, c’est l’âge de nous-même, sans rechercher au ciel de nouveaux signes fous. C’est le temps du flou, de la complexité, des frontières qui volent. La poésie entre dans l’aire, la matière retrouve l’esprit.
Ici, dans cette belle étrange planète, certains voient directement. Les diviseurs usent leurs manches à effacer leurs vieux dictons. On ne peut plus séparer la conscience.
Les vieux faiseurs de différence vont égarer leurs versets lourds.
ALIAS est un outil, un passant, une passerelle, un peu nomade dans l’esprit il cherche juste à rencontrer. C’est un reflet de ces mouvements, une balade dans le monde, histoire de montrer la ressemblance, de faciliter les échanges ; de faire vivre l’invisible, chaque jour ordinaire, entre deux signes blancs ».
Et puis deux petites phrases, dans la marge : …face au fanatisme des ségrégations, quelle est la force des lucioles dans les palmiers ? …
Et puis encore : Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri. Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut. Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien. (Omar Khayyâm, astronome, mathématicien, poète perse né en 1040)
La revue Alias commençait en musique, avec celle de Serge Pesce, musicien imaginogéniste, la musique imaginogène étant jouée tous les jeudis soir au Bar des Oiseaux, et puis il y avait Boy Ge Mendès, du Cap Vert, et puis les Manca 90 qui coïncidaient avec l’inauguration du MAMAC, où aurait lieu entre autres une mise en son et lumière d’une sculpture d’Albert Chubac par Luc Martinez…et, au Parc Phœnix, une nouvelle version de l’hommage de Luciano Berio à James Joyce en 1958.
Paule Stoppa, de son côté, démontra que les zèbres et girafes n’étaient pas seuls à s’enthousiasmer pour Alias « l’un des plus beaux, des plus énormes charivaris du siècle », les alligators eux aussi s’esclaffaient : « car Alias leur laissait plage blanche, voix au chapitre, car ALIAS, hourrah, s’ouvrait à leurs idées, à leurs écrits, à leurs engouements, à leurs modes, à leurs musiques d’alligators ! »
Il était donc vrai que, selon le principe d’altérité exprimé dans son titre, Alias accueillait des discours très hétéroclites, mais il était tout aussi vrai que la science y avait une place de choix. D’une manière ludique, ce qui était certainement la seule façon de s’adresser aux béotiens.
Comme par exemple sous la plume de Benoît Mandelbrot :
Pourquoi la géométrie usuelle est elle si souvent qualifiée de sèche ou de froide ? Ne serait ce pas dû au fait qu’elle se reconnaît incapable de décrire la forme des nuages, des montagnes et des côtes ? En effet l’œuvre d’EUCLIDE et de ses émules n’est que d’une piètre utilité lorsqu’il s’agit de répondre aux plus vieilles questions que l’homme se soit posées sur la forme de son monde. Du point de vue d’EUCLIDE, toutes les formes familières du monde naturel sont amorphes, et les mathématiciens proclament (bruyamment) que, désormais ils créent des structures affranchies du réel ayant des rapports de moins en moins directs avec quoi que ce soit de tangible. D’où en particulier l’absence d’illustrations dans les ouvrages modernes.
L’intérêt suscité par la théorie des FRACTALES paraît dû au fait que ses aspects mathématiques et empiriques se prolongent en aspects esthétiques et philosophiques. Cette combinaison implique une nouvelle vision du monde, entre la première vision classique (implicite dans les sciences héritières du système newtonien), dont l’accent porte sur le prévisible, et la deuxième vision (poétique et historique) qui insiste sur la singularité chaotique de chaque événement. (Benoît Mandelbrot)
(A suivre)