La forme géométrique ne se résout plus en elle-même, mais, tout simplement, elle ne se résout pas et elle n’est pas responsable d’elle à elle même. elle est autre chose qu’elle et, le fait de se placer en marge, signifie contredire et se contredire. et le marginal (comme André Chastel a dit à propos des grotesques) est toujours et partout le domaine de la permissivité. Et pour Madi la permissivité signifie : porter la forme à la négation du caractère statique de la forme qui devient autre chose par rapport à ce qu’elle était au moment immédiatement précédent et qui la rend non pas une affirmation absolue d’elle-même, mais l’articulation d’une métagéométrie qui nie la forme finie. En effet une géométrie qui n’est plus bordée par ses délimitations est une géométrie qui aboutit à un changement de forme selon ses complexions hyperboliques. Qu’est-ce qu’une forme géométrique qui ne nous dit plus ce qu’elle est, mais ce qu’elle est devenue sous notre regard ? Son déplacement en marge et son déportement de biais est une façon de frétiller d’elle-même pour devenir autre, dans le but délibéré de se refaire comme forme objective de ce qui est infiniment transmutable. La régularité géométrique se brise en une implosion d’équilibres déplacés afin d’imposer analytiquement le dévoilement d’une suspension inquiétante sous laquelle le message monosémantique de la géométrie même est remplacé par un précipité de distorsions structurales qui porte à la multiplication des sollicitations visuelles. Des équilibres en transit donc pour éluder la saturation de l’espace de manière que l’espace soit tout ce qu’est évanouissement de la plénitude. C’est-à-dire : « l’ordre n’est pas réductible à un ordre, mais à la débandade de son désordre, au détraquement de ses mouvements. Il se focalise sur le trouble de son ensemble spatial, en brisant la localisation de l’image formelle, et c’est pourquoi on peut affirmer que la forme est pleine parce qu’elle est renvoyée à la révocation de sa fixité et qu’elle n’accueille autre chose que l’ordre de l’équilibre… »
Cet extrait du texte de Gaetano delli Santi fait incroyablement écho à ce que Michel Jouët dit de son travail, et à ce qu’en disent aussi les critiques, historiens d’art, conservateurs de musées : que ce travail échappe à tout formalisme, à toute modélisation. Que ses règles sont à réinventer à chaque geste, à chaque réalisation, qu’aucune théorie justement n’en viendra le mouvement vers l’infini. Et MADI peut aussi inciter à cela – à cette liberté, cette libération – sans que des préceptes exprimables, exprimés historiquement, ne viennent faire tribunal sur ce que serait un geste MADI et ce que ne serait pas un geste MADI. Même si, dans l’exposition de Cholet, Michel Jouët a été situé dans la partie « Résonances », sa rencontre avec Arden Quin, avec la galerie Dorval, avec la galerie Orion de Catherine Topall, et certaines résonances, justement, avec des propos d’Arden Quin peuvent sans forçage le faire monter dans la « barraca » Madi, cette roulotte de gitans à la Lorca.
Entre plume et fil à plomb
Mais en tant qu’architecte, et amateur du Bauhaus à travers son goût pour Niemeyer, Michel Jouët pourrait rejoindre le désir de Fritz Levedag de créer de la « ligne illimitée ». Bauhaus comme stricte analyse des formes, rigoureux créateur d’un vocabulaire de points, lignes, surfaces, couleurs, etc. , et leurs rapports entre eux, mais aussi « école » d’incitation au fameux « durchbruch », un saut dans l’inconnu. A ce titre, le cercle à la plume, de 1992, est remarquable : il est pur paradoxe, pure rencontre improbable entre nature et culture, il est incongruité magique, pure lumière.
Grande source de plaisir au sens où le texte qu’il a installé à l’entrée de son atelier, un extrait du Philèbe, nous prévient, via Socrate, de ce que pourrait être un plaisir vrai.
Quand je parle de la beauté des figures (Platon, Philèbe)
La phrase qui commence par : « Quand je parle de la beauté des figures… » a été beaucoup citée par les défenseurs de l’art géométrique, la voici dans un peu de contexte :
Protarque :
Mais quels sont, Socrate, les plaisirs qu’on peut, à juste titre, regarder comme vrais ?
Socrate :
Ce sont ceux qui ont trait à ce qu’on appelle les belles couleurs, aux figures, à la plupart des odeurs et des sons et à toutes les choses dont la privation n’est ni sensible ni douloureuse, mais qui procurent des jouissances sensibles, agréables, pures de toute souffrance.
Protarque :
Comment faut-il encore entendre ce que tu dis, Socrate ?
Socrate :
J’avoue qu’à première vue, ma pensée n’est pas claire, mais je vais essayer de l’éclaircir. Quand je parle de la beauté des figures, je ne veux pas dire ce que la plupart des gens entendent sous ces mots, des êtres vivants par exemple, ou des peintures ; j’entends, dit l’argument, la ligne droite, le cercle, les figures planes et solides formées sur la ligne et le cercle au moyen des tours, des règles, des équerres, si tu me comprends. Car je soutiens que ces figures ne sont pas, comme les autres, belles sous quelque rapport, mais qu’elles sont toujours belles par elles-mêmes et de leur nature, qu’elles procurent certains plaisirs qui leur sont propres et n’ont rien de commun avec les plaisirs du chatouillement. J’ajoute qu’il y a des couleurs qui offrent des beautés et des plaisirs empreints du même caractère. Comprends-tu maintenant ? ou qu’as-tu à dire ?
Protarque :
J’essaye de comprendre ; essaye, toi aussi, de t’expliquer encore plus clairement.
Socrate :
Je dis donc, pour en venir aux sons, qu’il y en a de coulants et de clairs, qui rendent une simple note pure, et qu’ils sont beaux, non point relativement, mais absolument, par eux-mêmes, ainsi que les plaisirs qui en sont une suite naturelle.
Protarque :
Cela aussi est vrai.
Socrate :
Le plaisir que donnent les odeurs est d’un genre moins divin que les précédents ; mais, dès lors que la douleur ne s’y mêle pas nécessairement, par quelque voie et en quelque objet qu’il nous arrive, je le tiens toujours pour un genre qui fait le pendant avec eux et je dis, si tu me comprends bien, qu’il y a là deux espèces de plaisir.
Protarque :
Je comprends.
Arden Quin maître zen ?
Et si Michel Jouët dit s’être senti à l’aise dans le Mouvement Madi à partir du moment où Carmelo Arden Quin a souhaité l’y mettre, on peut aussi voir cette rencontre glissée, au-delà des mots, dans un certain rapport, plus qu’à l’objet, à son ombre, à son aura.
Arden Quin qui écrivait en 1990, à Paris : « Le Portique enseigne que le vide est infini, mais qu’il peut se changer en lieu, lequel, restant incorporel, devient limité. Que le moindre objet y vienne prendre place et la hantise de la vacuité disparaît. Dans cet esprit j’y vais de ma thèse sur l’objet dominateur. Le moindre petit objet, mais déjà dominateur. C’est ce qui peut seul rester du passage rapide. Le créé, et le sentiment de l’ané¬antissement s’évanouit. Cela a été constamment ma démarche : construire d’humbles objets. Dans le vécu, quoti¬diennement, sans hâte inutile, sous la loi de Léonard, celle de l’Ostinato Rigore. En toute naturalité, sans recours à la gloire du moment. De ces objets, les derniers en date, qui ne veulent rien exprimer, rien représenter, rien signi¬fier mais qui sont tout simplement, je fais constat, comme l’Evolution fait constat d’une rivière ou d’un fruit. Ce sont eux que je viens vous présenter aujourd’hui. A vous de juger de leur portée. Dans la pratique du tir à l’arc le maître Zen indique que pour atteindre le but il faut tirer comme si l’on tirait à l’infini. »
Michel Jouët maître de la lumière ?
Catherine Topall me faisait part de son goût extrême pour l’œuvre de Michel Jouët, insistant sur leur lumière. La lumière se passe de mots, ainsi que le haï-kaï. Et un certain silence, chargé, de certaines œuvres, incite au silence de la parole, car la parole est silence. Au sujet du travail, certaines « brèves », comme on le dit d’annonces dans le journal, font leur office autant que les longs discours, mettant en acte la simplicité de ce qui peut devenir « lumineux », tout superflu ayant été éliminé.
Comme dit Arden Quin : Le moindre petit objet, mais déjà dominateur. C’est ce qui peut seul rester du passage rapide. Le créé, et le sentiment de l’ané¬antissement s’évanouit.
Evidence de la création, ou création d’une évidence ?
Ainsi :
Plume : « Michel Jouët inscrit la nature dans des formes géométriques pures. Récupérées au gré du hasard, les plumes d’oiseau deviennent un cercle, un carré, ou des lignes droites. Il explore depuis 1990 l’étendue des possibilités qu’elles offrent ».
Ou bien :
Recouvrement : Le point de départ d’un recouvrement est une toile peinte en noir (parfois en couleur). Successivement Michel Jouët la recouvre d’une couche de peinture blanche veillant à superposer les blancs.
Fil à plomb : A la fin des années 80, Michel Jouët innove en utilisant le fil à plomb comme axe de sa peinture. La toile est penchée et le fil à plomb impose sa verticalité. Dans la continuité du fil et de la ficelle que l’artiste a toujours utilisés, le fil à plomb offre des possibilités infinies où la forme est soumise à la gravité.
Mettre les pieds dans la plate-bande
Dans l’exposition « Mouvement MADI International, Buenos Aires 1946-Paris 2008 » au Centre Latino-Américain de Paris, Michel Jouët présentait l’un de ses tableaux décalés, fracturés, déséquilibrés,
auxquels on pourrait appliquer la formule humoristique « mettre les pieds dans la plate-bande », qu’il employa devant ma caméra. Casser joyeusement, architecturer l’inattendu, habiter l’insolite… Mais investir une sorte de préciosité limpide qui reviendrait à aller se nicher dans un bijou. Si « Bijoux » est le titre que Michel Jouët a donné à une série de tableaux destinée à accompagner des bijoux, il est probable que ses tableaux eux-mêmes se présentèrent comme des écrins géants pour le regard, comblés alors de beauté suave.
Souhaitons à Michel Jouët d’autres inventions chantantes, sur le mode de la blue note, cette irruption de l’indicible.
Question liens : une donation d’œuvres MADI au CIAC.
Oui, l’aventure de la « Conscience Polygonale, de carMelo ArDen quIn à MADI contemporain » au Centre d’Art Contemporain de Carros se poursuit sous la forme de la donation d’œuvres par dix artistes MADI ayant participé à l’exposition. C’est ce qu’a déclaré Frédérik Brandi, directeur du CIAC, le 25 juin dernier au cours de l’allocution qui inaugurait l’exposition « Par-delà les frontières du regard » (un itinéraire choisi autour de la donation André-Verdet au château de Carros)
s’inscrivant dans le cadre de la manifestation « L’Art contemporain et la Côte d’Azur – Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011 », déploiement d’expositions et d’événements qui est aussi l’occasion rêvée de fouiller l’histoire des Alpes-Maritimes.
Vous avez dit l’Histoire ? Occasion de rendre à César…
L’Histoire racontée est souvent oublieuse, ainsi la présente exposition du Groupe 70 à la Galerie Sapone ne déclenche chez les journalistes, dans leurs articles, aucun retour sur le fait que c’est la Galerie Alexandre de la Salle qui réunit pour la première fois Max Charvolen, Martin Miguel et Serge Maccaferri (avec Dolla et Isnard)
et que la première exposition intitulée « Groupe 70 » eut également lieu à la galerie de la Salle en 1976.
Dans « Le paradoxe d’Alexandre », catalogue de l’exposition « Paradoxe d’Alexandre » (les quarante ans de découvertes des plus grands artistes des Alpes-Maritimes par la Galerie Alexandre de la Salle, exposition voulue par Frédéric Altmann, fondateur et directeur du CIAC), un paragraphe tiré du catalogue « A propos de Nice », l’exposition de Beaubourg organisée par Ben en 1977 est citée par Max Charvolen : « 1970 : Exposition « INterVENTION » chez de la Salle, avec Alocco, Charvolen, Maccaferri, Miguel, Dolla. Cette exposition fut organisée par Monticelli. Ce fut une rencontre importante pour la formation du Groupe 70. Nous étions déjà ensemble aux Arts décos en 1964 et nous nous sommes retrouvés six ans plus tard. Charvolen ».
« INterVENTION » chez de la Salle
La question de l’origine est essentielle, ce mode sur lequel des événements ont créé de la pensée, de la cohérence, du vocabulaire, individuel et social. Bien sûr, pour le Groupe 70, les théorisations de Raphaël Monticelli sont fondamentales. Il est le Pierre Restany du Groupe 70. Et la Galerie Sapone a bien raison de donner ses lettres de noblesse à ce mouvement incontournable.
Rendre à César (2) : et le grand Jacques Lepage ?
Il faut aussi espérer qu’au milieu de tous les déploiements, justice soit rendue à Jacques Lepage, qui, au début des années 50, créa pratiquement « ex nihilo » une présence de l’Art Contemporain dans les Alpes-Maritimes. Pas de pont entre « l’art moderne » (quoique constitué de géants, Picasso, Matisse, Léger, Chagall etc.) et un art révolutionnaire. Ce fut l’action inspirée de Jacques Lepage qui fonda quelque chose de cet ordre. Frédéric Altmann a mis bout à bout ses archives pour articuler un récit objectif - puisqu’il s’agit d’archives - où il mentionne qu’en 1951 a lieu une exposition d’Art Abstrait à l’Art Club, Nice Côte d’Azur (association artistique, internationale, indépendants), dans le Comité d‘honneur : Cassou, Matisse, Picasso, Jarema, Cassarini, Dussour, Malausséna, Appenzeller, Leppien, Villeri. Et c’est la rencontre de Jacques Lepage avec « Armand », au Club des Jeunes à Nice. Lors de son séjour à Nice, Anton Tchekhov compare Nice à Yalta : « Quelque chose de petit bourgeois, qui sent la médiocrité et la foire »…« Le « Club des Jeunes » est à l’origine un club plus ou moins réservé à des poètes et à des écrivains, au sous-sol du « Ballon d’Alsace ». La première conférence est donnée par Arman et Éliane Radigue. « Le club des Jeunes, raconte Arman, était très important à Nice ; je me souviens, en 1956, j’y ai fait une conférence où tout était faux, tout était bidon. J’ai parlé des rapports ethnologiques dans l’histoire du jazz. J’inventais tout, et les gens prenaient des notes. »
Sa rubrique « 1953 », Frédéric Altmann la commence par une phrase de Van Gogh : « L‘avenir de l’art nouveau est dans le midi de la France ». A la « Biennale de Menton », entre autres : Delvaux, Magritte, Peire, Matisse, Dufy, Kisling, Atlan, Bauquier, Cassarini, Gastaud, Leppien, Lhote, Malausséna, Marzé, Geer Van Velde, et … Jean Villeri… En mars 1957, à l’Hôtel Scribe, la rupture avec le passé se précise avec la « Semaine de l’Art Vivant », entre autres œuvres d’Armand, Atlan, Borsi, Cocteau, Cassarini, Dauphin, Faniest, Leppien, Villeri… Conférences et débats avec Jacques Lepage, Jean Onimus, R.P Jarrié. Un peu plus tard, Galerie Longchamp : Chubac, Gilli, Raysse, Ischy, Roualdès, Borsi… et… Jean Brandy (le père de Frédérik Brandi) dans l’exposition « Peintres de Vingt ans », Cocteau présent au vernissage. Et fin 1959 c’est la création par Guillaume Morana de la Troupe théâtrale « Les Vaguants », essentiellement ouverte aux auteurs contemporains, Ionesco, Beckett, Vian, et aussi aux travaux de l’École de Nice, grâce à son administrateur, Jacques Lepage. En février 1959, la galerie D’Egmont (Bruxelles) présente une « Sélection Côte d’Azur » avec Martial Raysse, Jean Brandy, Richard Paf, Jean Roualdès.
Des histoires de chewing-gum
En octobre 1959, au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, c’est la « Première Biennale de Paris Manifestation Biennale et Internationale des Jeunes Artistes (…) L’œuvre présentée par Yves Klein est une proposition monochrome bleue de grand format, sur laquelle, le soir du vernissage, un mauvais plaisant colle un chewing-gum pour manifester son mépris… Juste retour des choses, la pièce « Chewing-gum » de Gilbert Pédinielli a intéressé Antoine Damiani, Maire de Carros).
En 1960, c’est connu, Yves Klein déclare : « Je pense que l’École de Nice est à l’origine de tout ce qui se passe depuis 10 ans en Europe », et que « La peinture, c’est la bonne santé ! », en réponse à la question de Georges Mathieu : « qu’est-ce que la peinture ? » En 1960, c’est l’année de la commémoration du Centenaire du Rattachement de Nice à la France, ville balnéaire, saisonnière. Pas d’équipement universitaire, pas de musée d’art moderne, des galeries d’art pour touristes, et une presse locale qui fait totalement l’impasse sur l’art contemporain. Certains artistes niçois s’exilent à Paris, ce que Claude Rivière va totalement changer avec son article mémorable intitulé « Y a-t-il une école de Nice ? » Et le 15 juin 1961, dans « Les Lettres Françaises », ce sera Jacques Lepage qui parlera d’une « École de Nice » à propos d’une exposition Robert Malaval à Cannes.
Le 13 juillet est inauguré à la galerie Muratore, Nice, le 1er Festival du Nouveau Réalisme, comme on le sait Sacha Sosnovsky relate l’événement dans le numéro 110bis de Sud Communications. Pas un commentaire dans la presse locale, sauf André Verdet qui, dans la revue parisienne « Aujourd’hui-Art et Architecture » n°33 écrit : « A Nice, beau scandale à la galerie Muratore avec l’exposition du « Nouveau Réalisme » présentée par Pierre Restany, le gros public niçois, un des plus rétrogrades de France du point de vue littéraire et plastique, qui en est resté, je ne blague point, à Claude Farrère et à Chéret, n’est pas encore remis du coup de poing qui lui a été décoché par ceux qu’il appelle déjà les blousons noirs de la peinture moderne, etc. »
Toujours Jacques Lepage
Et l’été 1962 « Le Premier Festival des Arts Plastiques de la Côte d’Azur » est organisé au Bastion Saint-André d’Antibes par Jacques Lepage et Jaréma. « A cette occasion, écrit Frédéric Altmann, une accumulation de brosses à dents d’Arman est piétinée par un amateur de peintures, en signe de protestation. Après le chewing gum collé sur la toile de Klein à Paris ». En mai juin 1964, à Antibes, Cannes, Menton, Monaco et Galerie A (Nice), avec Claude Gilli, Bernard Venet, André Verdet, Robert Malaval : « Deuxième Festival des Arts Plastiques de la Côte d’Azur » (architecture, peinture, sculpture, graphisme), organisé par Jacques Lepage, Jarema, Jean Villeri, le Docteur Marino. Jean Villeri écrit : « Notre époque souffre d’une inadaptation à un modernisme qui va trop vite, mais aussi d’un esprit rétrograde qui s’agrippe aux habitudes dans lesquelles l’homme reste englué… »
Tous ces individus qui, un par un, et tout au long de leur vie, ont été soucieux d’organiser des événements où les nouveaux langages exploseraient, il est impossible d’en réunir les travaux de manière exhaustive, et des célébrations telles que celle-ci ne permettent que d’en faire résonner de très brèves salves. André Verdet est de ceux-là, et l’un de ses mérites, en dehors de la valeur de son œuvre plastique et poétique, est d’avoir tellement écrit sur les artistes autour de lui. Jani, sur qui il a écrit, lui a rendu la pareille en écrivant poétiquement sur lui.
André Verdet et Jean Villeri
Ainsi, de Jean Villeri, dans la revue « XX° Siècle », (1963), André Verdet écrivit : « Je connais Jean Villeri depuis de longues années. Il habite Cagnes-sur-Mer, il est mon voisin, j’ai suivi les étapes de son œuvre. Œuvre silencieuse s’il en est, nourrie de solitude, pétrie de solitude, œuvre concentrée sur elle-même et néanmoins ouverte aux grands courants du siècle et qui débouche superbement aujourd’hui à l’orée d’une civilisation nouvelle, de l’ère spatiale.
Ami des poètes et de la poésie, cet artiste, que René Char un des premiers découvrit, se fait du métier de peintre une idée souveraine, qui n’admet ni les facilités ni les compromissions. Loin des modes officielles et au cœur d’une profonde vérité méditerranéenne où il modèle sa vie quotidienne, Jean Villeri a sans doute été jusqu’à sa récente exposition à Paris à la Galerie Blumenthal un malconnu. Le peintre, habitant la province, se soucie fort peu des us et coutumes et intrigues de la vie artistique parisienne, celle régnant sur les arts et bien souvent les régentant d’une façon occulte. L’exposition à la Galerie Blumenthal a imposé d’emblée et pour jamais la présence d’une œuvre à la fois insolite et rayonnante, embuée de mystère et proche de notre cœur, et qui nous livre le secret d’une durée et d’une distance - l’abord d’un univers, celui qui relie notre regard à l’étoile, celui qui gravite, s’attire, établit son harmonie à la mesure d’une goutte de sang ou de rosée et d’un astre. Nul ne doute que pour Jean Villeri toute cellule est un grand cri ouvert sur l’avenir, qu’il n’y a pas de monde mort définitif. Sa toile est tout d’abord une mer de ténèbres, un abîme d’angoisses, la nuit du magma et du chaos, d’où giclent des cratères et des boues et des fumées. Croyez alors au drame intérieur du peintre, a ses terreurs même par delà sa sagesse habituelle, sa souriante sérénité…Le tableau achevé et qui ouvre sur la durée perpétuelle, sur l’espoir des mondes et des galaxies, portera pourtant au plus épais de son épiderme, de sa chair encore palpitante le reflet de ses terreurs génésiques. Condition de l’homme constamment préservée…Sublime précarité, miraculeux équilibre entre l’abîme et la grandeur. Le courage de l’homme, de l’artiste est de faire face, de ne rien se cacher, et de bâtir au long des siècles successifs, siècles accablés de misères, de doutes amers mais encore d’espérances glorieuses. L’œuvre de Villeri, lyrique, nous donne à voir et quasiment à toucher ce témoignage, qui est de liberté ».
Jean Villeri et Anne-Marie Villeri
Et Anne-Marie (Villeri), qui, évidemment, est la personne qui le connaît le mieux, a écrit pour le catalogue de l’exposition « C’était t’en souviens-tu… à Cagnes », exposition Rétrospective des peintres de Cagnes-sur-mer au Château-Musée Grimadi du Haut-de-Cagnes (jusqu’au 5 septembre 2011) : « Jean Villeri (1896-1982) naît à Oneglia (Imperia, Italie) d’un père chef d’orchestre - compositeur émigré à Cannes. À 16 ans il ose un envoi au Salon des Artistes français. À la faveur des leçons données en plein air, il pose son chevalet dans les ruelles du Haut-de-Cagnes où il croise Soutine, Kikoïne, Osterlind, Renoir. En 1925, la Société des Beaux-Arts de Nice acquiert « La cueillette des olives » peinte au jardin des Collettes. Bonnard, son voisin du Cannet, auprès de qui il expose en 1926, oriente profondément sa pensée. En 1929, sa rencontre avec Picabia, Villon, Crotti détermine son engagement dans la non figuration ; il adhère en 1934 au mouvement Abstraction-création, fondé par Herbin, Kandinsky, Mondrian, Vantongerloo. Au sein de la Nouvelle Ecole de Paris il participe à de nombreuses expositions nationales et internationales, et aux Salons des Réalités Nouvelles et de Mai de 1947 aux années 70. Cagnois dès 1940 à l’instigation de Geer van Velde, les turbulences de la guerre le contraignent en 1944 à fuir dans le Gard où il rejoint son ami René Char, Michel Seuphor l’héberge un temps. Artiste engagé, comme le témoigne sa conférence « Pourquoi la peinture doit elle être non figurative ? » (Lausanne 1949), et l’article de presse « Pourquoi la vie artistique du Haut de Cagnes est-elle en veilleuse ? » (1960), il s’éloigne volontairement du tumulte de Paris où ses expositions personnelles les plus importantes - galeries Henriette, 1939 ; Maeght, 1948 ; Creuze, 1958 ; Blumenthal, 1963 - sont préfacées par René Char, René Gaffé, Pierre Guéguen. C’est à Cagnes, à l’écoute des événements de son époque qu’il réalise une œuvre « sauvage » structurée en une étrange force à la violence contenue (Contestations Paris mai juin 68). En contrepoint, il réalise aussi des toiles et des papiers à la gestuelle lyrique. Il intègre à son travail des matériaux ramassés sur les rivages méditerranéens : sable, fragments de lièges, bois d’épaves, fer, filins… Libre, solitaire, il traverse le siècle en explorant des recherches variées. Ses peintures matières sont révélées au Château Musée de Cagnes-sur-Mer en 1968, puis pour sa rétrospective au Couvent royal de Saint Maximin dans le Var en 1980. Des hommages lui sont depuis renouvelés dans plusieurs musées : Nice, 1988 ; Carros 1999 ; Cagnes, 1994 et 2002 ; San Remo, 2002. (Anne-Marie Mousseigne-Villeri)
En novembre 1999, le CIAC lui a consacré une exposition dont le catalogue a été préfacé par le philosophe subversif Marcel Paquet sous le titre « La traversée du visible », et dont le dernier paragraphe est impressionnant : « Peinture de l’avenir, les œuvres de Jean Villeri fondent sur notre monde comme des oiseaux de proie et le déchirent (« Je voudrais peindre un tableau qui tue, confia-t-il à sa femme Anne-Marie) : toutes les identités sont soudain subordonnées à la différence, non à la différence intra-identitaire (A n’est pas B), mais à la différence absolument différente qui vient vers nous, qui nous domine et qui est là, attendant d’être vue dans cette rétrospective du troisième millénaire, expérimentable à Carros. »
Un cahier de Jean Villeri en villégiature à Hofgastein en Autriche, daté de 1936-37, est plein de figures inquiétantes, énigmatiques au sens très fort qui pose la question de la limite entre figuration et abstraction. Le texte d’Anne-Marie qui présente le cahier se clôt sur cette phrase de Jean, qui y répond : « Je vois la nécessité de m’éloigner de toute contrainte, de toute idée théorique pour me livrer à fond et complètement en me plaçant hors du moment de cette distinction du figuratif et du non figuratif ».
L’exposition du CIAC autour de la Donation Verdet est une mine de pistes dans l’arborescence d’un monde éblouissant de créativité, j’en ai pris Jean Villeri comme le paradigme, et André Verdet est aussi, non pas une planète, mais un ciel étoilé à lui tout seul. J’ai déjà parlé de lui dans cette chronique, et lui ai consacré un livre : « La parole oraculaire » (Editions Melis). Un « Samedi de Carros » prochain le célèbrera.
Même si dans le chapitre précédent des éclaircissements ont été donnés sur les intentions de l’exposition par Frédérik Brandi, voici sa préface in extenso :
Par-delà les frontières du regard
Établi dans le château médiéval de Carros, le Centre international d’art contemporain constitue un point de rencontre singulier entre le patrimoine historique et la création artistique. Particularité peu commune pour un centre d’art, le CIAC dispose d’une collection de plusieurs centaines d’œuvres, reflétant la diversité de la production artistique sur la Côte d’Azur au cours des dernières décennies. Par sa programmation à l’année il tente d’une part de « revisiter » l’histoire de l’art en empruntant ses failles et ses itinéraires-bis, et d’autre part d’entretenir un dialogue avec le monde, depuis un territoire identifié qui est lui-même un carrefour et un lieu de passage. Ce positionnement dialectiquement ouvert sur l’ancien et le nouveau, le local et le lointain, l’illustre et le modeste, est une matière constante de réflexion pour les publics comme pour les artistes d’aujourd’hui, une manière de reconsidérer par l’expérimentation le point de vue sur les problématiques traditionnellement liées à la création artistique.
Inscrite dans le parcours de la manifestation « L’art contemporain et la Côte d’Azur - Un territoire pour l’expérimentation, 1951-2011 », la présente exposition met en lumière, autour du fonds d’œuvres donné à la ville de Carros par le poète et collectionneur André Verdet (1913-2004), une vision singulière de l’histoire - et des petites histoires - de la création contemporaine sur la Côte d’Azur. Présentation sélective de la donation Verdet, complétée par de précieux emprunts dans le reste de la collection et aussi à l’extérieur, l’exposition tend à dépasser les frontières du regard pour « rendre fertile la rétine de l’œil » en regroupant plusieurs générations d’artistes ayant travaillé au même moment dans le même périmètre mais dans des directions différentes, formant ainsi un panorama subjectif d’artistes azuréens ayant croisé la route et le regard de Verdet. Poète, résistant, écrivain, plasticien, homme engagé, André Verdet fut l’une des figures centrales de ce microcosme à géométrie variable. Son regard aiguisé et ses amitiés éclectiques lui ont permis de bâtir, à travers sa vie et sa collection, un récit particulier de l’aventure de l’art contemporain sur la Côte d’Azur. Intime des grands maîtres de l’art moderne comme Picasso ou Léger, dans le mouvement de jeunes avant-gardistes autour d’Antibes dès les années 50, Verdet a su rester attentif aux mouvements et aux courants qui ont traversé son époque, des « Nouveaux Réalistes » à « l’École de Nice » en passant par le « Groupe 70 » et autres expérimentateurs. Il a également soutenu et aimé nombre d’individualités, d’artistes singuliers, souvent liés à ses lieux chers : Saint-Paul-de-Vence, Cagnes-sur-Mer ou Vallauris.
L’accrochage a donc ménagé des zones aussi bien géographiques qu’esthétiques ou même affectives pour distribuer et regrouper les œuvres. Ainsi, au fil de l’exposition, on rencontrera les résonances de l’histoire - de la deuxième guerre mondiale aux contestations plus récentes - on goûtera les affinités électives cultivées au gré des villages, on croisera les échappés des mouvements liés à l’école de Nice, on retrouvera le « dynamisme pictural » autour du catalyseur Fernand Léger, on (re)découvrira les jeunes loups et les glorieux ainés de la haute époque d’Antibes…Par ailleurs, des regards extérieurs traduisent la singularité de cet ensemble, avec des portraits d’artistes, témoignages photographiques de Frédéric Altmann,
qui fut l’ami proche de Verdet et le premier directeur du CIAC, et une intervention de Caroline Challan Belval, jeune artiste en résidence au château au mois d’août, pour une séance d’échange avec le public autour de la collection et de la création. Sans nullement prétendre à une quelconque exhaustivité, en raison des bornes objectives de la donation, cette exposition définit fidèlement le parcours d’un homme aux multiples facettes et son engagement vis-à-vis des artistes. Elle offre aujourd’hui, face à l’histoire, deux versants d’une même réalité, celle des créateurs originaires de la région et qui en ont franchi les limites, comme celle des artistes venus d’ailleurs mais dont le destin s’est partiellement forgé ici avant de rayonner à nouveau à partir de nos rivages.