Dans « Mad Max » on passe son temps à occire son prochain pour quelques précieuses gouttes d’essence ! Visionnaire, prophétique, George Miller ? Pas vraiment, Il suffit de suivre la trajectoire de l’or noir depuis les premiers choc pétroliers pour retracer la carte du mal moderne. Ce fut d’ailleurs l’une des dernières œuvres de BP. Une carte du monde sombre comme une macule qui s’étend inexorablement faisant fi des frontières !
Car le pétrole surgit des profondeurs, comme un succube lovecraftien est omniprésent, omnipotent. Il réglemente nos vies en surface comme en coulisses, pénètre nos sociétés par tous ses pores (politique, religion, publicité, commerce, industrie), graisse ses rouages en même temps qu’il les souille. Le meilleur ami de l’homme, son pire ennemi ? En tous cas, la figure prométhéenne guette : « Tout ce qui roule, vole, flotte, chauffe, parfume, habille ou se mange est lié de près ou de loin à ce jus de bitume, le plus consommé sur la terre, après l’eau », Cyril Jarton (préface du catalogue « BP, Splash »).
Le nouvel ordre noir aurait-il laissé au Narcisse post-atomique juste une flaque de mazout pour se mirer dedans ? Le Pétrodollar a pris ses marques avec Ford quand Winston Churchill décida de troquer le charbon contre l’essence afin de rendre plus opérationnelle la flotte alliée en guerre contre le 3ème Reich. Aurait-on chassé une dictature pour en mettre en place une autre ? Autant de questions que décident de soulever dès 1984 Richard Bellon, Renaud Layrac et Frédéric Pohl, trois élèves de la Villa Arson prêts à en découdre après avoir vu une exposition du marseillais Richard Baquié. « Le pinceau nous est tombé des mains ! Nous avons commencé à travailler nous aussi avec des machines et de l’huile de vidange. Notre nom de guerre, BP fut un hasard. Au départ c’était nos initiales : Bellon et Pohl », commente Frédéric Pohl, l’un des premiers artistes niçois à avoir investi les ateliers Spada.
Fort d’une œuvre inaugurale en forme de triptyque monochrome - trois vitrines/jauge d’essences à différents stades de raffinage - le trio pirate le sigle de la British Petroleum pour entamer sa plongée en eaux troubles. En deux décennies, BP n’a eu de cesse d’inventorier via des installations, sculptures, dessins, photos, toutes les formes que prend « l’hydre au carbure » pour s’infiltrer. Des objets du culte (Casques, combinaisons de F1, peinture de voitures, calandres) aux totems de l’énergie fossile (Derricks, Trépans, pipeline, bidons,) sans oublier les dessins à l’huile de vidange qui dénoncent ces éminences grises, qui de Nestlé à Toyota règnent sur l’hyperconsumérisme. « Nous avons détourné les typos des multinationales, comme celle de Ford qui nous a servi à écrire Oil for food, ou bien leur iconographie tel le pégase de BP » Mais que peut-on faire face à une tache d’huile que rien n’arrête ? La sublimer en Land Art comme le fit BP à Artefact en Suisse en installant une mini marée noire. Remettre de l’huile sur le feu ? Noircir le tableau ? Pour BP, qui se réduit en duo en 1991 autour de Renaud et Frédéric, il s’agit d’un constat.
La célèbre firme britannique le voit, elle, d’un autre œil et, alertée par les bruits de cimaise finit par écrire deux fois aux séditieux niçois « La dernière fois, c’était en 1993, pour être sûr que l’on ne s’intéresse pas à la pollution. Ce n’était pas notre préoccupation, mais deux ans plus tard on s’attelait à la tâche. Mais bon, au moment où ils nous ont intimidé, il était un peu tard, nos pièces étaient déjà dans la collection du Musée Beaubourg ! », commente Frédéric. Car les BP ne font pas dans la dentelle de Bruges et s’effacent même pour mieux laisser parler leurs œuvres implacables comme le métal d’un tanker. Ce n’est que bien plus tard dans les années 2000 que l’on commença à parler d’une nouvelle génération d’artistes saboteurs revendiqués par Hakim Bey, prenant des formes diverses, des Yes Men performeurs ricains s’impliquant physiquement dans des « canulars institutionnels » au grapheur masqué Banksy. Partis trop tôt, nos arsonniens, pas assez dans l’air du temps ? La cible était-elle trop ambitieuse ? Victimes d’autocensure rampante ? Autant de questions en suspens qui finiront par avoir raison du duo. BP, après plus de 20 ans d’activité, se sépare en 2008 alors que l’Arsenal de Metz leur consacre une rétrospective.
L’après BP : Panne sèche et nouveaux potentats !
Fred Pohl : « L’art engagé a ses limites, l’art contemporain fait aujourd’hui partie du spectacle de la démocratie… »
« Avant la guerre du Golfe, nous avons beaucoup vendu et exposé. Puis après un fléchissement, tout est reparti pour nous en 2004 avec une exposition chez Catherine Issert. Avec le recul, cette exposition baptisée « Nouvel Ordre Mondial » fut clé car elle présentait les pièces les plus pertinentes autour de la corruption, l’argent sale et la guerre sur fond de derricks ». Ainsi une dizaine de fontaines à essence via un système de pompes maculent en boucle les fondamentaux de la propagande américaine en Irak. Découpés en creux dans le métal « Démocratie », « In god we trust » ou « Way of life », pleurent des larmes de pétrole, du sang noir s’échappent des plaies ouvertes ! Alors que BP fait, un an après, un passage remarqué à la FIAC, la panne sèche guette Frédéric Pohl. Plus un problème de foi que d’inspiration semble-t-il : « Nous avions fait en 20 ans l’inventaire de toutes les possibilités autour du pétrole. D’autre part, avec le nouveau millénaire, de nouvelles problématiques m’ont paru plus inquiétantes même si le pétrole reste toujours vecteur de conflits meurtriers et le baromètre de la géopolitique. Ma préoccupation s’est orientée vers les nouveaux oligarques et le spectre d’un nouvel ordre mondial, un niveau supérieur dans la manipulation. Les dérives de l’empire pétrolier me paraissent presque light par rapport à ces nouveaux enjeux ! Je développe ça sous forme de lettres d’information et autour d’un site web. Mais cela reste une enquête que je fais pour moi-même, plus qu’un engagement artistique. C’est juste une intention citoyenne, une réaction par rapport à la violence économique orchestrée par la finance spéculative, les lobbies industriels, politiques et les médias. Ce qui est fait actuellement peut difficilement être traité dans une galerie d’art. L’art engagé a ses limites, l’art contemporain, fait aujourd’hui partie du spectacle de la démocratie, la liberté d’expression des artistes est de plus en plus soumise à l’autocensure qui fait plus de dégâts à mon sens que la censure des trente glorieuses ! » Un constat que d’aucuns jugeront lucide, d’autres trop pessimiste. En tous cas, s’il ne crée plus, Frédéric continue de vivre de l’art plastique : « Comme beaucoup d’artistes, j’ai dû enseigner pour faire bouillir la marmite, je suis rentré au Pavillon Bosio. Comble de l’ironie, le 11 septembre 2001 je serrais la main de mon directeur, Michel Enrici, pendant que les avions percutaient les Twins towers… »
Renaud Layrac : « Avec le pétrole on avait la matière, on se salissait les mains, on payait de notre personne. Aujourd’hui c’est plus difficile, c’est l’ère du virtuel ! »
Et si Frédéric Pohl a rompu les amarres avec son passé de plasticien, au point d’envisager de brûler ses œuvres, il croise parfois au Pavillon Bosio, Renaud Layrac, son ex-comparse qui y enseigne également tout en poursuivant, lui, sa carrière : « Au delà de la Petrópolis, le projet BP nous a permis de parler de beaucoup de choses, des enjeux de la peinture, de la sculpture, mais aussi de la vie et la mort. D’une certaine manière, les champs étaient si vastes que nous avons pu tenir plus de 20 ans. On s’est séparé en haut de la vague. » Ses meilleurs souvenirs : « Je suis attaché à la première période, l’assemblage de bidons, l’objet très brut avec une transformation minimale, juste un décalage comme les colonnes de barils suintant de pétrole, les monochromes noirs à base d’huile de vidange, Des choses très simples minimales qui parlent bien de peinture. Ce sont les pièces les plus simples que je préfère, qui ne portent pas un message évident au premier abord et sont pourtant très riches »
Un travail reconnu par leurs pairs qui a laissé des traces. Lors de la grande rétrospective « l’Art Contemporain et la Côte d’Azur » en 2011, les œuvres de BP furent à l’honneur notamment au Musée Chagall pour « La Peinture Autrement » et à la galerie Catherine Issert. Quant à leur sujet d’étude, il n’a pas pris une ride : « Depuis 2008, la situation par rapport à BP n’a pas tellement changé, Dans les années 80, on était dans le code de la communication, la pub, l’argent de l’or noir, moins sur l’idée de pénurie qui, malgré les chocs pétroliers n’est venue que plus tard. La guerre du Golfe a montré que guerre et pétrole pouvaient être associés. A la fin des années 2000 certains croyaient qu’on était opportunistes, mais on leur disait : hé, on travaille là-dessus depuis 1985 ! Malgré les discours, c’est toujours la fuite en avant. C’est un sujet d’actualité encore pour longtemps, jusqu’à la fermeture des robinets ! », ironise Renaud. Autre singularité, le collectif ne doit sa percée qu’à ses travaux, le tout à l’ego n’a jamais été de mise : « BP s’opposait à l’image romantique de l’artiste solitaire. Il y a peu de portraits de nous. On ne montrait pas nos visages par opposition au règne de l’ego triomphant, du vedettariat qui sévissait alors. Nous avons joué la non image, l’effacement. C’était un engagement. A côté, la reconversion a été compliquée ». Une reconversion qui pour Renaud prend plusieurs directions, photos, installations, sculptures autour de la préoccupation de l’espace, de l’architecture : « Comment comprendre le monde qui nous entoure sous l’angle de l’abstraction dans l’esprit de Thomas Schütte ou Robert Morris ». Quant au thème du pouvoir, il est toujours dans le collimateur de l’artiste qui, depuis qu’il œuvre en solo, a déjà à son actif deux expositions personnelles : en 2014 à la galerie Incognito à Paris et en 2011 BANK à la galerie Josée Martinez à Lyon. « J’avais réalisé un reportage à la Défense et à Francfort au siège des banques sur les bâtiments du pouvoir. Après l’empire industriel, la haute finance est devenue le premier pouvoir. Avec le pétrole on avait de la matière, on se salissait les mains, payait de notre personne. Aujourd’hui c’est plus difficile, c’est l’ère du virtuel. Je travaille sur la transparence, le verre. Je suis encore engagé tout en restant plus à distance, moins dans la dénonciation, j’observe les mécanismes, je montre leur opacité et la manière encore plus insidieuse qu’utilisent ces super puissances de l’ombre pour infiltrer les arcanes du pouvoir »