Et Juan Manuel Bonet termine ainsi : « Parallèlement à sa peinture, Aurélie Nemours a élaboré depuis 1945 une œuvre poétique secrète, com¬posée de titres comme Midi la lune (1950), Equerre (1965), Haïti ô Erzulie (1974) et Oscillatoire (1991). (…) Richard W. Gassen a souligné que « ce n’est pas un hasard qu’une grande partie de ses tableaux ait un titre, contrairement à la pratique de nombreux représentants de l’art concret qui désignent leurs œuvres par des numéros, des termes techniques ou la mention sans titre ». Aurélie Nemours a été attirée il ne pourrait en être autrement au vu de l’importance que l’intuition revêt pour cette amoureuse de l’exactitude - par la possibilité de dialoguer avec les textes des autres. En 1979, six gouaches accompagnent un texte en prose de Gertrude Stein, « Earlv and Late » (publié par Verlag 3 de Zürich). Je ne connais pas ce livre, mais tandis que je termine d’écrire ces ligues, sur ma table de travail est ouvert le coffret « Noir demi rose » (Editions Paul Bourquin, Besançon) [1], dans lequel on trouve sept sérigraphies de l’artiste avec sept haïkus d’Hugo Caral, dont celui-ci : « parfaite la forme / sur cet espace limité / dit ce qui est hors de limites.
Bienvenue donc, à Valencia, à Aurélie Nemours qui, non seulement nous montre quelques uns des admirables tableaux peints récemment dans le calme de son atelier, mais encore nous aidera, lors d’une rencontre, à les comprendre et à les situer dans son œuvre, un travail qui, depuis les années quatre vingt, est reconnu comme il le mérite, et autour duquel il serait souhaitable, dans un ave¬nir proche, d’accueillir dans notre pays une rétrospective semblable à celle qui eurent lieu en 1089 à la Stiftung für Konkrete Kunst de Reutlingen on trouve dans ce catalogue un texte du peintre Gottfried Honegger – et en 1992 au Musée de Grenoble, ou semblable à celle qui a traversé ces derniers mois trois institutions aussi actives dans le champ de l’abstraction géométrique que le Wilhelm Hack Museum de Ludwigshafen, le Josef Albers Museum de Bottrop, et le Museum für Konkrete Kunst de Ingolstadt ». (Juan Manuel Bonet)
Dans la plaquette de l’exposition de mars 1986 à la galerie Denise René, « Nemours », avec sous-titre « Synonymie », un texte poétique de « Nemours » elle-même (du 10 janvier 1986) est justement très synonyme de sa recherche plastique. Et d’une facture qui fait que l’on comprend qu’elle ait aimé les haïkus d‘Hugo Caral, ainsi que les chants, cris des rues, contes etc. haïtiens dont je dirai quelque chose tout à l’heure concernant son livre « Ô Erzulie ».
Mais d’abord : l’un de ses textes magiques sur sa peinture, et LA peinture :
rythme nombre
synonymie
vitesse et courbe à décrypter/l’accord est la conversion/de l’espace mesurable en intériorité/ peinture-plan/ta loi hiératique/au-delà de l’incertitude vitale/les constantes/rythme-nombre/une seule réalité porte l’édifice/ cette figure justement singulière/mort de l’apparence
de la forme au non forme-/la forme leurre/de la composition au répétitif/l’abîme du répétitif affronte le temps/de l’innombrable au « point »/le paradoxe du point/la loi des inverses en présence est créateur/à une telle puissance/qu’elle figure/la tension ou mouvement immobile
courbe droit/les pôles du monde formel/et l’évidence qu’il n’y a pas d’autre générateur/la courbe charnelle se réduira elle même/l’oblique est une errance/enfin apparaît cette approche de plénitude/de grandeur et de paix et de gloire en final/qu’assume le rythme de deux droites
vertical horizontal/nous donne le signe « plus » ou le signe « croix »/le cœur du signe nous donne « le point »/que nous appelons « carré »/le point que nous appelons carré est potentiel/ de l’horizontal-vertical/ce signe est irréductible
de la lumière à la couleur/ce n’est pas la couleur prise dans le spectre/mais le spectre dans la couleur/un pourpre irradie l’octave/non lumière existentielle encore figurante/mais le « point » de l’arc/au noyau de la matière/le paroxystique affrontement/instant couleur
la jonction de deux plans invoque par réfraction/le volume fictif d’une tierce
ce n’est pas le symbole qui exige le signe/l’évidence du signe suscite le symbole
la technique est un flux/la grille se métamorphose/la peinture ne connaît pas le corps/la peinture ne connaît pas l’espace/la peinture ne connaît pas le dogme/le Vide devient le vide/ le souffle devient le souffle/voici/la liberté insolente/crée l’unanimité du signe
(Nemours 10 janvier 1986)
Traces au milieu du Vide
Face à l’expérience de la peinture comme révélation, ou plutôt suite à une révélation de la Forme de l’Univers engendrant la Nécessité de la Peinture - comme les calligraphes japonais pouvaient avoir le souci d’effleurer la page d’un minimum de matière pour dire l’Evénement/Trace au milieu du Vide, Aurélie Nemours a su trouver des mots d’effleurement pour faire résonner la Pratique. Pratique d’un Maître à son tour. Maître de la multiplicité disant l’Un, de l’entame disant l’Unicité, de l’éclatement pour dire la Fusion, du Point pour dire l’Infini… Elle a osé sortir du discours, entrer dans l’instantané de l’éprouvé, pour montrer la voie d’une pratique qui est un abandon. Après que tout métier, toute justesse, toute virtuosité, toute intelligence, aient été dépassées.
Haïti ô Erzulie
Jusqu’au point de se faire le chantre d’une autre pratique, celle, en Haïti, de chants extraits de la poétique du pays, tradition orale, cris des rues, contes, chants de travail, chants à danser, chants rituels, prières… après consultation de maints ouvrages, et recueil d’un patrimoine de chants illustrés par cent deux photographies de la vie paysanne en Haïti. Il s’agit, en 1975, d’un livre intitulé « haïti ô erzulie », aux éditions de la tour (sans majuscules). Un chef-d’œuvre, comme le reste. Elle dit dans son avant-propos, toujours sans majuscules : « les textes portés en légendes près des photographies ont été patiemment relevés depuis quelques années par des ethnologues et des poètes. Nous avons tenté l’approche image-parole, nous avons procédé par touches, recueillant la parole dans une exceptionnelle tradition, l’image dans l’humble journée. Les racines africaines, indiennes et françaises transplantées ont épanoui une innocence première, une palpitation cosmique étrange. La douleur s’est transfigurée en nostalgiques visages, en royales démarches, en fierté quelque peu farouche. erzulie, déesse de la mer est aussi le nom donné à beaucoup de femmes d’Haïti. Nous avons connu erzulie dans les instants de sa vie. Voulez-vous accepter que ce livre de jeunesse, d’amour, de chant et de mort soit dédié à l’âme d’erzulie ».
Et ce qu’elle appelle son introduction, avec l’exergue : tout accueil toute miséricorde, est un texte d’une force tellurique, d’une sensibilité, d’une présence au monde et à son caractère d’altérité, d’une proximité à la jouissance des saveurs, des musiques, des corps, magnifique chez cette ascète. Un texte éblouissant sur l’éblouissement, un texte à la hauteur de Césaire, de Saint-John Perse, un texte dont voici le début :
erzulie
erzulie peut se vêtir du soleil et de la lune/erzulie est l’esprit du feu/sirène baleine et maîtresse erzulie marchent ensemble sur la mer/ erzulie est le mystère féminin dont la jeunesse connut une faute/elle est à la croisée des possibles/elle est au centre de l’initiation, elle est génératrice/ erzulie terrasse la mort/
l’île une manière d’alleluia/
le gros œuvre se pose/de pyrites en bitumes/de sels en métaux/de silex en opale/atteindrons nous l’aile/de granits en azur/de lacs en sources/de règnes en règnes/
il arrive que le vent de mer rencontre le vent de terre, ouragan/il arrive que l’on assiste au voyage des vapeurs, saison des pluies/ les rochers se dépouillent de leur croûte de terre/, les plaines s’abreuvent, quelquefois mort apparente de la mer, foudre./ ciel trop pur air trop sec, les animaux se figent tremblement de terre/feu, feu ruine, feu mère./ et l’apparition des plages inviolées comme les visages d’erzulie/ comme les trois étoiles du triangle./ ils font le point à l’heure où l’horizon s’allume,/ déjà les pollens montent, la transparence éteint les luminaires,/ le rivage de l’île est blond./
les forêts/
candélabres, indigo, palma christi/
les acajous les pieds de grenade les flamboyants. lui palmier./ chaque bananier meurt après le don du fruit. mabouya et/ z’andolite lézards musiciens. voici l’oiseau de paradis./ le cocotier toise les peuples, cachimans à terre, scarabées, toi couleuvre. et vers l’étang saumâtre, caïmans et colibris,/ luxe des papillons./ voici femme feuilles. »
Aurélie Nemours, l’immensité…
Et, pour revenir à sa présence galerie Alexandre de la Salle dans une bonne dizaine d’expositions, les deux fois où elle fut associée en duo à Carmelo Arden Quin (1988 et 1998) furent des événements d’une grande pertinence, eu égard au fait que dès leur arrivée, fin des années 40, dans les hauts-lieux de l’art contemporain parisien, ces deux génies avaient hanté sans le savoir ces mêmes lieux : Salon des Réalités Nouvelles, Galerie Colette Allendy, Galerie Denise René, plus tard le Musée de Pontoise, et tant d’autres musées par la suite, tant d’autres lieux amoureux de la géométrie, en Europe et dans le monde…