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Art et argent

La plasticienne Sheila Reid, en dehors de la beauté de ses objets, a apporté une réflexion sur le rapport à l’art et au monde de l’art qui a intéressé les galeries et musées américains, au point qu’il lui fut demandé d’en faire un livre : « Art without Rejection ».

Le rapport de l’art à l’argent vu par Sheila Reid

Sheila Reid derrière une de ses œuvres © AM

Aux Etats-Unis où elle est née, dès les Beaux-Arts son travail rencontre un succès immédiat. En 1973, elle part vivre à Milan, où elle crée ses « Reliefs Paintings ». Des amis (il s’agit de Cerruti le couturier, de Gae Aulenti l’architecte, de Franco Maria Ricci l’éditeur, etc.) inscrivent sa première pièce dans un concours, elle gagne un prix. Les Milanais aiment son travail, l’achètent, elle expose au Palazzo Arengario (Milan). « Au début j’ai vendu beaucoup de peintures, mais très vite il m’a semblé que je m’éloignais de ma trajectoire, en travaillant dans le sens de ce que les gens aimaient ».
Elle interrompt ce travail et, en 1974, commence ces « Soft Patterns » dont elle a eu une sorte de vision ! Cette fois, les collectionneurs, décontenancés, n’achètent plus. Sauf Vicky Rémi, rencontrée à Saint-Tropez dans sa boutique « Chose », et qui tombe en arrêt devant des soft patterns. Vicky Rémi - mécène qui offrira sa collection au Musée de Saint-Etienne et finira dans un monastère bouddhiste - achète à Sheila un cylindre blanc présent aujourd’hui à Saint-Etienne.

Pour l’exposition du Palazzo Arengario, Pierre Restany avait écrit (extrait) : « … La ville l’a (Sheila Reid) prise au piège de sa technologie et le piège s’est révélé le déclencheur du langage. Les ormes de plastique qui sont à la base des structures les plus diversifiées de notre environnement industriel et urbain constituent les éléments de son lexique visuel… ».

Mais comment vivre, lorsque les recherches picturales étonnent plus qu’elles ne rassurent les collectionneurs ? En gagnant sa vie autrement. A Milan, les Borromée, et Albini, Etro, Marina Ferrari demandent à Sheila des dessins de tissus pour leurs maisons de couture… Elle travaille pour eux tout en habitant l’Autriche. Puis ce sera Beaulieu, Paris où elle expose au Grand Palais, au Musée du Luxembourg… En 1983, décidant de se montrer aux Etats-Unis, elle envoie à une quarantaine de musées et galeries une plaquette sur son travail, et une lettre proposant une exposition itinérante.
Trente-trois sont partants, elle en élimine dix. Le « Tour of America » commence, un peu sponsorisé. Lorsque cela se présente, Sheila vend ses œuvres. Mais, dit-elle, durant la tournée, la question du rapport aux institutions se fait encore plus aiguë. Elle en parle dans les conférences de presse, à l’Université, dans les musées, où les conservateurs, galeristes, professeurs sont intéressés par son approche, stupéfaits qu’elle ait refusé des expos. Cela signifiait, explique-elle, que c’était l’artiste qui décidait, et personne d’autre. On lui propose d’écrire un livre sur le sujet, pendant des années, elle étudie des autobiographies d’artistes (entre autres Tapiès, Hockney, Duchamp, Judd, Beuys, Johns, Appel, Matisse, Mondrian, Picasso, Henry Miller, Kandinsky, Newman, Grosz, De Kooning), pour voir comment, eux, ont résolu la question… Cela donne « Art without Rejection » (aux Rush Editions, 1993), réflexion sur le pouvoir que la société peut exercer sur la création, et d’abord par l’argent.

Après le « Tour of America », elle continue d’envoyer des œuvres à de grands musées ravis d’expérimenter le fait de laisser le public emporter les œuvres, et exprimer par lettre ce que l’on ressent quand l’œuvre est offerte. Une caméra filme la disparition des œuvres, une par une, jusqu’au vide. Les lettres feront partie d’une autre expo.

Œuvre de Sheila Reid © AM

Après la réception par le Musée Guggenheim de 140 pièces de la série Hiéroglyphics (don des collectionneurs Mr et Mme Simkins), une galeriste new-yorkaise propose à Sheila Reid de promouvoir son œuvre, mais il lui faut habiter Soho, « réorganiser toute sa vie », et Sheila craint à nouveau l’irruption des acheteurs, critiques d’art, elle refuse. Tout le monde est « fâché contre elle », même Diane Waldman (du Guggenheim), qui aime beaucoup son travail, lui écrit une lettre dans ce sens. « C’était pour me protéger, dit Sheila, je ne pouvais pas travailler au milieu de l’agitation ». Rentrée en Europe, elle crée des structures gigantesques, tout un travail dont elle est contente, qui seront exposées dans divers endroits prestigieux, elle appelle cela une évolution « naturelle ».

Œuvre de Sheila Reid © AM

J’en étais là quand récemment j’apprends que Sheila désire à nouveau vendre. Je vais l’interroger.

Et sa réponse rejoint l’inquiétude – connue – de bon nombre d’artistes d’une certaine génération sur le thème : « que deviendra mon œuvre après moi ? ».
Sheila m’explique que les musées lui sont toujours apparus comme le meilleur endroit pour la survie des œuvres, mais qu’ils n’ont plus de place. Alors si des collectionneurs paient pour l’acquisition de ses œuvres, ce sera la preuve qu’ils les aiment vraiment. Ainsi « les œuvres seront dans de bonnes mains ».
Le grand détour de Sheila Reid aboutit donc à cette chose immémoriale : l’échange. Echange qui a fondé la civilisation, en fondant la notion de valeur. De sens, pourquoi pas ? L’Histoire des humains s’est construite ainsi, et l’histoire de l’art, même au temps des tailleurs de pierre payés comme artisans, et qui gravaient leurs initiales dans un coin de bloc de calcaire, pour dire : j’existe.

Mais que voulait préserver Sheila ? Un bout de réponse se trouve dans le n° de mars-avril 1995 de la revue « Psy-Spi » créée par Frédéric Mantel, et qui a pour thème « Argent ? Etre ou Avoir ? ». Un passage de « Art without Rejection » y est cité : « Avez vous déjà ressenti un soudain éveil lorsque ce que vous venez de créer est vraiment bon ? L’intérieur de nous même devient soudain vivant. Cette expérience tellement exaltante est le réel succès pour lequel un grand artiste travaille car il ne vient que lorsque l’œuvre est très bonne. Vous pouvez avoir tous les signes extérieurs de succès imaginables, mais si cet état de grande force intérieure ne se produit pas, vous ne vous sentirez pas entièrement satisfait. Sans même savoir pourquoi. (...) Nous ne travaillons pas pour la reconnaissance ou la bonne opinion des autres. Nous créons parce qu’une force intérieure nous y pousse, parce que nous ne pourrions pas vivre sans et parce qu’ainsi notre vie devient enrichissement et plénitude. Négligeons ce qui est de peu d’importance. Prenons notre plaisir et apprécions le moment du travail. Ces moments extraordinaires d’éveil lumineux, où tout notre être s’éveille, sont notre récompense. (Sheila Reid, Art without Rejection)

Etre ou avoir ?

Dans ce même numéro, j’avais cité J.P.Vernant : « La monnaie au sens propre, monnaie titrée, estampillée, garantie par l’Etat, est une invention grecque du VIIe siècle. Elle a joué sur toute une série de plans, un rôle révolutionnaire. (…) Si l’argent fait l’homme, si l’homme est désir insatiable de richesse, c’est toute l’image traditionnelle de Parété, de l’excellence humaine, qui se trouve mise en question. Et la monnaie stricto sensu n’est plus comme en Orient un lingot de métal précieux qu’on troque contre toute espèce de marchandise parce qu’il offre l’avantage de se conserver intact et de circuler aisément, elle est devenue un signe social, l’équivalent et la mesure universelle de la valeur. L’usage général de la monnaie titrée conduit à dégager une notion nouvelle, positive, quantifiée, et abstraite de la valeur (J.P. Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs).

Œuvre de Sheila Reid © AM

Rêve d’un retour au paradis

Mais avec son « verso », le rêve de l’absence d’argent qui est le rêve d’un retour au paradis, c’est-à-dire de la dissolution du Sujet, de la fusion première, le rêve d’un retour à la fusion est inextinguible : « Les hommes de la race d’or apparaissent sans ambiguïté comme des Royaux, « basiléis » qui ignorent toute forme d’activité extérieure au domaine de la souveraineté. Ils ne connaissent pas la guerre, ni le labeur, la terre produisant « spontanément » des biens sans nombre ». C’est ce que dit, sur les « Travaux et les jours » d’Hésiode (- 8e siècle), J.P. Vernant (idem).

En guise de controverse : Jean Mas entre l’Or (de l’Ecole de Nice), et l’Argent.
Au cours de Performas hilarantes, Jean Mas a souvent légitimé le rôle de l’argent dans l’établissement de l’art, cette attitude étant beaucoup plus sérieuse qu’il n’y paraît évidemment. Il a eu la gentillesse d’écrire le texte ci-dessous spécialement pour ce numéro d’Art Côte d’Azur.

J’aime et j’attaque : le Don (1)

L’or et le bleu sont de même nature, le troc est possible
(Yves Klein)
Le Don implique à minima la reconnaissance de celui qui reçoit, en l’occurrence il s’agit de prendre place dans un Musée, lieu qui par excellence pérennise une œuvre en l’inscrivant dans le temps, une histoire. Au musée dans le jeu d’une partie qui se joue à quatre (2), l’artiste est la carte qui les vaut toutes, une sorte de joker qui lui assure la possibilité d’une bonne circulation. Il la joue en se jouant lui-même des règles propres à lui assurer une reconnaissance, car évidemment on ne naît pas artiste on le devient (on a Beau voir mais cela ne suffit pas !)
Il circule donc de main en main avec une valeur toute relative qui s’accroît avec les atouts des partenaires. Chacun doit trouver son compte dans la banque de l’art (artgent) il ne peut que s’accroître car le placement que constitue le « lieu » est garant sur le long terme.

Au-delà de la valeur d’usage et d’échange que peut recouvrir l’œuvre d’art, sa finalité sans fin lui confère valeur d’absolu et lui permet d’être à et de toutes les places. Elle est la monnaie, l’âme au nez qui disserte sur le simulacre de la valeur qu’elle entretient. Ainsi le « vau rien » de tout début s’engage dans un tour « vau tour » d’un credo qui ne peut que l’assurer d’un retour sur investissement ! En termes de marché, tu vaux ce que tu vaux. Mais avoir le Don de l’art c’est être doué pour faire entendre à une engeance qu’un vaut mieux que deux tu l’aura ! Puisque l’aura de l’Art accompagne le Don (3) comme le fleuve tranquille de la courtoisie !
Il n’y a pas d’en-soi de l’art (4), mai un pour-soi qui dynamise la relation au monde en générant la vie artistique par tout ce qui a lieu et « tient le lieu de l’art », ce sont les faits et non les choses (5) qui armaturent le cadre de l’art. Ici le don appartient à une gestuelle qui par son fait génère une valeur à la chose. Mais une valeur toute relative qui ne « prendra » son prix qu’avec la mesure d’un échange. D’une certaine façon l’art résulte d’une tentative d’adéquation des faits et des choses, seul l’échange symbolique « argent » assure le lien tenu par le leurre que nous concède le monnayable. Le don ne fait pas impasse sur une estimation de la chose (l’œuvre), il la constitue comme réserve qui a un « certain prix ». Mes prix s’affichent sans mépris pour une surenchère que feindrait d’ignorer le Don… (Jean Mas)

(1) Dans le contexte artistique
(2) L’artiste, le galeriste critique, le collectionneur, le musée
(3) Don, fleuve de l’URSS et titre.
(4) Notion Sartrienne
(5) Wittgensteinienne.

Artiste(s)

France DELVILLE

Ecrivain, critique d’art, auteur de monographies, catalogues de musées et galeries, Livres d’arts, Contribution aux revues Go, Kanal, Alias, Caute/Hors,Lieux, Psy Spi (Editions Fiat Lux), Contribution aux journaux Art. Thèmes , Art Jonction Le Journal 1997, Le Patriote, traductrice (Le Nid (…)

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