André Breton comme détecteur de « drames de toute acuité » ?
André Breton comme détecteur de « drames de toute acuité » ?
Les lectures des « Lettres de guerre » de Jacques Vaché se sont faites de manière emblématique sous un tableau d’Yves Laloy, autre « trouvaille » d’André Breton, et contestataire jusqu’au bout. Sa devise fut : « Le mal est mon seul bien ».
Yves Laloy, né le 13 juin 1920 à Rennes, est d’abord architecte, mais, incapable de faire des concessions, des compromis esthétiques, refuse de collaborer à toute commande. La peinture l’intéresse davantage. André Breton le découvre, le désigne comme sa dernière découverte, et choisit « Les petits poissons verts, les petits poissons rouges » pour décorer la jaquette de son livre « Le Surréalisme et la peinture ». En dépit de l’encouragement d’André Breton et la participation à maintes expositions surréalistes, l’œuvre de Laloy reste méconnue, car celui ci ne montre aucun intérêt pour le marché de l’art. Dès 1971 Yves Laloy se retire à Cancale, pêchant en haute mer, cultivant son jardin pour se nourrir, écrivant 1300 pages d’une théorie esthétique, peignant des objets trouvés au bord de la mer, des outils
Yves Laloy par André Breton
André Breton est l’auteur de l’un des textes du catalogue d’Yves Laloy édité par la Galerie Miklos von Bartha « Œuvres et objets entre 1948 et 1986 ». Le voici :
« L’arc en ciel à tête humaine qui cerne les admirables tableaux de sable des Indiens Navajo de l’Arizona semble présider à la création de l’œuvre d’Yves Laloy. Alors, toutefois, que de tels tableaux, exécutés en un jour, doivent être effacés au coucher du soleil, c’est merveille qu’avant leur inévitable et prompte dispersion, les siens puissent être aujourd’hui rassemblés.
C’est d’abord que l’œil mieux que par lui n’a jamais été induit à jouir et à nous faire jouir de l’ambiguïté de ses pouvoirs. On avait cru longtemps y mettre bon ordre en dressant cet œil, sinon à reconnaître et faire reconnaître en tout et pour tout le monde extérieur, du moins à y puiser toutes ses références (la Gaule, surtout de l’ouest et du nord, exceptée). Lorsque, encore très près de nous, on en est venu à secouer cette servitude pour donner le pas, sur la perception physique, à la représentation mentale, au moins dans le domaine de l’art abstrait le plus rigoureux de nouveaux risques de frustration sont apparus. La plénitude à retrouver, conjuguant l’appel à toutes les ressources de l’œil, exige de l’artiste l’équivalent profane de la vision tout à la fois imaginative et sensorielle d’une Thérèse d’Avila, révérée d’Yves Laloy.
Alors qu’une composition de Kandinsky répond à des ambitions symphoniques, un tableau de sable navajo relève avant tout de préoccupations cosmogoniques et tend à influencer, de manière propitiatoire, le cours de l’univers.
Le propre de l’œuvre d’Yves Laloy est de ne faire qu’une de ces deux démarches si distinctes. Ce qu’elle relate est un itinéraire dont il garde la clé, mais dont nous n’avons aucune peine à découvrir qu’il transcende l’expérience commune. Aux relations de l’âme humaine et du cosmos pourvoit ici sans cesse une aigrette étincelante et aimantée. De plus, l’irrésistible impulsion rythmique, qui lui donne essor et l’emporte infailliblement tout entière, suffit à imposer d’emblée sa grandeur.
Jamais si bien ne s’était vérifiée, au pied de la lettre, cette assertion que « l’espace plastique ne peut cesser d’être, à la fois, le reflet de notre conception mathématique des lois physiques de la matière et de l’ordre des valeurs sentimentales que nous voudrions voir triompher ». Issu d’une lignée d’architectes, c’est dans le cadre même de l’architecture, à laquelle Yves Laloy tenta de se vouer, qu’éclate sa dissidence. Sous le scintillement stellaire de chacune de ses toiles se décèle en profondeur une épure qui assigne, là encore, ses dimensions à l’édifice projeté, à cette différence près assurément capitale que la construction prend jour non plus sur le monde extérieur, mais intérieur. Qui voudra bien y réfléchir conviendra qu’une telle entreprise, exigeât elle une clairvoyance hors de pair, primerait en nécessité toutes les autres à une époque où, pour nous tous, c’est chaque jour la ville intérieure, déjà chancelante sur ses assises anciennes, qui est bombardée.
Une si haute gageure ne saurait être, on s’y attend bien, que le fait d’un solitaire. On pressent qu’une telle appréhension du monde, en dépit des fenêtres lumineuses qu’elle nous ouvre sur l’inconnu, doit s’offrir comme le fruit d’un drame de toute acuité. Je ne puis m’empêcher d’évoquer, au sujet d’Yves Laloy, la dernière page que l’on ait de son grand compatriote Jules Lequier : « Je vois un pays aride. Au milieu du pays, entouré de pierres et de cailloux, je vois un pin solitaire. Il est fouetté par le vent, par le vent de la mer... Sa tête est penchée, son tronc est rugueux, mais sous le tronc coule une résine rare, précieuse... Sa résine jette une lueur phosphorescente, mêlée à une fumée blanchâtre. Il faut qu’il prenne sa résine, qu’il la mette dans un moule, qu’il en fasse de la lumière... je vois une goutte de phosphore à l’extrémité d’une branche. La goutte de phosphore tombe et je vois à sa place une goutte de sang... La goutte de sang va tomber, si l’arbre étend sa branche ; elle ne tombera pas s’il la relève... Il faut dire à l’arbre de relever sa ... ») Sur ce dernier point de suspension s’achève le message de Lequier.
Comme sous la menace qui pèse sur ce texte, la sorte d’ultra monde que nous découvrent les toiles d’aspect géométrique d’Yves Laloy le cède parfois, dans d’autres toiles, à un infra monde, non moins le sien et qui ne saurait être moins précieux que le précédent, en tant qu’il nous dénude l’autre pôle de l’accumulateur. En cet infra-monde gravitent des êtres hybrides, participant essentiellement des céphalopodes et précipités dans un train d’ondes à croire que s’y raniment toutes les houles de Gavr’inis.
Aux confins de ces deux mondes qu’il n’a pu explorer, n’en doutons pas, qu’à ses grands risques et périls, une œuvre monumentale d’Yves Laloy me porterait à m’écrier : Enfin des fêtes ! Il s’agit du météore dit Le grand casque, explosion inespérée dans un ciel – le nôtre – qui ne diffère guère de celui que Mallarmé montre décoloré dans le Phénomène futur et en laquelle je n’hésite pas à voir le bouquet du feu d’artifice et la culmination de toutes les gloires. (André Breton)
On est passé là des explosions d’obus dont il faut, malgré tout, faire de l’UMOUR à des gerbes vues glorieuses par André Breton, celles d’Yves Laloy, dont il a compris que son contact avec la violence cosmique n’avait été sans laisser quelques ravines dans l’être du Rennois.
La lecture des Lettres de Jacques Vaché sous une œuvre d’un autre « prophète » aimé d’André Breton, Yves Laloy, menait tout naturellement à l’écoute du poème « Passionnément » de Ghérasim Luca, qu’André Breton découvrit au sein du groupe surréaliste roumain. Virgil Ierunca écrit, dans Le Dictionnaire général du Surréalisme (PUF) :
Ghérasim LUCA est né en 1913 à Bucarest. Il débute dans la revue Alge en 1930 et collabore ensuite à Muci, Unu, Cuvântul liber, Meridian, etc. En 1933, il publie son premier livre, Roman de dragoste, collection « Alge ». Mais Ghérasim Luca s’affirme surtout après 1944 au sein du nouveau groupe surréaliste qu’il crée avec D. Trost, Paul Pâun, Gellu Naum et Virgil Teodorescu. Le dynamisme de ce groupe attire l’attention d’André Breton, à la suite d’une sorte de manifeste publié en 1945 par G. L. et Trost : La dialectique de la dialectique, qui s’adresse « à nos amis surréalistes, dispersés dans le monde entier ». Ce manifeste s’élève contre un certain « maniérisme surréaliste » afin de redonner une vigueur nouvelle au mouvement : « Le surréalisme ne peut exister que dans une opposition continuelle envers le monde entier et envers lui même, dans cette négation de la négation dirigé par le délire le plus inexprimable, et cela sans perdre, bien entendu, un aspect ou un autre de son pouvoir révolutionnaire immédiat ».
Après un livre publié en un seul exemplaire, orné de 944 plumes d’acier, Quantitativement aimée (1944), Ghérasim Luca fait paraître en 1945 « Le vampire passif », par lequel l’objet conquiert des pouvoirs inédits dans la mythologie surréaliste. Au centre du même espace merveilleux des objets, il dévoile le projet « beau » et « ténébreux » de « l’objectanalyse » (« interprétation de quelques objets dans un état de léger somnambu¬lisme provoqué par eux »), il expose (Moartea moarta, 1945) cinq « tentatives de suicide non œdipiennes », introduit dans la « cuboma¬nie » un type de collage « non œdipien », invente de « nouveaux dé¬sirs » (Amphitrite, 1947) et se livre à une quête de l’amour grâce à une a dialectique de l’Autre et du Même.
Ce fut la dernière manifestation de liberté avant l’intronisation du réalisme socialiste : à partir de 1948, le groupe surréaliste se voit réduit au silence. Jusqu’en 1952, lorsqu’il réussit à quitter la Roumanie pour s’établir à Paris, Ghérasim Luca ne petit rien publier. Il prend sa revanche en France, où il retrouve la rage de la parole « exposée », les rituels ininterrompus du poétique « méta mental ». Gilles Deleuze a dit : Le plus grand poète français, mais justement il est d’origine roumaine, c’est Ghérasim Luca : il a inventé ce bégaiement qui n’est pas celui d’une parole, mais celui du langage lui même » (Gilles Deleuze).
La Galerie Alexandre de la Salle a exposé Ghérasim Luca, a exposé Yves Laloy, et a exposé Robert Tatin, très aimé de Breton également. A la fin de la séance du 14 décembre 1995, Alexandre de la Salle lut la lettre d’André Breton à Robert Tatin : « Très cher Robert Tatin. … Il y a dans tout ce que tu dis comme dans tout ce que tu peins ou sculptes, quelque chose qui vient du plus loin possible à ma rencontre, qui me concerne à coup sûr au premier chef et me rend sensible aux moindres inflexions de ta voix. Par cet autre très lieu qu’est pour moi la Porte Beucheresse, d’où retentissent à mon oreille deux pas des plus chers parmi les illustres, c’est toi qui t’avances maintenant, et l’on dirait bien que c’est à toi qu’ils ont transmis la charge de réveiller après eux toutes les Dames des Fontaines de Vie. (André Breton)