Présentée comme un « programme d’habitation destiné à l’homme moderne », selon Pierre-Antoine Gatier, architecte en chef des Monuments historiques et maître d’œuvre du projet de restauration, la villa E 1027 est une maison de villégiature typique des années 1920-1930. Conçue par la décoratrice et architecte irlandaise Eileen Gray (1878-1976) pour son ami Jean Badovici (1893-1956) qui cherchait un site où s’installer entre Menton et Saint-Tropez pour les vacances, elle est bâtie sur un terrain en forte pente, face à la mer, dans l’anse que dessinent la plage du Buze et le Cap. Un site inaccessible en voiture, avec un cheminement particulier entre des escaliers pour y parvenir… Bref, une maison qui se mérite. Première œuvre architecturale de cette artiste, la villa va demander quatre ans de construction, entre 1926 et 1929. Son appellation mystérieuse est en fait un nom à clé surréaliste : E pour Eileen, 10 pour le J (dixième lettre de l’alphabet) de Jean, 2 pour Badovici et 7 pour Gray.
Fidèle aux théories de Le Corbusier, elle respecte les cinq points de l’Architecture Moderne : pilotis, toit-terrasse, fenêtre en longueur, plan libre et façade libre. Elle compose à merveille avec le site en terrasse. D’une surface de 160 m2, elle comporte un étage de soubassement et un rez-de-chaussée surélevé. Mais elle fait également la part belle au confort intérieur et au bien-être des habitants. L’aménagement intérieur et le mobilier sont réalisés dans des matériaux modernes (celluloïd, câble acier et tendeurs, fibro-ciment, aluminium et tôle ondulée ripolinée), selon les dessins d’Eileen Gray.
L’architecte invente et réinvente sans cesse, réinterprète tout, géométrise, en tendant vers une abstraction formelle. Toutefois, elle n’oublie pas l’aspect fonctionnel des objets. Chaque détail de la maison exprime le désir intense de concilier les principes esthétiques et les besoins vitaux de l’homme. Malheureusement, ce mobilier a été en grande partie dispersé. La restauration comportera donc des copies à l’identique. Comme d’autres architectes de son époque, Eileen Gray effectuait des recherches sur l’habitat minimal. Et si E 1027 comporte de faibles dimensions, elle n’en offre pas moins une multitudes d’espaces et une grande indépendance entre chaque pièce, permettant de pratiquer plusieurs activités en même temps.
Les fresques de la discorde
L’inspiration navale est présente partout, que ce soit avec la fantasque pergola de la terrasse, bâchée comme un ponton, avec les échelles d’accès dessinées comme des passerelles, avec la grande carte marine accrochée au mur ou plus encore avec les tapis aux motifs géométriques maritimes. Le tout donnant à l’édifice une impression de mouvement.
Le Corbusier, ami de Jean Bodovici, vient souvent séjourner à la villa, ainsi que d’autres artistes de l’époque. Eileen Gray s’éloigne peu à peu de cette agitation et part construire, en 1932, un autre chef d’œuvre architectural, non loin de là, à Castellar, qu’elle appellera « Tempe e Pailla ». En 1938, Le Corbusier décide de peindre huit fresques sur les murs intérieurs et extérieurs de la villa E 1027. Eileen Gray, qui n’a pas été mise au courant, en veut au célèbre architecte pour ce qu’elle considère comme une intrusion dans sa maison. C’est suite à cette brouille que Le Corbusier ira construire son Cabanon, à côté de la guinguette L’Etoile de mer, et les cinq unités de camping.
Seules cinq fresques sont encore visibles aujourd’hui, malgré les restaurations qui ont déjà été effectuées. En août 1949, Le Corbusier se trouve à Roquebrune-Cap-Martin pour travailler au « plan Bogota ». A cette occasion, il entreprend la première restauration de ses peintures. Une deuxième restauration semble avoir été effectuée par Le Corbusier pour Madame Schelbert, l’une de ses mécènes qui devient propriétaire de la villa en 1960, après le décès de Jean Badovici. Cependant, la date de 1962 est reportée par l’architecte uniquement sur la peinture du coin salle à manger. Les problèmes d’infiltration, existant depuis l’origine, pourraient expliquer que cette peinture ait fait l’objet de deux restaurations.
Répétition de thèmes
Madame Schelbert fait réaliser la dernière campagne de restauration, entre 1977 et 1978. Toutefois, on reprochera à cette opération des reprises trop importantes sur l’œuvre originale, certaines allant jusqu’à masquer les originaux derrière les contre-murs, comme les peintures au trait de la terrasse sous les pilotis, sur lesquelles a été rapportée une copie. Ces peintures n’ont pas été conçues pour cette villa. Conformément à sa démarche picturale, Le Corbusier a adapté des sujets et compositions sur lesquels il travaillait de manière permanente. Ainsi, sur la peinture de l’entrée, on trouve, en partie basse, une femme et un volet et, en partie haute, un accordéon. Les deux parties de la peinture sont séparées par une baguette en bois clouée au mur et peinte avec l’inscription d’Eileen Gray « entrez lentement », à droite pour les invités (à gauche, l’entrée de la domestique porte l’inscription « sens interdit »). Dans les peintures restituées sous les pilotis, on observe des galets et des personnages entrelacés.
De nombreux dessins représentant deux ou trois figures entrelacées sont présents parmi les croquis des archives de la Fondation Le Corbusier. La peinture du coin salle à manger représente une femme (danseuse) avec spirale (musicale). Plusieurs croquis antérieurs avec la même composition ou des détails de la forme dite danseuse, de la porte et des instruments de musiques existent et sont également conservés à la Fondation Le Corbusier. Il est d’ailleurs amusant de noter que si Le Corbusier a peint des portes, Eileen Gray ne voulait pas les voir, car, pour elle, elles ne font pas partie de l’architecture… Elle les cachait donc derrière des désaxés, des murs ou des meubles.
Madame Schelbert maintiendra la maison et son mobilier en relativement bon état jusqu’à sa mort au début des années 80. Son médecin personnel occupera ensuite les lieux jusqu’en 1996. Mais n’ayant pas les moyens d’entretenir la maison, il vend aux enchères l’ensemble du mobilier et laisse la maison se dégrader.
A l’abandon, squattée, tagguée, la maison a été classée en urgence aux Monuments historiques en 2000, moment où il a été décidé qu’il était temps de faire revivre ce site prestigieux.